Rétablir l’équilibre

 Cela fait déjà de nombreuses années que les enjeux de RSE sont présents dans les organisations avec une intensité plus ou moins forte souvent liée aux réglementations administratives, aux problématiques politiques et aux malheureusement inévitables catastrophes climatiques ou environnementales, depuis Bhopal (1984) jusqu’à Fukushima (2011). En revanche, il est un domaine qui n’est pas toujours pris en considération à hauteur de l’enjeu, c’est l’impact social et économique de cette lutte contre un réchauffement climatique désormais avéré. En effet, l’activité même de l’entreprise est plus ou moins fortement impactée par ces politiques légitimes de protection de notre planète et des écosystèmes. Dans certains cas, les conséquences sociales et humaines semblent non pas oubliées mais un peu négligées sur le moyen long terme. Et pourtant, les engagements des entreprises s’inscrivent quasi toutes dans des politiques RSE ambitieuses et affirmées. 

On ne peut que constater un déséquilibre de fait – et par certains côtés, de droit – entre la responsabilité sociale et la responsabilité environnementale. Pour mémoire, la décision de bannir les véhicules à essence à l’horizon 2030 finalement repoussée semble vertueuse, mais son impact sur l’emploi est considérable. On peut l’accepter comme un mal nécessaire mais regretter dans le même temps qu’à cette décision politique au nom de la planète ne corresponde pas une autre décision politique au nom de l’humain. La question n’est en effet pas d’opposer, comme s’il existait une concurrence malsaine entre l’Homme et la Planète, mais au contraire de réconcilier les deux approches de manière beaucoup plus systématiques et en mesurant avec précision les deux impacts à égalité d’importance. Il en va non seulement de l’adhésion des populations à une nécessité de protection de notre environnement mais aussi de la cohésion sociale indispensable à tout changement de modèle durable. 

Ce constat peut se faire au niveau des États, mais tout autant au sein même des entreprises. Malgré une bonne volonté réelle, celles-ci développent des politiques sous l’impulsion des pouvoirs publics, mais également sous la pression de la société – avec parfois d’ailleurs des excès d’indignité dont on les accuse sans mesurer les fragilisations et même les destructions d’emploi que cela implique potentiellement. Certes toutes ne sont pas irréprochables, mais beaucoup tentent de trouver des solutions équilibrées. Les DRH ont leur responsabilité dans ce travail de réconciliation qui commence par mesurer les impacts humains des décisions avec un rôle d’anticipation sur les changements de métier, les nouvelles compétences à acquérir. C’est à cette fonction de porter aussi la communication des décisions RSE pour en démontrer l’équilibre entre enjeux environnementaux et enjeux sociaux. Le plus difficile est sans doute de faire admettre que ces engagements ne sont pas séparables, toujours au nom de la nécessaire cohésion sociale qui doit devenir le meilleur soutien aux politiques environnementales. C’est en cela d’ailleurs que les tenants d’une écologie culpabilisante et punitive se trompent lourdement dans leur approche. 

L’enjeu n’est donc pas de savoir si les politiques RSE relèvent ou non des RH – reprenant là un débat équivalent et sans fin sur la communication –, mais si elles sont co-construites entre la direction RSE et la direction RH. Dans certaines entreprises aujourd’hui, ces deux fonctions sont réunies, mais ce n’est pas une condition de réussite ni de cohérence. Il en va de même dans les enjeux de dialogue social pour que la stratégie de l’entreprise puisse être déclinée dans les instances dans ses quatre dimensions : économique, sociale, environnementale et financière. C’est par cette approche systémique et équilibrée que nous pourrons enfin avoir des politiques RSE ambitieuses, crédibles et respectueuses de l’humain comme de la planète, mais sans naïveté économique ou financière. Comme souvent, c’est une question d’équilibre, et il est certes positif de noter que nombre d’entreprises ont inscrit des enjeux RSE dans les bonus de leurs dirigeants, même si, à y regarder de plus près, ce sont quasiment toujours des critères environnementaux qui s’ajoutent à ceux plus classiques liés à la performance économique et financière. L’un des combats à mener pour la fonction RH est de faire admettre des critères de performance humaine et sociale à la même hauteur, d’abord pour elle-même, mais aussi pour tous les dirigeants. Cela existe un peu, mais c’est loin d’être suffisant face aux enjeux environnementaux et humains qui nous attendent ! 

L’Oréal : l’innovation sociale est un métier

Quand le monde de l’entreprise est ébranlé, le DRH est l’une des colonnes sur laquelle on s’appuie. Or, la complexité des tâches administratives peut reléguer au second plan le rôle «d’accompagnateur» du DRH, accompagnateur des transformations et de la performance collective. Est-ce aussi votre constat ?

Chez L’Oréal, nous sommes toujours dans l’anticipation. Depuis de nombreuses années, nous nous situons dans une transformation de la performance collective qui s’appuie sur une diversité des métiers RH. Et en ce qui concerne les tâches administratives, nous avons pris le chemin de la digitalisation depuis fort longtemps. Nous n’avons pas attendu la crise du Covid pour libérer toutes les forces vives, non seulement pour être au plus proche de nos collaborateurs mais aussi pour donner toute la valeur ajoutée que les ressources humaines peuvent apporter. Un exemple de la digitalisation de nos process : la signature électronique des contrats de travail et la génération automatique d’attestations en tout genre que le collaborateur peut obtenir grâce à une plateforme.

Et en ce qui concerne le recrutement ?

Il y a quelques années, nous avons lancé deux initiatives pilotes en nous appuyant sur l’intelligence artificielle, ce qui nous a permis de libérer les forces vives de nos recruteurs tout en répondant à nos objectifs d’efficacité et de diversité en matière de traitement des candidatures. Dans 15 pays du groupe, tout ce qui est présélection des CV se fait grâce à l’intelligence artificielle, tout comme les réponses que l’on peut apporter à des questions “génériques” des candidats, lors des premières phases.

Ces méthodes ne risquent-elles pas de vider le processus de recrutement de sa substance “humaine” ?

Non, au contraire, car nos recruteurs se focalisent désormais justement sur la détection des talents, les interactions avec le business, bref, tout ce qui est beaucoup plus spécifique. L’aspect qualitatif et humain du processus de recrutement est donc optimal et l’intelligence artificielle ne remplacera jamais le jugement humain, qui constitue le vrai savoir-faire de nos équipes de recrutement.

Parlez-nous de votre expertise en “innovations sociales”. En quoi votre poste est-il un partenaire stratégique auprès de la direction générale ?

C’est un poste important tout simplement parce que l’innovation sociale, dans le groupe, a toujours été au cœur de la stratégie de L’Oréal. Pour Eugène Schueller, le fondateur de notre groupe, “une entreprise, ce ne sont pas des murs et des machines mais des hommes, des hommes et encore des hommes”. Pour vous présenter une initiative que je connais bien, en 2013, le lancement du programme Share & Care a constitué une accélération majeure s’inscrivant parfaitement dans la tradition d’innovation sociale du groupe.

Son objectif était clair : mettre en place un socle commun de protection sociale pour tous les collaborateurs à travers le monde. Share & Care s’articule autour de quatre piliers : la santé physique et émotionnelle, la protection financière, l’équilibre vie professionnelle/vie privée, et l’environnement de travail.

À l’heure où le monde connaît des bouleversements qui remettent en question les attentes individuelles et collectives, votre politique d’innovation sociale est donc plus qu’une nécessité…

Effectivement. Elle s’appuie sur des principes en phase avec les problématiques actuelles : le caractère fondamental de la santé au travail, qu’elle soit physique ou mentale, qui va de pair avec la nécessité de donner du sens au travail ; l’importance de la protection sociale, qu’il s’agisse de la mutuelle ou de la prévoyance, et qui garantit sécurité et sérénité ; l’enjeu de l’équilibre vie professionnelle/vie privée et toutes les aspirations qui en découlent liées à la nouvelle vision du monde du travail, à ses nouveaux modèles, à la parentalité ; et enfin l’importance des environnements de travail, qui doivent continuer à se réinventer pour offrir un cadre inclusif et en phase avec les nouvelles façons de travailler.

L’Oréal ne pouvait poursuivre sa progression sans considérer la qualité de vie au travail de ses collaborateurs. Le “Être-bien au travail”, la signature en couverture de votre magazine me semble tout à fait bien adaptée pour définir la vision de notre programme “Share & Care”.

portrait de Martine Nicolas
Martine Nicolas, directrice générale des relations et de l’innovation sociales chez L’Oréal

On évoque souvent le sentiment de solitude que peuvent ressentir les DRH. Ceux-là même qui, aujourd’hui, doivent être sou- tenus dans leur fonction, surtout avec la montée en puissance des problématiques de motivation et de qualité de vie au travail au sens large, du stress et des risques psychosociaux… De quels outils disposez-vous pour accompagner vos collaborateurs et avec quelle amplitude ?

Nous avons de nombreux outils à notre disposition pour accompagner au mieux nos collaborateurs. Évoquons par exemple le sujet de la parentalité, cité précédemment. En 2020, nous avons étendu le congé coparent (père et tout nouveau parent) à six semaines rémunérées dans toutes les filiales du groupe, après avoir testé l’initiative dans certains pays pilotes en 2019.

Nous sommes également particulièrement attentifs aux individus et groupes au sein desquels les droits humains sont potentiellement plus exposés à des violations. Ainsi, en 2018, L’Oréal a lancé le programme “Une femme sur trois” ; c’est un réseau européen d’entreprises qui a pour mission de lutter contre les violences faites aux femmes, en sensibilisant le monde du travail aux violences domestiques.

En parallèle, en France, le groupe a lancé, avec 30 entreprises, un programme qu’on appelle “StopE” pour lutter contre le sexisme ordinaire en entreprise. Et, en 2019, nous avons soutenu l’adoption de la convention internationale de l’OIT (Organisation internationale du travail) contre les violences et le harcèlement dans le monde du travail.

Parlons du domaine des compétences. L’“innovation sociale” chez L’Oréal est portée par une offre de formation croissante basée sur l’“upskilling” et le “reskilling”. Le premier consiste à apprendre en continu au sein même de son entreprise. Le deuxième sert à recruter un candidat sur un poste même s’il ne possède pas encore les aptitudes nécessaires.

Je crois qu’il ne faut plus parler d’“évolution des métiers”, mais de “révolutions des métiers”. Il y a quelques années, un informaticien qui sortait de l’école avec des diplômes prestigieux n’avait nullement besoin de se perfectionner quelques années plus tard. Aujourd’hui, si. Quand on voit le changement permanent des métiers IT (Information Technologies), on doit être en accompagnement de ces métiers. Grâce à des plates-formes de formation, nous permettons et encourageons nos collaborateurs à développer leur employabilité. Tous les salariés de L’Oréal peuvent bénéficier de formations en e-learning via notre portail “MyLearning”.

Nous disposons de plus de 10 000 ressources. Un tableur de recherches vous permet d’identifier les formations les plus appropriées pour vous-même : formations techniques, formations en management, en développement personnel… D’ailleurs, depuis le début de la crise du Covid, nous avons vu une augmentation de l’intérêt de nos collaborateurs pour les sujets de bien-être, de relaxation, de sommeil, de nutrition… Les modules de formation aux “méthodes agiles” ont également été particulièrement plébiscités et utiles en cette période totalement inédite.

Quelles sont les compétences les plus recherchées par L’Oréal pour 2021-2022 ?

La crise que nous passons le prouve : l’agilité et la flexibilité sont les clés de demain. Les qualités humaines de souplesse et d’humilité seront les plus recherchées : savoir s’adapter, se remettre en question, savoir reconnaître que l’on ne sait pas tout. Et puis une compétence est absolument indispensable : c’est l’envie d’apprendre. C’est une soft skill cruciale : la curiosité, ne pas avoir peur de se tromper. Je dis toujours : “Si c’est pour se tromper, il faut se tromper vite”, pour avoir la capacité de rebondir.

C’est une donnée très importante aujourd’hui et surtout pour les générations accédant au marché de l’emploi en ce moment même : l’éthique. Les DRH doivent investir le champ de la responsabilité sociale et sociétale ?

Einstein disait : “Donner l’exemple n’est pas le principal moyen d’influencer les autres, c’est le seul moyen.” Sur le long terme, la transparence des discours ne peut passer que dans la sincérité de ce que vous êtes. L’éthique est au cœur de nos engagements. Nous avons l’ambition de devenir l’une des entreprises les plus exemplaires au monde. Intégrité, respect, courage et transparence : ce sont les principes que nous mettons en avant.

En 2019, L’Oréal a été désignée, pour la dixième fois, comme étant l’une des entreprises les plus éthiques du monde, par Ethisphere. De même, nous organisons un rendez-vous annuel autour de l’éthique appelé l’“Ethics Day”, et je ne le manquerais pour rien au monde ! Depuis plus de dix ans, notre PDG, Jean-Paul Agon, répond personnellement, en direct, aux questions éthiques des collaborateurs du monde entier, via un web-chat live totalement anonyme. C’est un grand moment de la vie de notre entreprise.

Cette force de la RSE attire-t-elle de nouveaux talents aujourd’hui et demain ?

Les jeunes générations attendent du respect de l’environnement, de la responsabilité sociale, une société qui respecte toutes les notions d’éthiques. Et ce sera encore plus vrai demain qu’hier. On le voit à travers différentes études que nous menons, L’Oréal est reconnue comme une entreprise attrayante pour les jeunes générations. Bien sûr, notre mission est la beauté, nos produits sont innovants et de qualité, mais ce qui compte dans la durée, ce sont nos valeurs sociétales.

Les entreprises qui grandissent deviennent souvent rigides et bureaucratiques. Faut-il inverser les tendances et mettre en place des systèmes, parfois expérimentaux, qui laissent la place à plus de souplesse et d’agilité ?

Chez L’Oréal, nous sommes guidés par un principe : “freedom within the frame”, c’est-à-dire que nous évoluons certes dans un cadre établi, mais au sein duquel nous avons beaucoup de liberté pour définir notre poste et nos fonctions. Et c’est cela aussi qui booste l’innovation des équipes. Si vous n’avez pas cette liberté autour de vous, vous ne pouvez pas être créatif. Et moi j’ai eu de la chance, depuis 30 ans dans le groupe, de jouir de cette liberté. Je suis donc très attachée à cette entreprise.

 

Voir aussi : Groupe CASINO : La force du discret