RH : un terrain de jeu pour l’IA

Des fantasmes entourent l’intelligence artificielle. Le concept est très clivant : comment l’expliquez-vous ?

En fait, il faut se poser les bonnes questions : pourquoi l’IA se développe-t-elle aussi vite dans nos organisations ? L’une des raisons en est tout simplement qu’elle nous aide à dompter la complexité de notre environnement et qu’elle nous permet de nous adapter collectivement à un monde qui se transforme de plus en plus vite.

L’IA est à la croisée de multiples chemins : la reconnaissance de textes, de la voix, des visages, des émotions ; la capacité à extrapoler des données et d’en déduire des cheminements, d’être prédictifs sur certains domaines et, plus récemment encore de générer des textes, des images, des contenus. Forcément, quand on parle d’IA, il y a une myriade de possibles, et, forcément, dans l’imaginaire, cela ne se matérialise pas de la même façon. Dans ce domaine, chacun est tenté d’expérimenter des choses. La détection, par exemple dans les espaces publics, est l’un usage qui peut être assez effrayant et dont les dérives sont évidentes. Il est nécessaire cependant de distinguer la réalité du fantasme et, dans le domaine du réel, de porter toute notre attention sur ce qui est souhaitable, et pas seulement sur ce qui est possible. Entre les deux, il y a le cadre éthique, la réglementation et les limites managériales que l’on se fixe.

 

Ces limites restant floues, la « peur de perdre le contrôle » est donc bien légitime…

L’IA, déjà, c’est un algorithme ou un modèle mathématique conçu pour imiter la façon dont les humains pensent et résolvent des problèmes. Cet algorithme est entraîné sur la base de millions d’enregistrements de données pour produire les prédictions le plus précises possible. Plus on le « nourrit », plus on le « corrige », plus il apprend et devient conforme et précis. Donc ce n’est pas figé, c’est un produit qui, lui-même, est évolutif.

Il y a déjà une première inquiétude : qui va nourrir cet algorithme ? Ces données seront-elles le reflet de ce que l’on souhaite ou de ce que l’on a fait dans le passé ? Je vous donne un exemple concret : dans une entreprise où des cadres masculins étaient davantage recrutés que des femmes, si on alimente l’algorithme de l’IA avec ce type d’historique, celle-ci va considérer que le critère « être un homme » est plus favorable pour obtenir la position de manager. Le premier biais de l’IA est donc directement lié à l’historique des données. Deuxième réticence : une fois que cette IA s’est formée, elle produit des réponses, mais le raisonnement concernant celles-ci n’est pas analysable ni explicable. Cet effet black box a pendant très longtemps été l’un des freins majeurs, car la réponse était produite avec un taux de fiabilité, certes très bon, mais sans que l’on puisse dire pourquoi il l’était et selon quel critère. La troisième réticence est liée à l’impact que l’IA pourrait avoir sur notre travail, sur notre place d’être humain, sur notre collaboration possible dans un monde où elle travaillerait à nos côtés. C’est clairement la peur d’être cannibalisé par ce type de solutions, d’observer des dérives éthiques ou morales qui risqueraient de porter atteinte au socle de confiance que nous développons entre êtres humains.

Chez Oracle, nous avons réalisé une étude, avec Odoxa, pour discerner les usages acceptés ou non dans le domaine des RH. Nous avons détecté trois catégories d’usage de l’IA : dans le premier cas, ceux qui apportent une forme d’augmentation des capacités humaines sur les tâches répétitives et à faible valeur ajoutée. L’IA peut prendre en charge ces tâches qui nous semblent rébarbatives, et, dans ce cas, le taux d’acceptation est de l’ordre de 70 % des sondés. Le second domaine est celui du matching. Le matching, c’est quoi ? La mise en correspondance d’une offre avec une demande, avec un ratio d’adéquation plus ou moins élevé. Je viens avec une liste d’informations personnelles concernant mon profil, mes souhaits, et l’IA va me faire des suggestions de carrière ou de formation, par exemple. Dans notre étude, nous avons eu un retour mitigé sur ce type d’usage. Ce qui se joue, c’est le deal : est-ce que je suis prêt à me dévoiler davantage pour accéder plus rapidement à des suggestions qui me sembleraient pertinentes ? Nous ne sommes pas tous prêts à cela pour le moment. Troisième point : on laisse l’IA autonome, dans un certain périmètre, pour évaluer le niveau de performance d’un collaborateur ou pour prendre une décision RH importante. Et là, la majeure partie des personnes sondées expriment leur réticence et ne veulent pas être tributaires de l’IA dans un périmètre qui impacte directement les collaborateurs.

 

 

En quoi l’IA peut-elle permettre aux RH de se libérer de leurs tâches dites techniques pour se recentrer sur la dimension humaine du poste, voire pour réévaluer le périmètre RH ?

Nous évoluons dans un contexte où les candidats et les collaborateurs ne souhaitent plus seulement avoir un job, mais plutôt vivre une expérience professionnelle qui soit engageante, épanouissante, personnalisée.
De leur côté, les DRH n’ont jamais eu accès à autant d’informations personnelles, administratives, qualitatives liées à la performance, aux appétences, aux souhaits, à la rémunération des collaborateurs. Ces données sont malheureusement souvent disjointes et difficiles à réconcilier. L’enjeu est donc immense pour une direction RH qui, à effectifs constants, doit préserver l’équité, offrir cette flexibilité attendue par les collaborateurs, ou ce niveau de synthèse nécessaire aux managers pour prendre des décisions éclairées concernant leur équipe. On pourrait qualifier ce contexte de perfect storm pour l’IA. Si tant est qu’une organisation entreprenne les efforts suffisants pour normaliser ses référentiels de données RH, ce que l’on dénomme souvent le CoreHR (organisation, métiers, compétences, sites, hiérarchie, etc.), alors s’ouvre un champ immense d’usages de l’IA en soutien des RH, des managers et des employés. Les usages les plus évidents vont des suggestions de mise à jour des profils des collaborateurs à la détection de compétences, suggestions de formation ou de mentor. Du côté des managers, l’IA peut aider à accéder aux bonnes informations, consolidées lors d’étapes importantes, comme les promotions ou l’attribution d’augmentations salariales ou de bonus, afin de favoriser la rémunération de la performance, l’équité, l’inclusion, par exemple.

Du côté des RH, des usages comme l’automatisation ou l’accélération de la création des réponses aux demandes RH dans le centre de services partagés, l’accès à l’assistant digital pour consulter des compteurs de temps, de congés, ou la génération de reporting et des commentaires automatiques de ces reportings, ou encore l’analyse de textes (comme les raisons de départ des collaborateurs) sont autant d’outils qui améliorent la productivité et permettent de dégager du temps destiné à l’échange, à la stratégie et à la prise de décision.

 

 

Vous faites bien la différence entre « IA forte » et « IA faible »…

L’IA faible ne sait traiter que ce pour quoi elle a été conçue. L’IA forte est l’IA capable de s’adapter à des situations nouvelles, d’élaborer des solutions complexes. C’est l’IA telle que vous l’imaginez dans les films de science-fiction. C’est le fantasme absolu d’une machine qui se comporterait comme un être humain. L’IA forte n’en est qu’à ses balbutiements, notamment dans le domaine des jeux en ligne quand on affronte des « joueurs IA », mais aussi dans les robots ou les voitures autonomes, où de multiples sources d’information doivent être analysées dans des contextes renouvelés sans cesse. Ou encore dans des formes avancées de chat et de génération de texte, ChatGPT par exemple. Même si cette IA forte donne le sentiment d’approcher une forme de conscience, nous en sommes très loin, et il n’y a aucune IA forte qui concerne le domaine des RH aujourd’hui.

 

 

 

Qu’est-ce que l’IA peut apporter à l’expérience collaborateur ou à l’expérience candidat ?

Dans son rapport au collaborateur, devenant un client interne, le monde RH s’est de plus en plus inspiré des approches historiques du marketing. La notion de marketing RH est même assumée. La création du concept de marque employeur en est un autre exemple. L’employee experience s’impose, comme la customer experience (CX) avant elle. Les analogies sont évidentes. Les outils utilisés côté CX le sont côté RH désormais. Pour suivre l’analogie, et pour faire face à la pénurie de talents et à la difficulté à attirer les candidats, nous avançons désormais vers une notion de nurturing, qui consiste à « nourrir » le candidat, parfois encore passif, avec des informations ciblées qui vont l’aider à développer de l’intérêt pour l’entreprise. Ces approches RH sont en fait réalisées avec les mêmes outils que ceux utilisés en marketing pour alimenter des prospects qui deviendront de futurs clients et le vocabulaire peut être lui-même transposé : on parle de campagne, de pipe, de conversion, etc. L’IA, dans ce contexte, se révèle particulièrement utile et efficace pour automatiser la sélection et l’envoi des contenus vers les candidats, au bon moment pour eux.

Vous pouvez aussi imaginer que les outils qui permettent d’analyser les sentiments des consommateurs, qui scrutent leurs avis en texte libre, ceux utilisés par des marques pour cibler leurs acheteurs, par exemple, sont aujourd’hui utilisés dans le domaine RH pour exploiter les informations issues des entretiens annuels ou professionnels.

 

Les analogies entre les mondes RH et CX sont aussi visibles dans la gestion des compétences…

Pour la première fois dans les sondages, le sujet de l’identification des compétences est devenu la priorité #1 des RH, devant même la recherche de productivité et de performance. Or, depuis des années, la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences se confrontent à l’obsolescence extrêmement rapide des référentiels de métiers et de compétences qui prennent des années à construire. Ce phénomène s’est accentué avec la réduction progressive de la durée de vie moyenne des compétences, aujourd’hui estimée à deux ans par l’OCDE. La plupart des projets de cartographie de compétences ont ainsi échoué face à l’ambition d’être exhaustif, ou lors des phases d’adoption et de déclaration des profils par de collaborateurs débordés par des listes infinies de compétences référencées. Cela crée un terrain de jeu intéressant pour l’IA, car elle répond à cet enjeu à deux niveaux : l’accélération de la création d’un référentiel de compétences et le matching. Chez Oracle, par exemple, nous avons compilé des millions d’enregistrements de données publiques, concernant des CV, des postes à pourvoir, des missions, des référentiels de compétences publiques et nous en avons déduit un référentiel de 130 000 compétences et de 16 000 postes déclinés en compétences requises. Sur cette base, le client peut personnaliser le référentiel pour l’adapter à sa culture propre, à ses métiers. Dans la seconde étape, le matching, on va consommer les contenus individuels des collaborateurs, des postes, des formations, et on va les faire correspondre avec les compétences identifiées. L’IA les soumet au collaborateur, et ce dernier décide s’il détient ou souhaite développer cette compétence, et déclare éventuellement son niveau. Cette approche permet d’obtenir le meilleur compromis entre la préservation de la culture de l’entreprise, la capacité du collaborateur à garder la main sur ce qu’il déclare, tout en bénéficiant de l’accélération et de l’évolutivité du référentiel offerte par l’IA.

 

Quelle place l’IA occupe-t-elle dans le domaine de la formation ?

La connexion que l’on peut faire avec le sujet des compétences, la mobilité et l’évolution de poste, là où l’IA peut vraiment apporter de l’aide, c’est tout ce travail de matching, de mise en relation d’un besoin reconnu et exprimé avec une ressource disponible, qu’elle soit matérielle ou autre. Dans la formation, l’une des grandes difficultés que l’on peut avoir côté RH, c’est de mettre à disposition des collaborateurs l’ensemble des formations du catalogue dans un format accessible. L’IA peut justement suggérer, parmi des milliers de sessions, de contenus, la dizaine de modules les plus pertinents par rapport à des objectifs de développement exprimés, et ce, même si l’information a été saisie en dehors du module formation, durant l’entretien de performance par exemple. L’IA peut aussi être utilisée pour analyser la progression d’un collaborateur dans l’assimilation de certaines connaissances afin de cadencer les bons contenus.

 

Pour reprendre l’exemple du marketing, il y a ce moment assez agaçant, où vous consultez en ligne votre magazine préféré et où surgit une suggestion d’achat qui correspond à une recherche effectuée quelques minutes plus tôt… C’est ce qui pourrait être irritant dans l’IA…

Cette notion d’« explicabilité », de lisibilité pour l’être humain de la raison pour laquelle l’IA me fait telle suggestion est capitale. Ainsi lorsqu’on suggère une compétence dans le profil d’un collaborateur, on indique en sous-titre : « parce que les collaborateurs ayant le même profil que vous déclarent cette compétence » ou « parce que vous avez actuellement tel poste »… Ces explications facilitent l’acceptation et ramènent l’IA à sa force de calcul et de synthèse des multiples sources de données, en limitant l’irritation liée au sentiment de perte de contrôle.

 

 

Quels sont les travers que l’on peut imaginer ?

C’est clairement le côté normatif de l’IA, car elle fonctionne bien pour identifier des archétypes puis proposer des suggestions à un profil en fonction de son niveau de correspondance avec un archétype. Cela peut avoir un effet normatif en poussant des profils très divers vers des contenus devenus normés ou stéréotypés. L’IA vous ramènera souvent sur le chemin le plus emprunté. Or la richesse humaine, c’est aussi sa diversité, son originalité, sa créativité face des situations nouvelles. Pousser les collaborateurs vers des profils normés serait prendre le risque de vulgariser un mode de pensée convenu. Or l’IA n’est pas très efficace pour gérer des approches hétérogènes ou des profils atypiques.

Il faut donc être vigilant pour continuer à promouvoir les parcours atypiques, les croisements de compétences et d’expériences, l’esprit critique, et notre capacité à sortir des sentiers battus…

 

 

 

Quelles sont les applications avant-gardistes de l’IA appliquée aux RH ?

Les champs d’utilisation sont innovants dans la partie reconnaissance faciale, analyse des comportements, de l’état émotionnel, ou encore dans l’analyse automatique du niveau de langue des collaborateurs. J’imagine qu’à l’avenir ce qui se développera aussi ce sont les assistants digitaux, un peu plus experts que les chabots, qui ont des possibilités limitées. Vous pourrez probablement leur demander une multitude d’actions. Chaque collaborateur pourrait avoir son assistant pour écrire un e-mail, obtenir une information, réaliser une recherche, une analyse. Suivons de près les usages émergents autour de ChatGPT, la fameuse application de chat boostée à l’IA, ils seront certainement précurseurs de ce que nous verrons en entreprise.

 

 

Certains usages de l’IA sont prometteurs mais sont-ils tous souhaitables ?

L’IA augmente le potentiel des organisations humaines et leur vitesse d’exécution, de développement, de collaboration. Ses capacités et ses usages s’accroissent jour après jour. Mais l’IA nous met aussi devant nos responsabilités quant aux risques de dérive sur le plan éthique et moral. Il est donc de notre responsabilité collective d’établir un cadre réglementaire qui conditionne les usages, définisse les limites et les droits, avant que nous ne tombions dans une escalade portée par la seule recherche d’efficacité ou de compétitivité.

Ce n’est pas une tâche aisée, mais c’est le grand enjeu des organisations humaines du début du XXIe siècle.

 

 

Travailler depuis des lieux culturels, c’est possible !

On pourrait la qualifier de « visionnaire » tant elle avait anticipé les chamboulements du monde du travail. Tout commence il y a trois ans, lorsque Sandra Giovannetti prend part à une réunion dans la cafétéria de l’Opéra Garnier, à Paris, avec son équipe. « Travailler dans cet espace chargé d’histoire et de création nous avait complètement redynamisés, rendus plus productifs », se souvient-elle. Cette architecte de formation décide de transformer cette « révélation » en projet professionnel. C’est le début de la start-up Be My Space, qu’elle définit comme « un pont entre le monde des arts et celui de l’entreprise », avec l’objectif de proposer des espaces de travail inspirants et authentiques aux salariés.

 

Lieux « désirables »

 

« Ce sont des espaces qui nous racontent des histoires, des lieux où le temps n’existe pas. Ils sont proches de chez nous, proches de notre entreprise. Vous les connaissez peut-être de nom, vous en avez parfois rêvé… », peut-on lire sur le site Internet de la start-up, lauréate du premier incubateur estampillé « Patrimoine » du Centre des monuments nationaux.

 

Musées, ateliers d’artistes, châteaux du Moyen-Âge… Les salariés d’une entreprise peuvent désormais évoluer dans ce que la fondatrice appelle des « lieux désirables » : « L’être humain fonctionne au plaisir, et l’espace de travail peut aider à répondre à la question du bien-être », assure-t-elle. D’autant que la crise liée au Covid-19 a été un accélérateur sans précédent des mutations du travail dans l’entreprise. Selon une enquête publiée en juin 2020 par l’association des DRH et le Boston Consulting Group, 85 % des directeurs des ressources humaines souhaitent développer le télétravail au sein de leur entreprise de façon pérenne. L’étude indique toutefois que le futur de cette pratique sera hybride, mêlant présentiel et télétravail.

 

Sandra Giovannetti va plus loin. Pour cette passionnée d’arts et d’architecture, l’organisation du temps de travail pourrait désormais être répartie selon trois types de lieux : le siège, le domicile et un lieu « hybride ». « Les entreprises et les salariés ont passé un cap psychologique. On se dirige vers de nouveaux modèles, avec des budgets associés, explique-t-elle. Le travail en présentiel est indispensable, car c’est le moment où l’on se rencontre, où l’on échange. Mais rencontrer un collègue dans un bureau ou dans un lieu qui fait partie du patrimoine, qui a un vrai pouvoir de séduction et de satisfaction, c’est différent. Les individus auront déjà en commun le fait d’avoir choisi cet espace, ce qui créera deux fois plus de raisons de parvenir à dialoguer.»

 

Stratégie « gagnant-gagnant »

 

Pour choisir des lieux appropriés, Be My Space travaille en adéquation avec la raison d’être de l’entreprise. « J’établis d’abord une typologie des besoins avec les dirigeants et les DRH. Une fois qu’un premier tri a été effectué, les salariés peuvent aussi être questionnés. Le but est de proposer une offre sur mesure », précise l’entrepreneuse, qui mise avant tout sur des partenariats de longue durée plutôt que sur des événements ponctuels. Formations, réunions, séminaires… La start-up s’engage ainsi à proposer à l’entreprise, en lien avec son rythme et ses valeurs, un « parcours inspirant » dans des espaces hors des sentiers battus. « C’est également un moyen pour l’entreprise de se positionner en matière de RSE, de montrer qu’elle participe aussi au développement des industries culturelles », ajoute la fondatrice.

 

Une stratégie « gagnant-gagnant » qui permet aussi de faire la promotion de certains lieux culturels et de valoriser le potentiel du patrimoine, parfois oublié. Chaque mercredi matin, les élèves de Sciences Po peuvent désormais étudier à la Cité internationale des arts, dans le 4e arrondissement de Paris, qui reprend ses fonctions de galerie l’après-midi. Sandra Giovannetti a également installé des espaces de coworking éphémères dans l’orangerie de l’hôtel de Sully, siège du Centre des monuments nationaux, situé dans le quartier du Marais.

 

L’Oréal : l’innovation sociale est un métier

Quand le monde de l’entreprise est ébranlé, le DRH est l’une des colonnes sur laquelle on s’appuie. Or, la complexité des tâches administratives peut reléguer au second plan le rôle «d’accompagnateur» du DRH, accompagnateur des transformations et de la performance collective. Est-ce aussi votre constat ?

Chez L’Oréal, nous sommes toujours dans l’anticipation. Depuis de nombreuses années, nous nous situons dans une transformation de la performance collective qui s’appuie sur une diversité des métiers RH. Et en ce qui concerne les tâches administratives, nous avons pris le chemin de la digitalisation depuis fort longtemps. Nous n’avons pas attendu la crise du Covid pour libérer toutes les forces vives, non seulement pour être au plus proche de nos collaborateurs mais aussi pour donner toute la valeur ajoutée que les ressources humaines peuvent apporter. Un exemple de la digitalisation de nos process : la signature électronique des contrats de travail et la génération automatique d’attestations en tout genre que le collaborateur peut obtenir grâce à une plateforme.

Et en ce qui concerne le recrutement ?

Il y a quelques années, nous avons lancé deux initiatives pilotes en nous appuyant sur l’intelligence artificielle, ce qui nous a permis de libérer les forces vives de nos recruteurs tout en répondant à nos objectifs d’efficacité et de diversité en matière de traitement des candidatures. Dans 15 pays du groupe, tout ce qui est présélection des CV se fait grâce à l’intelligence artificielle, tout comme les réponses que l’on peut apporter à des questions “génériques” des candidats, lors des premières phases.

Ces méthodes ne risquent-elles pas de vider le processus de recrutement de sa substance “humaine” ?

Non, au contraire, car nos recruteurs se focalisent désormais justement sur la détection des talents, les interactions avec le business, bref, tout ce qui est beaucoup plus spécifique. L’aspect qualitatif et humain du processus de recrutement est donc optimal et l’intelligence artificielle ne remplacera jamais le jugement humain, qui constitue le vrai savoir-faire de nos équipes de recrutement.

Parlez-nous de votre expertise en “innovations sociales”. En quoi votre poste est-il un partenaire stratégique auprès de la direction générale ?

C’est un poste important tout simplement parce que l’innovation sociale, dans le groupe, a toujours été au cœur de la stratégie de L’Oréal. Pour Eugène Schueller, le fondateur de notre groupe, “une entreprise, ce ne sont pas des murs et des machines mais des hommes, des hommes et encore des hommes”. Pour vous présenter une initiative que je connais bien, en 2013, le lancement du programme Share & Care a constitué une accélération majeure s’inscrivant parfaitement dans la tradition d’innovation sociale du groupe.

Son objectif était clair : mettre en place un socle commun de protection sociale pour tous les collaborateurs à travers le monde. Share & Care s’articule autour de quatre piliers : la santé physique et émotionnelle, la protection financière, l’équilibre vie professionnelle/vie privée, et l’environnement de travail.

À l’heure où le monde connaît des bouleversements qui remettent en question les attentes individuelles et collectives, votre politique d’innovation sociale est donc plus qu’une nécessité…

Effectivement. Elle s’appuie sur des principes en phase avec les problématiques actuelles : le caractère fondamental de la santé au travail, qu’elle soit physique ou mentale, qui va de pair avec la nécessité de donner du sens au travail ; l’importance de la protection sociale, qu’il s’agisse de la mutuelle ou de la prévoyance, et qui garantit sécurité et sérénité ; l’enjeu de l’équilibre vie professionnelle/vie privée et toutes les aspirations qui en découlent liées à la nouvelle vision du monde du travail, à ses nouveaux modèles, à la parentalité ; et enfin l’importance des environnements de travail, qui doivent continuer à se réinventer pour offrir un cadre inclusif et en phase avec les nouvelles façons de travailler.

L’Oréal ne pouvait poursuivre sa progression sans considérer la qualité de vie au travail de ses collaborateurs. Le “Être-bien au travail”, la signature en couverture de votre magazine me semble tout à fait bien adaptée pour définir la vision de notre programme “Share & Care”.

portrait de Martine Nicolas
Martine Nicolas, directrice générale des relations et de l’innovation sociales chez L’Oréal

On évoque souvent le sentiment de solitude que peuvent ressentir les DRH. Ceux-là même qui, aujourd’hui, doivent être sou- tenus dans leur fonction, surtout avec la montée en puissance des problématiques de motivation et de qualité de vie au travail au sens large, du stress et des risques psychosociaux… De quels outils disposez-vous pour accompagner vos collaborateurs et avec quelle amplitude ?

Nous avons de nombreux outils à notre disposition pour accompagner au mieux nos collaborateurs. Évoquons par exemple le sujet de la parentalité, cité précédemment. En 2020, nous avons étendu le congé coparent (père et tout nouveau parent) à six semaines rémunérées dans toutes les filiales du groupe, après avoir testé l’initiative dans certains pays pilotes en 2019.

Nous sommes également particulièrement attentifs aux individus et groupes au sein desquels les droits humains sont potentiellement plus exposés à des violations. Ainsi, en 2018, L’Oréal a lancé le programme “Une femme sur trois” ; c’est un réseau européen d’entreprises qui a pour mission de lutter contre les violences faites aux femmes, en sensibilisant le monde du travail aux violences domestiques.

En parallèle, en France, le groupe a lancé, avec 30 entreprises, un programme qu’on appelle “StopE” pour lutter contre le sexisme ordinaire en entreprise. Et, en 2019, nous avons soutenu l’adoption de la convention internationale de l’OIT (Organisation internationale du travail) contre les violences et le harcèlement dans le monde du travail.

Parlons du domaine des compétences. L’“innovation sociale” chez L’Oréal est portée par une offre de formation croissante basée sur l’“upskilling” et le “reskilling”. Le premier consiste à apprendre en continu au sein même de son entreprise. Le deuxième sert à recruter un candidat sur un poste même s’il ne possède pas encore les aptitudes nécessaires.

Je crois qu’il ne faut plus parler d’“évolution des métiers”, mais de “révolutions des métiers”. Il y a quelques années, un informaticien qui sortait de l’école avec des diplômes prestigieux n’avait nullement besoin de se perfectionner quelques années plus tard. Aujourd’hui, si. Quand on voit le changement permanent des métiers IT (Information Technologies), on doit être en accompagnement de ces métiers. Grâce à des plates-formes de formation, nous permettons et encourageons nos collaborateurs à développer leur employabilité. Tous les salariés de L’Oréal peuvent bénéficier de formations en e-learning via notre portail “MyLearning”.

Nous disposons de plus de 10 000 ressources. Un tableur de recherches vous permet d’identifier les formations les plus appropriées pour vous-même : formations techniques, formations en management, en développement personnel… D’ailleurs, depuis le début de la crise du Covid, nous avons vu une augmentation de l’intérêt de nos collaborateurs pour les sujets de bien-être, de relaxation, de sommeil, de nutrition… Les modules de formation aux “méthodes agiles” ont également été particulièrement plébiscités et utiles en cette période totalement inédite.

Quelles sont les compétences les plus recherchées par L’Oréal pour 2021-2022 ?

La crise que nous passons le prouve : l’agilité et la flexibilité sont les clés de demain. Les qualités humaines de souplesse et d’humilité seront les plus recherchées : savoir s’adapter, se remettre en question, savoir reconnaître que l’on ne sait pas tout. Et puis une compétence est absolument indispensable : c’est l’envie d’apprendre. C’est une soft skill cruciale : la curiosité, ne pas avoir peur de se tromper. Je dis toujours : “Si c’est pour se tromper, il faut se tromper vite”, pour avoir la capacité de rebondir.

C’est une donnée très importante aujourd’hui et surtout pour les générations accédant au marché de l’emploi en ce moment même : l’éthique. Les DRH doivent investir le champ de la responsabilité sociale et sociétale ?

Einstein disait : “Donner l’exemple n’est pas le principal moyen d’influencer les autres, c’est le seul moyen.” Sur le long terme, la transparence des discours ne peut passer que dans la sincérité de ce que vous êtes. L’éthique est au cœur de nos engagements. Nous avons l’ambition de devenir l’une des entreprises les plus exemplaires au monde. Intégrité, respect, courage et transparence : ce sont les principes que nous mettons en avant.

En 2019, L’Oréal a été désignée, pour la dixième fois, comme étant l’une des entreprises les plus éthiques du monde, par Ethisphere. De même, nous organisons un rendez-vous annuel autour de l’éthique appelé l’“Ethics Day”, et je ne le manquerais pour rien au monde ! Depuis plus de dix ans, notre PDG, Jean-Paul Agon, répond personnellement, en direct, aux questions éthiques des collaborateurs du monde entier, via un web-chat live totalement anonyme. C’est un grand moment de la vie de notre entreprise.

Cette force de la RSE attire-t-elle de nouveaux talents aujourd’hui et demain ?

Les jeunes générations attendent du respect de l’environnement, de la responsabilité sociale, une société qui respecte toutes les notions d’éthiques. Et ce sera encore plus vrai demain qu’hier. On le voit à travers différentes études que nous menons, L’Oréal est reconnue comme une entreprise attrayante pour les jeunes générations. Bien sûr, notre mission est la beauté, nos produits sont innovants et de qualité, mais ce qui compte dans la durée, ce sont nos valeurs sociétales.

Les entreprises qui grandissent deviennent souvent rigides et bureaucratiques. Faut-il inverser les tendances et mettre en place des systèmes, parfois expérimentaux, qui laissent la place à plus de souplesse et d’agilité ?

Chez L’Oréal, nous sommes guidés par un principe : “freedom within the frame”, c’est-à-dire que nous évoluons certes dans un cadre établi, mais au sein duquel nous avons beaucoup de liberté pour définir notre poste et nos fonctions. Et c’est cela aussi qui booste l’innovation des équipes. Si vous n’avez pas cette liberté autour de vous, vous ne pouvez pas être créatif. Et moi j’ai eu de la chance, depuis 30 ans dans le groupe, de jouir de cette liberté. Je suis donc très attachée à cette entreprise.

 

Voir aussi : Groupe CASINO : La force du discret

Le recrutement doit changer de mains

Recruter : même par temps calme, aucun autre verbe, dans l’univers des ressources humaines, ne suscite tout à la fois autant d’espoir et d’inquiétude, quel que soit le côté où l’on se place, recruté comme recruteur :

• espoir de trouver un poste qui garantit du “kif” pour l’un et de conquérir LE candidat qui coche toutes les cases pour l’autre ;

• crainte de se tromper d’entreprise pour l’un et de profil pour l’autre.

Aucune mission n’est plus audacieuse et plus compliquée que celle du recrutement, car elle a trait directement à l’humain, tout à la fois complexe et imprévisible. Comment alors, par temps fort, et particulièrement en ces périodes de crise marquées du sceau du Covid-19, très chaotiques économiquement parlant, peut-on oser parler de recrutement ?

Comment peut-on imaginer que des entreprises s’engagent auprès de nouveaux collaborateurs, aussi talentueux soient-ils, alors que l’avenir n’a jamais paru aussi incertain et que le nombre de destructions d’emplois ne cesse d’augmenter ?

Cela peut en effet paraître paradoxal, mais il n’en est rien. Si des pans entiers de certains secteurs économiques s’effondrent, si des métiers disparaissent, d’autres voient le jour, tirés entre autres par les évolutions technologiques, les grands enjeux climatiques, les nouvelles orientations environnementales et les nouvelles formes de travail (management de transition, freelancing). Sous l’égide de startupers audacieux comme sous l’impulsion de chefs d’entreprise ou autres grands dirigeants visionnaires, la quête des talents se poursuit, voire s’accentue dans certains secteurs (santé, sécurité, logistique, digital…), ce dont on ne peut que se réjouir.

En ces temps de crise, la question à se poser n’est donc pas tant doit-on ou non recruter, mais bien plutôt qui doit recruter et comment pour s’assurer de l’adéquation des nouvelles recrues aux exigences des postes à pourvoir, souvent essentiels pour la pérennité de l’entreprise, voire pour sa survie ? La tentation peut alors être grande de dérouler selon la routine habituelle les processus de recrutement qui ont fait tant bien que mal leurs preuves jusqu’alors et qui rassurent, en particulier ceux qui en sont à l’origine, à savoir les services des directions des ressources humaines. Mais ce serait faire fi de plusieurs paramètres déjà naissants avant la crise du Covid-19 et que celle-ci exacerbe. Comme le précise Isabelle Bastide (PDG de PageGroup) dans son ouvrage Le recrutement réinventé :

1 – c’est la fin des modèles : Les compétences techniques relatées dans le CV ne suffisent plus ; l’intuition humaine, l’intelligence émotionnelle, les softs skills sont de plus en plus recherchés ; on ne recrute plus des profils stéréotypés, mais des personnalités qui se révèlent non plus uniquement à travers un entretien d’embauche classique, mais bien plutôt via des plates-formes de recrutement, des vidéos, chats live, forums, jeux-concours, escape games…

2 – place à l’open recrutement : On assiste à l’émergence de principes de cooptation et de recommandation ; en utilisant le réseau professionnel de leurs salariés pour recruter, les entreprises transforment ces derniers en chasseur de têtes. C’est donc tous ensemble : managers, DRH et collaborateurs qu’il faut aujourd’hui envisager les recrutements, sans oublier que…

3 – … la balle est désormais dans le camp des candidats : Les candidats ont mûri, ils ont accès à davantage d’informations et de choix. Ils adoptent une attitude consumériste et sont susceptibles, même en période de crise, de décliner la lettre d’embauche d’une entreprise au sein de laquelle, hier, ils rêvaient d’être engagés.

portrait de dominique BELLOS
Dominique Bellos, ex-directrice des ressources humaines d’HUTCHINSON

Est-ce à dire que recruter serait devenu plus difficile qu’avant la crise du Covid-19 ? Non, le recrutement n’est pas plus difficile aujourd’hui qu’hier, mais il n’est définitivement plus la chasse gardée des dirigeants, des DRH et des managers, ni même des cabinets de recrutement, aussi experts soient-ils en la matière.

Les premiers recruteurs de l’entreprise sont désormais ses collaborateurs. Aucune campagne de recrutement, aucune communication institutionnelle, fussent-elles des plus attractives, ne refléteront l’entreprise si ses collaborateurs ne s’y reconnaissent pas. Et même si le masque devient obligatoire dans l’entreprise pour des raisons sanitaires, il se devra de “tomber” dans toutes les autres circonstances.

Une marque employeur, transparente et efficace, ne se décrète pas, elle se construit à travers ses collaborateurs. En les encourageant à communiquer grâce aux réseaux sociaux sur leur entreprise telle qu’elle est vraiment, les dirigeants, les DRH et les managers font d’une pierre deux coups :

1 – ils invitent leurs salariés à s’engager très en amont sur la marque employeur en les incitant à devenir les ambassadeurs et les relais naturels de l’entreprise et à renforcer par là même leur sens des responsabilités à l’égard de celle-ci ;

2 – ils se montrent rassurants envers leurs potentiels candidats et futurs talents en répondant à l’une de leurs très fortes attentes : l’authenticité.

Bien recruter suppose donc de savoir retenir et fidéliser ses collaborateurs. Le capital confiance va devenir crucial, et ce dès la phase d’intégration du nouveau talent. Il ne faudra plus raisonner uniquement en compétences techniques ou en domaines d’expertise. Le futur collaborateur est avant tout un être humain dont l’intelligence émotionnelle sera à prendre en compte. Gagner sa confiance supposera plus que jamais de la part des managers de savoir faire preuve d’un leadership empathique et rassurant, de surcroît quand celui-ci devra s’exercer à distance, sécurité oblige. Il faudra donc former les recruteurs, dont les managers, à recruter différemment, dans une approche à plus long terme, à travers un “parcours candidat” impactant, personnalisé et authentique.

Désormais, savoir évaluer avec justesse ses futurs talents fera partie intégrante de la mission de l’entreprise. Or, dans cette période exceptionnelle à bien des titres, tous les compteurs ou presque sont remis à zéro, la plupart des indicateurs repères sont caducs, ceux concernant le recrutement ne font pas exception. Il va donc falloir adapter, voire réinventer, les outils d’évaluation, sans visibilité aucune, mais avec une seule certitude : les candidats devront disposer du potentiel requis pour faire face aux challenges de l’entreprise, dont l’avenir est chargé d’incertitudes. Il ne suffira donc plus de vérifier si les compétences annoncées ont bien été démontrées dans leurs précédentes missions, il faudra surtout et avant tout détecter s’ils disposent ou non du potentiel (hard & soft) requis par le poste, puis d’en évaluer le niveau “in vivo”. Le savoir-être face aux incertitudes se révélera un atout majeur particulièrement recherché.

Mais là ne s’arrêtera pas la mission de l’entreprise en matière de recrutement. Elle devra être en mesure d’apporter au candidat retenu un accompagnement sur mesure, pour faciliter son intégration, dans les meilleurs délais, et un environnement managérial qui favorisera son épanouissement et lui permettra de réaliser son potentiel en toute autonomie et authenticité.

C’est à ces conditions que l’entreprise pourra attirer et retenir ses futurs talents afin de relever ses challenges les plus audacieux.

 

Voir aussi : Les soft skills : atouts de demain