L’IÉSEG et RSE : causes communes

«C’est une école où la dimension humaine, sociale et sociétale est super-poussée », nous déclare Bernard Coulaty, DRH pendant une trentane d’années et aujourd’hui reconverti dans le consulting et l’enseignement, pour nous expliquer son choix de rejoindre l’IÉSEG en 2020. « Mais ce n’est pas seulement pour la prise en compte des enjeux RH et RSE, c’est aussi parce que le statut associatif et non lucratif de l’école lui confère des valeurs particulières, et les deux sont liés. La stratégie RSE de l’école vient des dirigeants et de leurs convictions personnelles, elle est ancrée depuis longtemps. Les stratégies RSE sont plus effectives dans les organisations ayant une vision à long terme avec de vraies valeurs de responsabilité et d’engagement, c’est beaucoup plus facile à implémenter dans ces ce type de culture. Concernant l’IÉSEG, il y a un écosystème culturel autour de l’école qui montre que c’est assez authentique et sincère. »

La stratégie RSE de l’IÉSEG s’articule autour de deux points principaux : « Il y a à la fois l’établissement IÉSEG, qui réunit le personnel enseignant et administratif, sur deux campus à Lille et à Paris, où beaucoup de choses sont faites. Et puis il y a le cursus académique en tant que tel et donc les cours dispensés aux étudiants :  les enseignements RSE sont incessants sur les cinq années du cursus, dans une approche interdisciplinaire, on ne lâche pas un instant nos étudiants sur le sujet et ils savent que nous formons des changemakers ! » Ainsi, dans le cadre du Plan Transition 2026, 100 % du personnel de l’IESEG est formé pendant dix-huit mois aux enjeux de la RSE, à travers différents modules. Et tous participent à la construction de cette stratégie, à travers des groupes de travail : « J’ai été très impressionné de voir cela dans une grande école, je ne m’y attendais pas. Cela donne une ambiance, une coloration et un engagement des collaborateurs que je trouve assez exceptionnels. »

La formation des étudiants à la RSE est également devenue un pilier de l’école, qui attire de nombreux candidats : « C’est rare qu’ils ne citent pas cet aspect changemaker quand ils postulent. Cela commence au niveau du Bachelor et se poursuit jusqu’au niveau du Mastère. Pendant cinq ans, il n’y a pas une année sans focus sur ces enjeux sociétaux. » La RSE occupe aussi une place importante dans le nouveau Mastère spécialisé « Direction Transformation et Développement Humain », que Bernard Coulaty dirige depuis la rentrée, et où ses participants, au profil expérimenté, collaborent avec des étudiants du Programme Grande École sur divers ateliers intergénérationnels : « La RSE n’est pas un sujet laissé aux jeunes, c’est un sujet intergénérationnel : il faut aussi créer du lien à travers cet enjeu. »

Quand le climat dessine sa fresque en entreprise

Lorsqu’il pense La Fresque du climat, en 2018, le Nantais Cédric Ringenbach, ingénieur, conférencier et enseignant spécialisé dans le changement climatique, se donne un objectif ambitieux : accélérer la compréhension des enjeux climatiques au niveau mondial pour contribuer à déclencher les bascules nécessaires à la préservation de la planète et du vivant. S’appuyant sur le postulat que « pour agir, il faut comprendre », il conçoit un jeu de cartes pédagogique, nourri d’informations scientifiques vulgarisées du Giec (Groupe international des experts pour le climat), pour inviter les « joueurs » à dessiner ensemble, durant trois heures, un cheminement graphique qui part du problème, expose ses causes et dégage des solutions et des pistes d’action générées de façon collective par les participants eux-mêmes. Cinq ans plus tard, 1 million de personnes, citoyens lambda, étudiants ou encore organisations et entreprises, ont participé à ce jeu climatique pédagogique et ludique colporté dans 130 pays. La part des entreprises représente à elle seule près de 35 % des participants.

« Une claque » fédératrice

« Dès ses débuts, La Fresque du climat a été sollicitée par les entreprises qui ont des stratégies de développement durable. Elle est perçue comme un outil de référence qui permet aux collaborateurs de s’approprier le défi de l’urgence climatique », expose Thomas Dayraud, directeur offres et programme au sein de l’association La Fresque du climat. Une sensibilisation « choc » qui fait l’effet « d’une claque » et qui a le don de provoquer l’effet recherché par les dirigeants. « Pour s’inscrire dans la transition, les entreprises ont besoin d’embarquer leur staff et leurs collaborateurs avec elles pour les informer des changements qu’elles vont mettre en place, mais aussi les impliquer. C’est une étape essentielle. » EDF, Decathlon, La Poste, Saint-Gobain, Airbus… Autant de groupes qui l’ont compris. Les deux premiers ont ainsi formé quelque 70 000 de leurs collaborateurs aux enjeux climatiques par le biais de La Fresque du climat, sur un rythme moyen d’une fresque animée par mois sur deux ans, en fonction de la taille de l’entreprise.

Des référents « fresqueurs » au sein de l’entreprise

Pour permettre un déploiement à grande échelle, l’association forme un collaborateur interne à l’entreprise qui devient l’animateur et le référent officiel Fresque du climat au sein de la structure. « Ces dynamiques permettent au jeu de pouvoir se déployer dans différents pays grâce aux branches internationales des groupes, comme Saint-Gobain, par exemple, qui a des équipes au Brésil », détaille Thomas Dayraud, précisant que 75 % des entreprises du CAC 40 ont aujourd’hui recours à cet outil pour impliquer leurs équipes dans la transition. « Chaque mois nous sommes sollicités par des centaines d’entreprises de toutes tailles, de plus en plus à l’international. En 2022, la proportion des demandes était de 90 % pour la France et de 10 % pour l’étranger. Cette année, on est à 80 % (20 % pour l’étranger). Dans les années à venir, la France ne sera plus qu’un pays parmi les autres », projette le responsable, dont l’association est aujourd’hui implantée en Suisse, au Royaume-Uni, en Espagne et en Belgique. Dans les mois et les années qui viennent, La Fresque du climat vise un déploiement massif de son dispositif dans d’autres pays (notamment aux États-Unis et au Canada), en renforçant l’outillage du jeu.

 

Trois questions à Emmanuel Delannoy, cocréateur de la Fresque de l’Économie régénératrice.

Comment l’idée de créer une Fresque autour de l’économie vous est-elle venue ?

L’idée était de concevoir une fresque tournée vers une économie qui inclue les grands principes de la permaculture. Soit une économie qui intègre les communs, c’est-à-dire tout ce dont l’entreprise bénéficie dans son fonctionnement mais qui ne lui appartient pas.

Quels sont les grands axes de cette fresque ?

Elle se déroule en quatre parties. La première vise à présenter les cycles de vie des produits et à démontrer que l’économie d’aujourd’hui n’est pas circulaire. La seconde, les systèmes dans lesquels l’entreprise s’insère, les communs sociaux et environnementaux. La troisième dresse un arbre des causes qui permet de soulever ce qui ne va pas dans l’économie actuelle et de mettre à jour le pourquoi. Enfin, la quatrième présente les piliers de l’économie régénératrice et ses intentions, ses référentiels et ses outils et méthodes, en se basant sur le principe du respect du vivant, en remettant les communs environnementaux, absents de l’économie actuelle, au centre.

Quel est l’objectif de cette fresque ?

Pour l’entreprise, elle est un premier pas vers la régénération. Le but est qu’elle lui donne l’envie de mettre en place ce type d’économie, alternative et complémentaire à l’économie capitalistique, dans son système de gouvernance et son modèle économique.

 

« Le monde d’après » : pour les salariés aussi ?

Chance et YouGov ont réalisé une étude sur les motivations des salariés après le confinement du printemps. 

63 % des sondés estiment que leur travail manque de sens. 75 % se déclarent motivés à l’idée de changer de travail s’ils
gagnent en équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle.

Les raisons de se reconvertir sont : la diminution du stress (66 %), la volonté de changer de région (41 %), le besoin de reconnaissance (72 %) chez les femmes, 64 % chez les hommes) et l’envie de se lancer de nouveaux défis (75 %).

Parmi les freins à la reconversion : on trouve l’âge (39 % chez les femmes et 35 % chez les hommes), la crainte de ne pas avoir l’expérience nécessaire (31 %) et le changement de rythme de travail (27 %).

L’Oréal : l’innovation sociale est un métier

Quand le monde de l’entreprise est ébranlé, le DRH est l’une des colonnes sur laquelle on s’appuie. Or, la complexité des tâches administratives peut reléguer au second plan le rôle «d’accompagnateur» du DRH, accompagnateur des transformations et de la performance collective. Est-ce aussi votre constat ?

Chez L’Oréal, nous sommes toujours dans l’anticipation. Depuis de nombreuses années, nous nous situons dans une transformation de la performance collective qui s’appuie sur une diversité des métiers RH. Et en ce qui concerne les tâches administratives, nous avons pris le chemin de la digitalisation depuis fort longtemps. Nous n’avons pas attendu la crise du Covid pour libérer toutes les forces vives, non seulement pour être au plus proche de nos collaborateurs mais aussi pour donner toute la valeur ajoutée que les ressources humaines peuvent apporter. Un exemple de la digitalisation de nos process : la signature électronique des contrats de travail et la génération automatique d’attestations en tout genre que le collaborateur peut obtenir grâce à une plateforme.

Et en ce qui concerne le recrutement ?

Il y a quelques années, nous avons lancé deux initiatives pilotes en nous appuyant sur l’intelligence artificielle, ce qui nous a permis de libérer les forces vives de nos recruteurs tout en répondant à nos objectifs d’efficacité et de diversité en matière de traitement des candidatures. Dans 15 pays du groupe, tout ce qui est présélection des CV se fait grâce à l’intelligence artificielle, tout comme les réponses que l’on peut apporter à des questions “génériques” des candidats, lors des premières phases.

Ces méthodes ne risquent-elles pas de vider le processus de recrutement de sa substance “humaine” ?

Non, au contraire, car nos recruteurs se focalisent désormais justement sur la détection des talents, les interactions avec le business, bref, tout ce qui est beaucoup plus spécifique. L’aspect qualitatif et humain du processus de recrutement est donc optimal et l’intelligence artificielle ne remplacera jamais le jugement humain, qui constitue le vrai savoir-faire de nos équipes de recrutement.

Parlez-nous de votre expertise en “innovations sociales”. En quoi votre poste est-il un partenaire stratégique auprès de la direction générale ?

C’est un poste important tout simplement parce que l’innovation sociale, dans le groupe, a toujours été au cœur de la stratégie de L’Oréal. Pour Eugène Schueller, le fondateur de notre groupe, “une entreprise, ce ne sont pas des murs et des machines mais des hommes, des hommes et encore des hommes”. Pour vous présenter une initiative que je connais bien, en 2013, le lancement du programme Share & Care a constitué une accélération majeure s’inscrivant parfaitement dans la tradition d’innovation sociale du groupe.

Son objectif était clair : mettre en place un socle commun de protection sociale pour tous les collaborateurs à travers le monde. Share & Care s’articule autour de quatre piliers : la santé physique et émotionnelle, la protection financière, l’équilibre vie professionnelle/vie privée, et l’environnement de travail.

À l’heure où le monde connaît des bouleversements qui remettent en question les attentes individuelles et collectives, votre politique d’innovation sociale est donc plus qu’une nécessité…

Effectivement. Elle s’appuie sur des principes en phase avec les problématiques actuelles : le caractère fondamental de la santé au travail, qu’elle soit physique ou mentale, qui va de pair avec la nécessité de donner du sens au travail ; l’importance de la protection sociale, qu’il s’agisse de la mutuelle ou de la prévoyance, et qui garantit sécurité et sérénité ; l’enjeu de l’équilibre vie professionnelle/vie privée et toutes les aspirations qui en découlent liées à la nouvelle vision du monde du travail, à ses nouveaux modèles, à la parentalité ; et enfin l’importance des environnements de travail, qui doivent continuer à se réinventer pour offrir un cadre inclusif et en phase avec les nouvelles façons de travailler.

L’Oréal ne pouvait poursuivre sa progression sans considérer la qualité de vie au travail de ses collaborateurs. Le “Être-bien au travail”, la signature en couverture de votre magazine me semble tout à fait bien adaptée pour définir la vision de notre programme “Share & Care”.

portrait de Martine Nicolas
Martine Nicolas, directrice générale des relations et de l’innovation sociales chez L’Oréal

On évoque souvent le sentiment de solitude que peuvent ressentir les DRH. Ceux-là même qui, aujourd’hui, doivent être sou- tenus dans leur fonction, surtout avec la montée en puissance des problématiques de motivation et de qualité de vie au travail au sens large, du stress et des risques psychosociaux… De quels outils disposez-vous pour accompagner vos collaborateurs et avec quelle amplitude ?

Nous avons de nombreux outils à notre disposition pour accompagner au mieux nos collaborateurs. Évoquons par exemple le sujet de la parentalité, cité précédemment. En 2020, nous avons étendu le congé coparent (père et tout nouveau parent) à six semaines rémunérées dans toutes les filiales du groupe, après avoir testé l’initiative dans certains pays pilotes en 2019.

Nous sommes également particulièrement attentifs aux individus et groupes au sein desquels les droits humains sont potentiellement plus exposés à des violations. Ainsi, en 2018, L’Oréal a lancé le programme “Une femme sur trois” ; c’est un réseau européen d’entreprises qui a pour mission de lutter contre les violences faites aux femmes, en sensibilisant le monde du travail aux violences domestiques.

En parallèle, en France, le groupe a lancé, avec 30 entreprises, un programme qu’on appelle “StopE” pour lutter contre le sexisme ordinaire en entreprise. Et, en 2019, nous avons soutenu l’adoption de la convention internationale de l’OIT (Organisation internationale du travail) contre les violences et le harcèlement dans le monde du travail.

Parlons du domaine des compétences. L’“innovation sociale” chez L’Oréal est portée par une offre de formation croissante basée sur l’“upskilling” et le “reskilling”. Le premier consiste à apprendre en continu au sein même de son entreprise. Le deuxième sert à recruter un candidat sur un poste même s’il ne possède pas encore les aptitudes nécessaires.

Je crois qu’il ne faut plus parler d’“évolution des métiers”, mais de “révolutions des métiers”. Il y a quelques années, un informaticien qui sortait de l’école avec des diplômes prestigieux n’avait nullement besoin de se perfectionner quelques années plus tard. Aujourd’hui, si. Quand on voit le changement permanent des métiers IT (Information Technologies), on doit être en accompagnement de ces métiers. Grâce à des plates-formes de formation, nous permettons et encourageons nos collaborateurs à développer leur employabilité. Tous les salariés de L’Oréal peuvent bénéficier de formations en e-learning via notre portail “MyLearning”.

Nous disposons de plus de 10 000 ressources. Un tableur de recherches vous permet d’identifier les formations les plus appropriées pour vous-même : formations techniques, formations en management, en développement personnel… D’ailleurs, depuis le début de la crise du Covid, nous avons vu une augmentation de l’intérêt de nos collaborateurs pour les sujets de bien-être, de relaxation, de sommeil, de nutrition… Les modules de formation aux “méthodes agiles” ont également été particulièrement plébiscités et utiles en cette période totalement inédite.

Quelles sont les compétences les plus recherchées par L’Oréal pour 2021-2022 ?

La crise que nous passons le prouve : l’agilité et la flexibilité sont les clés de demain. Les qualités humaines de souplesse et d’humilité seront les plus recherchées : savoir s’adapter, se remettre en question, savoir reconnaître que l’on ne sait pas tout. Et puis une compétence est absolument indispensable : c’est l’envie d’apprendre. C’est une soft skill cruciale : la curiosité, ne pas avoir peur de se tromper. Je dis toujours : “Si c’est pour se tromper, il faut se tromper vite”, pour avoir la capacité de rebondir.

C’est une donnée très importante aujourd’hui et surtout pour les générations accédant au marché de l’emploi en ce moment même : l’éthique. Les DRH doivent investir le champ de la responsabilité sociale et sociétale ?

Einstein disait : “Donner l’exemple n’est pas le principal moyen d’influencer les autres, c’est le seul moyen.” Sur le long terme, la transparence des discours ne peut passer que dans la sincérité de ce que vous êtes. L’éthique est au cœur de nos engagements. Nous avons l’ambition de devenir l’une des entreprises les plus exemplaires au monde. Intégrité, respect, courage et transparence : ce sont les principes que nous mettons en avant.

En 2019, L’Oréal a été désignée, pour la dixième fois, comme étant l’une des entreprises les plus éthiques du monde, par Ethisphere. De même, nous organisons un rendez-vous annuel autour de l’éthique appelé l’“Ethics Day”, et je ne le manquerais pour rien au monde ! Depuis plus de dix ans, notre PDG, Jean-Paul Agon, répond personnellement, en direct, aux questions éthiques des collaborateurs du monde entier, via un web-chat live totalement anonyme. C’est un grand moment de la vie de notre entreprise.

Cette force de la RSE attire-t-elle de nouveaux talents aujourd’hui et demain ?

Les jeunes générations attendent du respect de l’environnement, de la responsabilité sociale, une société qui respecte toutes les notions d’éthiques. Et ce sera encore plus vrai demain qu’hier. On le voit à travers différentes études que nous menons, L’Oréal est reconnue comme une entreprise attrayante pour les jeunes générations. Bien sûr, notre mission est la beauté, nos produits sont innovants et de qualité, mais ce qui compte dans la durée, ce sont nos valeurs sociétales.

Les entreprises qui grandissent deviennent souvent rigides et bureaucratiques. Faut-il inverser les tendances et mettre en place des systèmes, parfois expérimentaux, qui laissent la place à plus de souplesse et d’agilité ?

Chez L’Oréal, nous sommes guidés par un principe : “freedom within the frame”, c’est-à-dire que nous évoluons certes dans un cadre établi, mais au sein duquel nous avons beaucoup de liberté pour définir notre poste et nos fonctions. Et c’est cela aussi qui booste l’innovation des équipes. Si vous n’avez pas cette liberté autour de vous, vous ne pouvez pas être créatif. Et moi j’ai eu de la chance, depuis 30 ans dans le groupe, de jouir de cette liberté. Je suis donc très attachée à cette entreprise.

 

Voir aussi : Groupe CASINO : La force du discret

Les soft skills : atouts de demain

Depuis quelques année, le terme soft skills est entré dans le lexique du monde de l’entreprise. À l’opposé des hard skills, ou compétences techniques, ces “compétences douces” regroupent les qualités comportementales d’un candidat ou d’un employé, soit les savoir-être indispensables à sa bonne intégration dans l’organisation et à sa faculté à évoluer avec elle. Laure Bertrand, directrice Soft Skills et Transversalité à l’EMLV, les classe en quatre catégories : la connaissance de soi (la solidité personnelle, la gestion du stress et la compréhension de ses émotions), la relation avec l’autre (l’écoute, l’empathie et la capacité à coopérer et à convaincre), l’action (l’efficacité, la gestion du temps et la prise de décisions), et celles liées à la dimension cognitive (la créativité, l’ouverture d’esprit et la capacité d’apprendre à apprendre).

Dans un monde économique incertain et changeant, où les hard skills connaissent une obsolescence rapide et où la robotisation et l’intelligence artificielle prennent de plus en plus de place, les soft skills sont un facteur différenciateur, en raison de leur pérennité et de leur stabilité, mais aussi parce qu’elles font appel à des atouts que les machines ne maîtrisent pas. Ces compétences humaines ont-elles pour autant supplanté les compétences techniques aux yeux des DRH ? Selon Clément Meursault, recruteur chez Capgemini, une ESN, c’est effectivement le cas, puisque “les hard skills sont plus faciles à acquérir que les soft skills”.

Quelles sont les soft skills du moment ?
Parmi les soft skills principales des cadres, on trouve l’écoute, l’autonomie et la capacité à travailler en équipe, qualités que les dirigeants attendent également de leurs collaborateurs, en plus d’un haut degré de fiabilité. Certes, les soft skills les plus recherchées dépendent du secteur et du poste visé, et les qualités privilégiées ne seront pas les mêmes pour tel ou tel recruteur.

La crise sanitaire et économique invite encore plus fortement les employés à mettre en œuvre leurs qualités humaines pour s’adapter aux nouvelles méthodes de travail. L’autonomie reste ainsi l’une des soft skills les plus valorisées, puisqu’il faut savoir progresser dans ses projets à distance, et sans le retour constant de ses pairs et supérieurs. L’adaptabilité est également très précieuse, notamment dans un contexte fait de ruptures, car elle aide à faire face au changement dans un esprit constructif. La capacité à s’organiser et à gérer des projets est aussi très prisée, surtout pour mener des opérations transversales, regroupant des équipes différentes.

Avec des effectifs qui peuvent être réduits, la polyvalence et la curiosité font figure de qualités essentielles, permettant une plus grande réactivité. Enfin, la créativité compte encore parmi les soft skills les plus recherchées, surtout dans une période de crise où la capacité d’innovation fait la différence entre le développement et la disparition d’une société.

Savoir détecter et valoriser les soft skills

Alors qu’un tiers des recrutements échouent dès la première année et que les embauches seront de plus en plus stratégiques, la nécessité de déceler avec précision les compétences comportementales des candidats s’avère capitale pour la fidélisation des collaborateurs et la bonne cohésion des équipes. Les méthodes adoptées sont variées, entre importance accordée au “feeling” et adoption de tests comportementaux et de personnalité.

L’entretien reste bien sûr indispensable pour déterminer si les qualités du postulant correspondent à celles recherchées, mais les interactions avant et après l’entretien formel donnent aussi des indications sur sa personnalité. Les entretiens vidéo différés permettent également au candidat de développer ces sujets, mais les simulations et mises en situation donneront des renseignements beaucoup plus tangibles.

Toujours dans le but de retenir les meilleurs salariés, il est aussi primordial de valoriser les soft skills des personnels déjà en place. Et lorsqu’on sait que 70 % des cadres estiment que leurs employeurs sous-exploitent ces qualités, il est clair que le sujet est sensible. Les formations en compétences comportementales, internes ou externes, sont encore trop peu nombreuses, mais leurs évaluations à travers les entretiens annuels commencent à se développer, tout comme la culture du feed-back. L’attention portée aux soft skills s’avérera dans tous les cas fondamentale pour consolider la culture de l’entreprise et assurer le bien-être de chaque collaborateur.

 

Voir aussi : Le recrutement doit changer de mains

Optim’services : Locomotive QVT de la SNCF

Fournir aux entités et aux personnels du groupe SNCF des services dans les domaines de la santé, de l’action sociale, des démarches administratives, des déplacements professionnels, du recrutement ainsi que de la comptabilité en assurant au comité de direction de la SNCF des coûts de structure maîtrisés : voilà un exercice d’équilibriste auquel Xavier Roche a accepté de se prêter en 2015.

Faire entrer “la grande maison” dans une nouvelle ère n’était pas une mince affaire. Pour commencer, la juxtaposition de plusieurs entités de services (paie, comptabilité, RH, SI, environnement du travail) et des centres de services partagés issus des trois établissements publics (EPIC) de la SNCF devait porter un seul et même nom : ce sera Optim’services.

“Le naming était très important, se souvient Xavier Roche. Les agents devaient se reconnaître dans une même entité, un même support pour le soutien financier, médical et social des équipes, l’idée d’optimisation me semblait donc à propos.”

Seconde étape : accompagner et participer à la transformation de la SNCF dans une ère numérique. “Nous avons réussi à digitaliser nos services et à les rendre plus innovants pour les agents du groupe, avec par exemple la dématérialisation des bulletins de paie, une application de self-service administratif pour les cheminots et la mise en place de cabines de télémédecine sur les campus de Saint-Denis”, explique le DG d’Optim’services.

Dès lors, Xavier Roche prend des mesures qu’il qualifie d’“audacieuses” pour la SNCF : “Il y a trois ans, j’ai fait le choix de remplacer la totalité des ordinateurs fixes dans ma direction par des portables au cas où, à l’avenir, le télétravail se développerait. J’y suis d’ailleurs favorable. On peut dire que l’avenir m’a donné raison.” À l’origine de cette décision avant-gardiste : la prise de conscience d’un paradoxe : “La dépense d’énergie des salariés dans les transports est considérable. Et, paradoxalement, c’est un peu majoré à la SNCF dans la mesure où, pour les cheminots, le train est tout à fait accessible. Contrairement à d’autres entreprises, nous avons énormément de salariés qui vivent très loin. Des hommes et des femmes font Reims-Paris ou Paris-Lyon tous les jours.”

Ce constat a conduit Xavier Roche à digitaliser certains services : “Cela présentait deux avantages : pousser le travail vers des implantations où j’avais des salariés, et garantir à ces derniers l’assurance de rester à proximité de leur lieu de vie.” Bien avant la crise sanitaire que nous connais- sons aujourd’hui, Xavier Roche était convaincu de la stratégie gagnant-gagnant du télétravail.

Sa solution : deux jours, voire trois, de travail hebdomadaire à distance, et des journées consacrées à des travaux collectifs. “La SNCF est une entreprise historique. Nous sommes des héritiers d’implantations qui datent des époques où les sous-préfectures étaient situées à moins de trois jours de cheval de tout citoyen… Nous ne pouvions pas rompre avec ce passé, fermer les sites, réunir les cheminots dans de grands centres, au risque de provoquer des drames personnels.” Selon lui, cette démarche ancrée dans la continuité aurait permis aux salariés de continuer à réaliser un travail de qualité au sein d’une entreprise en plein bouleversement.

“Je n’ai jamais caché la vérité aux cheminots de ma direction : si vous souhaitez continuer à travailler à Bayonne ou à Valenciennes, il n’y a pas de secret, il faut que vous acceptiez de passer par des outils numériques. J’ai par ailleurs pris des engagements très forts : tout le monde aura sa place dans les réformes, tout le monde gardera un boulot dans le cadre de notre grande direction des services”, assure Xavier Roche. Ses collaborateurs ont compris cette nécessité de faire évoluer les mentalités. “Je leur proposais une façon douce d’évoluer avec un impact personnel le plus limité possible.”

C’est avec cette simplicité d’approche que Xavier Roche pense être parvenu à réaliser en douceur les travaux de mutualisation, de digitalisation, d’industrialisation nécessaires. “L’optimisation passe par des réalisations concrètes, comme notre application de self-service pour l’administration RH. On peut presque tout faire soi-même en saisissant ses données sur des thèmes comme les commodités par exemple.”

Et, concernant les restructurations en cours : “Nos salariés sont des statutaires, il n’est donc jamais envisagé de plans sociaux, les réductions d’effectifs reposent sur du non-remplacement de départs à la retraite. Nous avons réussi sur l’amélioration du service et la productivité ; les collaborateurs, dans leur grande majorité, sont montés à bord”, conclut-il.

 

Voir aussi : CPAM : La coopération en pratique

Après l’open-space

Partant du principe qu’il est plus aisé faire bouger les gens que les espaces, le concept du multispace associe aux plateaux traditionnels des pièces plus intimistes et plus confortables où il est possible de s’isoler pour travailler en toute sérénité. C’est notamment le cas de l’écocampus Evergreen du Crédit Agricole, qui accueille près de 9000 salariés. D’autres ont fait le choix du flex office, où aucun poste n’est attitré et où les employés peuvent choisir leur place du jour.

D’autres encore vont plus loin avec le corpoworking, un espace de travail ouvert et partagé, où des salariés d’une entreprise travaillent aux côtés de free-lancers et de startupers, comme c’est notamment le cas à la Villa Bonne Nouvelle d’Orange. Des sociétés comme Deskeo ou Steelcase proposent des solutions pour adapter, reconfigurer et réinventer les bureaux. Elles concernent la réduction drastique de la densité des plateaux et la mise en place de positionnement en quinconce ou à angle droit, afin d’éviter les situations en face à face et les agencements linéaires.

Les cloisons, écrans ou paravents permettent la séparation lorsque la distanciation n’est pas possible, et des signalisations sont nécessaires pour indiquer les sens de circulation.

Par ailleurs, la participation des employés au nettoyage de leur poste avant et après usage semble primordiale. À plus long terme, la flexibilité et la fluidité devront être au centre de la conception des open spaces, avec des espaces modulables qui s’adapteront non plus au nombre d’employés, mais aux types d’activités.

 

Pour aller plus loin : Un bureau, oui mais sans contrainte

Un bureau, oui mais sans contrainte

Le constat

L’hybride est plébiscité. Un modèle combinant télétravail et présence dans un espace qui n’est désormais plus perçu comme un simple lieu de travail. Lors d’une étude menée par « Bureau à partager », un tiers des répondants a affirmé avoir changé leur vision du bureau durant le confinement, 76 % d’entre eux le percevant comme un espace de rencontres, d’échanges et de créativité. Un lieu voué à évoluer vers plus de flexibilité aussi.

Les bureaux fixes, tout comme les horaires de travail définis, n’ont plus la cote. Les postes en “flex office” ou “clean desk” viennent les détrôner. “Un tiers des sondés se disent prêts à changer de bureau en optant pour un contrat sans engagement de type coworking”, explique Cécile Peghaire, responsable communication de Bureau à partager.  Le bureau de demain est ainsi partout et nulle part à la fois, tout en restant paradoxalement l’un des principaux piliers de l’image véhiculée par l’entreprise et de sa cohésion interne.

3 questions à Olivier Babeau (président du think tank Institut Sapiens et professeur en sciences de gestion) :

Dans une chronique pour FigaroVox, vous écrivez que le télétravail restera une pratique assez marginale. Pourquoi ?

Parce que le télétravail ignore la nature profonde du bureau. Le travail collectif se nourrit de moments de vie partagée qui forgent le sentiment d’appartenance au groupe et fondent la motivation. Le bureau matérialise la communauté humaine qu’est une entreprise. C’est un monde en miniature, avec ses vertus mais surtout ses défauts, qui le rendent si indispensable : il est un lieu politique, un endroit où l’affrontement des pouvoirs se fait à travers des mises en scène de soi et des rituels d’interaction. Le bureau est un acte social. Lorsque l’on en est absent, on est exilé de ces jeux de pouvoir.

Dans une autre chronique post-confinement, vous affirmez pourtant que vous ne regagnerez pas les bureaux de l’Institut Sapiens…

Six mois de télétravail nous ont permis de retirer des avantages évidents : économie de loyers, heures de transport évitées, productivité améliorée. Assez pour écarter le bureau, devenu un confort routinier risquant de faire de la simple présence un but en soi, sans se poser la question du sens de ce que l’on y fait.

Le télétravail est un révélateur des tâches inutiles et des pertes de temps en entreprise. Supprimer les bureaux n’est en revanche pas une solution qu’on peut généraliser. Il faut tenir compte de la taille de la structure et du type de tâches. S’il s’agit, comme pour nous, de lire, rédiger, faire des analyses, mettre en relation, alors il n’est pas indispensable.

Comment concevez-vous le bureau de demain ?

Un endroit propice au nomadisme, où l’on se rend pour la convivialité et la coopération, qui conjugue efficacité économique et épanouissement personnel. La période de confinement nous a permis de mesurer l’efficacité du télétravail. Mais le travail sans bureau ne doit pas être un travail sans relations sociales.

Le principal défi de la disparition du bureau est de ne pas perdre les moments d’échanges informels, permanents, ponctués de rencontres à intervalles réguliers. Ils sont nécessaires pour assurer la fonction de refondation de l’unité d’un groupe.

 

Pour aller plus loin : Après l’open-space

Les vrais problèmes posés par le télétravail

La crise met au grand jour de nombreux clivages et problèmes préexistants dans les entreprises, dans la société et dans la sphère privée. Elle est également un formidable accélérateur de transformations nécessaires, en matière de sécurité, de faculté de déployer la technologie à grande échelle, de développement de l’agilité des organisations et de santé et de bien-être au travail.

Depuis la crise, le télétravail aurait été multiplié par 7 et l’utilisation de plates- formes de communication en ligne par 20 et 30. Le télétravail s’est paré de toutes les vertus, au point qu’on imagine que le mode de travail de demain pourrait être largement hybride.

Le télétravail est loin d’être une sinécure

Il implique de redéfinir nombre de normes et rituels pour les métiers concernés :

la répartition du travail entre les membres des équipes hybrides ou totalement virtuelles ;
les pratiques collaboratives de ces mêmes équipes, qui devront redéfinir les moments formels et informels, les méthodes d’interaction pour maintenir confiance et engagement, créativité et faculté d’innover ensemble ;
le management, qui doit vraiment lâcher prise, écouter régulièrement ses troupes (présentes ou non) sans micromanager (formellement ou par attention aux signaux faibles) et s’assurer que chacun est à l’aise avec le modèle proposé et apporte la contribution attendue aux résultats ;
la manière de mesurer le succès en se concentrant principalement sur les résultats et les compétences, et non sur la seule présence visible ;
un équipement ciblé selon le modèle du nomadisme, renforcé durant la crise de manière uniforme pour certains métiers mais loin d’être assuré à 100 %, ainsi que la formation aux outils.

Les risques psychosociaux sont importants

Certains sont avérés après six mois de crise : diminution du sentiment d’appartenance à l’entreprise (risque pour 88 % des DRH interrogés par l’ANDRH et le BCG) et de la faculté à résoudre des problèmes complexes (risque pour 54 % des DRH interrogés par l’ANDRH et le BCG), détresse psychologique (selon Korn Ferry, le nombre d’employés se sentant en burn-out a progressé de 50 % depuis le mois d’avril), élimination des frontières entre temps personnel et professionnel (selon l’INSEE, les télétravailleurs intensifs déclarent travailler deux fois plus souvent plus de 50 heures par semaine et le soir que les autres), problèmes physiques liés à une mauvaise ergonomie du poste de travail.

Retour d’expériences

Environ 60 % des salariés veulent plus de flexibilité de travail en ce qui concerne le lieu et les jours de la semaine ; 75 % des salariés en télétravail déclarent avoir été au moins aussi productifs qu’avant le Covid-19, tout en étant 79 % à estimer être autant engagés, voire plus (enquête BCG conduite pendant le Covid-19 auprès d’un panel d’entreprises globales) ; 93 % des DRH interrogés par l’ANDRH et le BCG estiment qu’un modèle de travail hybride augmentera l’attractivité et permettra de mieux répondre aux attentes des collaborateurs.

Le télétravail permet de simplifier : sa vie, celle de son équipe, l’organisation au sens large. Avec l’introduction du télétravail, on redéfinit les normes de travail (par ex. répartition des tâches, préparation et tenue de réunions, façons d’interagir, etc.), les pratiques managériales (par ex. manager porteur de sens, en support de ses équipes pour les développer, dans un cadre d’autonomie individuelle accrue), la manière de répartir le travail, le mix de collaborateurs.

Le courage de se poser les bonnes questions

Qu’est-ce qui marche bien ? qu’est-ce qui ne sert à rien ? qu’est-ce qu’on peut faire différemment ? qu’est-ce qui manque ? Et des choix tranchés sont possibles.

Avec le télétravail, on voyage moins, on perd moins de temps dans les transports, ce qui signifie moins de fatigue et une meilleure productivité. On peut se désoler de l’impact économique sur les secteurs concernés mais, en tout état de cause, une nouvelle organisation des espaces de travail (physiques et virtuels) émerge par ailleurs, plus intelligente, centrée sur des parcours individuels.

Nous allons franchir un cap en intégration technologique pour améliorer l’usage et la productivité (si l’on additionne chaque quart d’heure passé à démarrer une réunion Zoom pendant le confinement, l’impact en productivité et engagement fait actuellement peur…).

Enfin, et l’intérêt n’est pas des moindres, il permet d’accéder à des viviers de talents plus riches, dispersés géographiquement.

Présentiel, hybride et virtuel pur

Faire coopérer deux ou trois de ces modèles nécessite d’apporter des solutions aux problèmes évoqués ci-avant, en redéfinissant clairement différentes propositions de valeur offertes aux personnes travaillant pour et avec une organisation (le fameux “contrat social”).

Cette transformation inéluctable constitue une opportunité de créer avec les parties concernées leur modèle futur autour des questions suivantes, en construisant sur l’expérience acquise des huit derniers mois :

• Quel modèle pour quel métier ?
• Comment maintenir la cohésion sociale ?
• Comment assurer une égalité des chances dans tous les modèles ?
• Comment assurer le bien-être physique et mental ?
• Quels outils/aménagements pour faire son job ? En toute sécurité ?
• Comment accompagner les managers, les salariés et tout notre écosystème dans cette transition ?

 

Pour aller plus loin : Et si l’entreprise n’était plus un lieu physique ?

Et si l’entreprise n’était plus un lieu physique ?

En raison de la crise sanitaire que nous sommes en train de traverser, le télétravail semble s’installer durablement dans les mœurs des entreprises. Certains se réjouissent de cette évolution en ce qu’elle consacre une évolution manifeste du management : ce qui compte, désormais, c’est ce que l’on fait et non le lieu où on le fait. Mais quel impact sur notre vision de l’entreprise ? Jusqu’à aujourd’hui, les locaux de l’entreprise étaient le lieu de cet échange “travail contre salaire”, qui a lieu entre le salarié et son entreprise.

Désormais, le travail s’effectue de plus en plus en dehors de la zone de contrôle du manager de proximité qui représente l’entreprise pour le salarié. Est-ce à dire que les “adresses” des sièges sociaux d’entreprise vont bientôt devenir de simples boîtes aux lettres, des coquilles vides ? Quel impact sur le sens du travail et du collectif lorsque nous envisageons des “entreprises-cloud”, sans locaux ou presque ?

Certes, quand nous parlons d’“entreprise” comme “lieu du travail”, notre modèle de référence reste marqué par les représentations issues des épopées industrielles et entrepreneuriales de la première révolution industrielle. Celle-ci avait déjà profondément changé la nature du travail (de l’artisanat aux processus collectifs de production). Mais depuis le milieu des années 1990 et selon une constante accélération, la révolution numérique a progressivement transformé le visage tant du travail que de l’entreprise. Internet a contribué à transformer des chaînes de production et d’approvisionnement en réseaux complexes, à l’échelle du “monde-village”.

Les entreprises sont désormais partout où elles atteignent leurs clients. Et depuis quelque temps déjà, le “cloud” semble avoir ringardisé la notion de “lieu de travail”. Même si l’entreprise était de moins en moins un “lieu physique”, le bureau restait le premier lieu de son “incarnation”.

Mais dans un monde Covid, l’“espace virtuel”, réseau tissé de relations numériques, est en passe de se substituer de plus en plus au “lieu de travail et de collaboration physique” qu’était l’espace de bureau. Pourtant, l’espace et le temps sont des paramètres fondamentaux de l’action humaine. En partageant le même espace de travail, nous partageons un même environnement (exposition aux aléas de la climatisation, aux nuisances sonores, etc.) : nous sommes “dans le même bateau !”. Au contraire, à distance, nous le constatons tous, naissent les difficultés de “synchronisation” entre collègues, à être sur la même longueur d’onde, ainsi que la difficulté à créer de la valeur collectivement en coordonnant notre action.

Alors, nous affranchir de l’unité de lieu ne nous fait-il pas courir un risque ? Celui de nous affranchir par la même occasion de l’unité de temps et d’action, qui sont les deux autres piliers du récit dramatique selon Aristote ? Autrement dit : quelle histoire commune pourra encore se raconter si cette unité d’action et de temps ne s’inscrit plus dans une unité de lieu ? Quelle conscience pouvons-nous encore avoir de vivre une aventure commune ? Ou, dit de façon plus moderne : quel story telling est encore possible pour l’entreprise-cloud ?

Poser cette question, c’est dire combien cette transformation des usages ne va pas de soi : elle correspond à une transformation de la vision du travail ainsi que de notre façon de construire le collectif.
Si l’entreprise est une entité juridique, c’est aussi un collectif unifié par une aventure commune qui dépasse chacun de ses membres (d’ailleurs parfois uniquement “de passage”).

Paradoxalement, le télétravail impose donc à l’entreprise de prendre à bras le corps les sujets de collaboration si elle veut éviter son délitement progressif. Celle-ci gagnerait à définir ses “règles du jeu”, notamment pour garantir l’unité de temps et d’espace. Quand être disponible et connecté ? Comment les équipes se repèrent-elles et se situent-elles mutuellement dans ce nouvel “espace virtuel” ? Comment des rituels qui ponctuent le temps, par leur fréquence, pourraient-ils compenser l’éloignement spatial des salariés les uns des autres ? Que veut dire manager “en proximité” selon la culture propre de cette entreprise ?

Finalement, il s’agit d’inventer non seulement les outils de communication à distance, mais aussi les compétences humaines qui seront nécessaires pour garder le lien avec le collectif. De même, le télétravail devrait aller de pair, non pas avec une suppression, mais avec une redéfinition du sens de l’espace de l’entreprise. Celui-ci ne serait plus avant tout un espace de travail, un lieu englobant, structuré selon une opposition entre le “dedans” et le “dehors”, mais avant tout un lieu d’ancrage : le lieu de la reconnaissance d’une appartenance, le lieu du rituel dont le rôle est de ponctuer la monotonie du “business as usual” par les temps forts de la célébration, de la rencontre où se rend visible à tous l’appartenance à une même aventure collective.

 

Pour aller plus loin : Les vrais problèmes posés par le télétravail