La santé psychique des salariés mise à l’épreuve de la Covid-19

Si les gestes barrières et les périodes successives de confinement se sont imposés comme les garde-fous de la santé physique de la population, sa santé mentale semble avoir été la grande oubliée de cette crise sanitaire. Il aura fallu près d’une année placée sous l’égide du coronavirus et que se profile une « troisième vague » pour que celle-ci soit mise sur le devant de la scène. Peur, sidération psychique, fatigue, anxiété…  On ne compte plus les études faisant état de l’épuisement des ressources psychologiques des Français. Cette tendance des plus moroses se reflète également dans le monde du travail. En publiant la 4ème vague de son baromètre de la santé psychologique des salariés français en période de crise, soit les résultats d’une étude commanditée auprès d’OpinionWay et réalisée en octobre 2020 sur un échantillon de 2004 salariés, Empreintes Humaines, cabinet conseil en qualité de vie au travail (QVT) et risques psychosociaux (RPS), dresse un panel sombre de la situation.

Un million de salariés en burnout sévère, les managers deux fois plus impactés

49% des salariés s’y révèlent en détresse psychologique, 35% en état d’épuisement émotionnel et 5% en burnout sévère. Avec, pour conséquence, 5,5 millions de travailleurs (24%) qui ont eu recours à un arrêt maladie depuis le début de la pandémie. Initié pendant le 1er confinement, ce baromètre fait apparaître « des résultats extrêmement préoccupants et l’urgence d’agir. (…) Le monde du travail est majoritairement épuisé, qu’il s’agisse des salariés ou des managers, tous indiquent un état alarmant », commente Christophe Nguyen, psychologue du travail et président d’Empreinte Humaine. Si le risque de burnout s’impose comme l’un des nouveaux indicateurs mis à jour par l’étude, touchant 1 million de salariés, il concerne deux fois plus encore les managers (58% en détresse psychologique, dont 25 % en détresse élevée).

Un rapport au travail et un engagement profondément modifié

Généralisé à la majorité des entreprises, le télétravail est bien pointé du doigt dans cette dégringolade psychologique. Plus sa part est importante, plus la détresse psychologique des salariés augmente (58% vs 47% pour le travail en présentiel). Un télétravailleur sur deux déclare par ailleurs avoir le sentiment d’être devenu une « machine à produire » et devoir davantage prouver son efficacité. Globalement, c’est l’essence-même du travail qui se trouve affectée, 35% des salariés affirmant que la crise les a confrontés à la perte du sens de leur activité, 36% ne plus éprouver de fierté à travailler pour leur entreprise. Une dégradation que met également à jour une étude menée par le groupe de protection sociale paritaire et mutualiste Malakoff Humanis, La santé du travail à l’épreuve du Covid*, qui décrypte l’impact de la crise sur la santé des salariés du secteur privé. L’intensité du travail, l’insécurité de la situation professionnelle comme la mauvaise qualité des rapports sociaux y occupent une place prédominante.

De nouvelles aspirations et de nouveaux enjeux

A la faveur de cette crise, les salariés interrogés formulent clairement des attentes en matière de qualité de vie au travail. Le baromètre d’Empreinte Humaine révèle ainsi que 59% d’entre eux se disent plus exigeants envers leur employeur pour prendre en compte leur bien-être et que 52% affirment avoir besoin que leur entreprise les aide à mieux appréhender psychologiquement leur travail. Du côté de Malakoff Humanis, 86% attendent de leur entreprise qu’elle intègre durablement la prévention et la santé dans sa stratégie. La crise sanitaire met ainsi en évidence des enjeux toujours plus importants autour de la prévention santé, de l’engagement et de l’accompagnement des salariés. Reste à savoir si ceux-ci seront pris en compte dans les mois qui viennent, la Covid-19 ne semblant pas être disposée à déserter nos vies sociétales et professionnelles de sitôt.

*Etude de perception Ifop pour Malakoff Humanis, réalisée du 19 juin au 15 juillet via internet auprès d’un échantillon représentatif de 3504 salariés d’entreprises du secteur privé

Et si l’entreprise n’était plus un lieu physique ?

En raison de la crise sanitaire que nous sommes en train de traverser, le télétravail semble s’installer durablement dans les mœurs des entreprises. Certains se réjouissent de cette évolution en ce qu’elle consacre une évolution manifeste du management : ce qui compte, désormais, c’est ce que l’on fait et non le lieu où on le fait. Mais quel impact sur notre vision de l’entreprise ? Jusqu’à aujourd’hui, les locaux de l’entreprise étaient le lieu de cet échange “travail contre salaire”, qui a lieu entre le salarié et son entreprise.

Désormais, le travail s’effectue de plus en plus en dehors de la zone de contrôle du manager de proximité qui représente l’entreprise pour le salarié. Est-ce à dire que les “adresses” des sièges sociaux d’entreprise vont bientôt devenir de simples boîtes aux lettres, des coquilles vides ? Quel impact sur le sens du travail et du collectif lorsque nous envisageons des “entreprises-cloud”, sans locaux ou presque ?

Certes, quand nous parlons d’“entreprise” comme “lieu du travail”, notre modèle de référence reste marqué par les représentations issues des épopées industrielles et entrepreneuriales de la première révolution industrielle. Celle-ci avait déjà profondément changé la nature du travail (de l’artisanat aux processus collectifs de production). Mais depuis le milieu des années 1990 et selon une constante accélération, la révolution numérique a progressivement transformé le visage tant du travail que de l’entreprise. Internet a contribué à transformer des chaînes de production et d’approvisionnement en réseaux complexes, à l’échelle du “monde-village”.

Les entreprises sont désormais partout où elles atteignent leurs clients. Et depuis quelque temps déjà, le “cloud” semble avoir ringardisé la notion de “lieu de travail”. Même si l’entreprise était de moins en moins un “lieu physique”, le bureau restait le premier lieu de son “incarnation”.

Mais dans un monde Covid, l’“espace virtuel”, réseau tissé de relations numériques, est en passe de se substituer de plus en plus au “lieu de travail et de collaboration physique” qu’était l’espace de bureau. Pourtant, l’espace et le temps sont des paramètres fondamentaux de l’action humaine. En partageant le même espace de travail, nous partageons un même environnement (exposition aux aléas de la climatisation, aux nuisances sonores, etc.) : nous sommes “dans le même bateau !”. Au contraire, à distance, nous le constatons tous, naissent les difficultés de “synchronisation” entre collègues, à être sur la même longueur d’onde, ainsi que la difficulté à créer de la valeur collectivement en coordonnant notre action.

Alors, nous affranchir de l’unité de lieu ne nous fait-il pas courir un risque ? Celui de nous affranchir par la même occasion de l’unité de temps et d’action, qui sont les deux autres piliers du récit dramatique selon Aristote ? Autrement dit : quelle histoire commune pourra encore se raconter si cette unité d’action et de temps ne s’inscrit plus dans une unité de lieu ? Quelle conscience pouvons-nous encore avoir de vivre une aventure commune ? Ou, dit de façon plus moderne : quel story telling est encore possible pour l’entreprise-cloud ?

Poser cette question, c’est dire combien cette transformation des usages ne va pas de soi : elle correspond à une transformation de la vision du travail ainsi que de notre façon de construire le collectif.
Si l’entreprise est une entité juridique, c’est aussi un collectif unifié par une aventure commune qui dépasse chacun de ses membres (d’ailleurs parfois uniquement “de passage”).

Paradoxalement, le télétravail impose donc à l’entreprise de prendre à bras le corps les sujets de collaboration si elle veut éviter son délitement progressif. Celle-ci gagnerait à définir ses “règles du jeu”, notamment pour garantir l’unité de temps et d’espace. Quand être disponible et connecté ? Comment les équipes se repèrent-elles et se situent-elles mutuellement dans ce nouvel “espace virtuel” ? Comment des rituels qui ponctuent le temps, par leur fréquence, pourraient-ils compenser l’éloignement spatial des salariés les uns des autres ? Que veut dire manager “en proximité” selon la culture propre de cette entreprise ?

Finalement, il s’agit d’inventer non seulement les outils de communication à distance, mais aussi les compétences humaines qui seront nécessaires pour garder le lien avec le collectif. De même, le télétravail devrait aller de pair, non pas avec une suppression, mais avec une redéfinition du sens de l’espace de l’entreprise. Celui-ci ne serait plus avant tout un espace de travail, un lieu englobant, structuré selon une opposition entre le “dedans” et le “dehors”, mais avant tout un lieu d’ancrage : le lieu de la reconnaissance d’une appartenance, le lieu du rituel dont le rôle est de ponctuer la monotonie du “business as usual” par les temps forts de la célébration, de la rencontre où se rend visible à tous l’appartenance à une même aventure collective.

 

Pour aller plus loin : Les vrais problèmes posés par le télétravail