Les vrais problèmes posés par le télétravail

La crise met au grand jour de nombreux clivages et problèmes préexistants dans les entreprises, dans la société et dans la sphère privée. Elle est également un formidable accélérateur de transformations nécessaires, en matière de sécurité, de faculté de déployer la technologie à grande échelle, de développement de l’agilité des organisations et de santé et de bien-être au travail.

Depuis la crise, le télétravail aurait été multiplié par 7 et l’utilisation de plates- formes de communication en ligne par 20 et 30. Le télétravail s’est paré de toutes les vertus, au point qu’on imagine que le mode de travail de demain pourrait être largement hybride.

Le télétravail est loin d’être une sinécure

Il implique de redéfinir nombre de normes et rituels pour les métiers concernés :

la répartition du travail entre les membres des équipes hybrides ou totalement virtuelles ;
les pratiques collaboratives de ces mêmes équipes, qui devront redéfinir les moments formels et informels, les méthodes d’interaction pour maintenir confiance et engagement, créativité et faculté d’innover ensemble ;
le management, qui doit vraiment lâcher prise, écouter régulièrement ses troupes (présentes ou non) sans micromanager (formellement ou par attention aux signaux faibles) et s’assurer que chacun est à l’aise avec le modèle proposé et apporte la contribution attendue aux résultats ;
la manière de mesurer le succès en se concentrant principalement sur les résultats et les compétences, et non sur la seule présence visible ;
un équipement ciblé selon le modèle du nomadisme, renforcé durant la crise de manière uniforme pour certains métiers mais loin d’être assuré à 100 %, ainsi que la formation aux outils.

Les risques psychosociaux sont importants

Certains sont avérés après six mois de crise : diminution du sentiment d’appartenance à l’entreprise (risque pour 88 % des DRH interrogés par l’ANDRH et le BCG) et de la faculté à résoudre des problèmes complexes (risque pour 54 % des DRH interrogés par l’ANDRH et le BCG), détresse psychologique (selon Korn Ferry, le nombre d’employés se sentant en burn-out a progressé de 50 % depuis le mois d’avril), élimination des frontières entre temps personnel et professionnel (selon l’INSEE, les télétravailleurs intensifs déclarent travailler deux fois plus souvent plus de 50 heures par semaine et le soir que les autres), problèmes physiques liés à une mauvaise ergonomie du poste de travail.

Retour d’expériences

Environ 60 % des salariés veulent plus de flexibilité de travail en ce qui concerne le lieu et les jours de la semaine ; 75 % des salariés en télétravail déclarent avoir été au moins aussi productifs qu’avant le Covid-19, tout en étant 79 % à estimer être autant engagés, voire plus (enquête BCG conduite pendant le Covid-19 auprès d’un panel d’entreprises globales) ; 93 % des DRH interrogés par l’ANDRH et le BCG estiment qu’un modèle de travail hybride augmentera l’attractivité et permettra de mieux répondre aux attentes des collaborateurs.

Le télétravail permet de simplifier : sa vie, celle de son équipe, l’organisation au sens large. Avec l’introduction du télétravail, on redéfinit les normes de travail (par ex. répartition des tâches, préparation et tenue de réunions, façons d’interagir, etc.), les pratiques managériales (par ex. manager porteur de sens, en support de ses équipes pour les développer, dans un cadre d’autonomie individuelle accrue), la manière de répartir le travail, le mix de collaborateurs.

Le courage de se poser les bonnes questions

Qu’est-ce qui marche bien ? qu’est-ce qui ne sert à rien ? qu’est-ce qu’on peut faire différemment ? qu’est-ce qui manque ? Et des choix tranchés sont possibles.

Avec le télétravail, on voyage moins, on perd moins de temps dans les transports, ce qui signifie moins de fatigue et une meilleure productivité. On peut se désoler de l’impact économique sur les secteurs concernés mais, en tout état de cause, une nouvelle organisation des espaces de travail (physiques et virtuels) émerge par ailleurs, plus intelligente, centrée sur des parcours individuels.

Nous allons franchir un cap en intégration technologique pour améliorer l’usage et la productivité (si l’on additionne chaque quart d’heure passé à démarrer une réunion Zoom pendant le confinement, l’impact en productivité et engagement fait actuellement peur…).

Enfin, et l’intérêt n’est pas des moindres, il permet d’accéder à des viviers de talents plus riches, dispersés géographiquement.

Présentiel, hybride et virtuel pur

Faire coopérer deux ou trois de ces modèles nécessite d’apporter des solutions aux problèmes évoqués ci-avant, en redéfinissant clairement différentes propositions de valeur offertes aux personnes travaillant pour et avec une organisation (le fameux “contrat social”).

Cette transformation inéluctable constitue une opportunité de créer avec les parties concernées leur modèle futur autour des questions suivantes, en construisant sur l’expérience acquise des huit derniers mois :

• Quel modèle pour quel métier ?
• Comment maintenir la cohésion sociale ?
• Comment assurer une égalité des chances dans tous les modèles ?
• Comment assurer le bien-être physique et mental ?
• Quels outils/aménagements pour faire son job ? En toute sécurité ?
• Comment accompagner les managers, les salariés et tout notre écosystème dans cette transition ?

 

Pour aller plus loin : Et si l’entreprise n’était plus un lieu physique ?

Et si l’entreprise n’était plus un lieu physique ?

En raison de la crise sanitaire que nous sommes en train de traverser, le télétravail semble s’installer durablement dans les mœurs des entreprises. Certains se réjouissent de cette évolution en ce qu’elle consacre une évolution manifeste du management : ce qui compte, désormais, c’est ce que l’on fait et non le lieu où on le fait. Mais quel impact sur notre vision de l’entreprise ? Jusqu’à aujourd’hui, les locaux de l’entreprise étaient le lieu de cet échange “travail contre salaire”, qui a lieu entre le salarié et son entreprise.

Désormais, le travail s’effectue de plus en plus en dehors de la zone de contrôle du manager de proximité qui représente l’entreprise pour le salarié. Est-ce à dire que les “adresses” des sièges sociaux d’entreprise vont bientôt devenir de simples boîtes aux lettres, des coquilles vides ? Quel impact sur le sens du travail et du collectif lorsque nous envisageons des “entreprises-cloud”, sans locaux ou presque ?

Certes, quand nous parlons d’“entreprise” comme “lieu du travail”, notre modèle de référence reste marqué par les représentations issues des épopées industrielles et entrepreneuriales de la première révolution industrielle. Celle-ci avait déjà profondément changé la nature du travail (de l’artisanat aux processus collectifs de production). Mais depuis le milieu des années 1990 et selon une constante accélération, la révolution numérique a progressivement transformé le visage tant du travail que de l’entreprise. Internet a contribué à transformer des chaînes de production et d’approvisionnement en réseaux complexes, à l’échelle du “monde-village”.

Les entreprises sont désormais partout où elles atteignent leurs clients. Et depuis quelque temps déjà, le “cloud” semble avoir ringardisé la notion de “lieu de travail”. Même si l’entreprise était de moins en moins un “lieu physique”, le bureau restait le premier lieu de son “incarnation”.

Mais dans un monde Covid, l’“espace virtuel”, réseau tissé de relations numériques, est en passe de se substituer de plus en plus au “lieu de travail et de collaboration physique” qu’était l’espace de bureau. Pourtant, l’espace et le temps sont des paramètres fondamentaux de l’action humaine. En partageant le même espace de travail, nous partageons un même environnement (exposition aux aléas de la climatisation, aux nuisances sonores, etc.) : nous sommes “dans le même bateau !”. Au contraire, à distance, nous le constatons tous, naissent les difficultés de “synchronisation” entre collègues, à être sur la même longueur d’onde, ainsi que la difficulté à créer de la valeur collectivement en coordonnant notre action.

Alors, nous affranchir de l’unité de lieu ne nous fait-il pas courir un risque ? Celui de nous affranchir par la même occasion de l’unité de temps et d’action, qui sont les deux autres piliers du récit dramatique selon Aristote ? Autrement dit : quelle histoire commune pourra encore se raconter si cette unité d’action et de temps ne s’inscrit plus dans une unité de lieu ? Quelle conscience pouvons-nous encore avoir de vivre une aventure commune ? Ou, dit de façon plus moderne : quel story telling est encore possible pour l’entreprise-cloud ?

Poser cette question, c’est dire combien cette transformation des usages ne va pas de soi : elle correspond à une transformation de la vision du travail ainsi que de notre façon de construire le collectif.
Si l’entreprise est une entité juridique, c’est aussi un collectif unifié par une aventure commune qui dépasse chacun de ses membres (d’ailleurs parfois uniquement “de passage”).

Paradoxalement, le télétravail impose donc à l’entreprise de prendre à bras le corps les sujets de collaboration si elle veut éviter son délitement progressif. Celle-ci gagnerait à définir ses “règles du jeu”, notamment pour garantir l’unité de temps et d’espace. Quand être disponible et connecté ? Comment les équipes se repèrent-elles et se situent-elles mutuellement dans ce nouvel “espace virtuel” ? Comment des rituels qui ponctuent le temps, par leur fréquence, pourraient-ils compenser l’éloignement spatial des salariés les uns des autres ? Que veut dire manager “en proximité” selon la culture propre de cette entreprise ?

Finalement, il s’agit d’inventer non seulement les outils de communication à distance, mais aussi les compétences humaines qui seront nécessaires pour garder le lien avec le collectif. De même, le télétravail devrait aller de pair, non pas avec une suppression, mais avec une redéfinition du sens de l’espace de l’entreprise. Celui-ci ne serait plus avant tout un espace de travail, un lieu englobant, structuré selon une opposition entre le “dedans” et le “dehors”, mais avant tout un lieu d’ancrage : le lieu de la reconnaissance d’une appartenance, le lieu du rituel dont le rôle est de ponctuer la monotonie du “business as usual” par les temps forts de la célébration, de la rencontre où se rend visible à tous l’appartenance à une même aventure collective.

 

Pour aller plus loin : Les vrais problèmes posés par le télétravail