L’oeil de … Marianne Robert de Massy, Associée chez Enjeux Dirigeants

Pourriez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a amenée à accompagner les dirigeants dans leur transition professionnelle ?

C’est amusant que vous posiez cette question, car je discutais justement avec une dirigeante que j’ai accompagnée il y a deux ans. Je lui disais que je perçois mon métier comme un art. C’est l’art d’accompagner les personnes au juste moment et avec le bon niveau d’interaction pour qu’elles puissent évoluer en fonction de leurs objectifs. Ce métier me passionne, car il allie méthode et intuition. D’un côté, il y a une dimension très structurée, qui repose sur des repères mentaux. De l’autre, il y a l’intelligence du cerveau droit. Ce mélange d’approches crée une synergie unique, adaptée à chaque situation. S’agissant de ma trajectoire propre : mon intérêt pour la psychosociologie m’a conduite à explorer le sens que les individus donnent à leur parcours, ce qui m’a amenée à travailler dans l’outplacement de dirigeants. J’ai débuté ce métier avec une approche de recherche-action, en observant les problématiques sous différents angles. Cela m’a permis de développer, au fil du temps, ma propre méthodologie issue de l’expérience sur le terrain.

Votre approche est-elle unique ou s’inspire-t-elle d’autres méthodes ?

Mon approche est unique dans la manière dont j’agrège différents outils. J’utilise par exemple la respiration et la médiation corporelle, des techniques bien connues, mais c’est l’assemblage spécifique que j’en fais qui est propre à mon accompagnement. Mon unicité réside dans cette combinaison d’éléments, basée sur mon expérience et ma vision holistique (du grec « Holos » qui signifie tout, entier) de la transition professionnelle.

Quels sont les principaux défis rencontrés par les dirigeants en transition professionnelle ?

Les dirigeants que j’accompagne sont souvent des profils exigeants, avec un haut niveau d’expertise. Lorsqu’ils se retrouvent en transition professionnelle, ils font face à une forte pression liée au temps et à la nécessité de résultats rapides. Ils doivent également retrouver un équilibre, car cette phase perturbe bien souvent leur stabilité. Mon rôle est de créer un espace propice pour qu’ils puissent atteindre leurs objectifs tout en acquérant des outils et les repères nécessaires dans cette période d’incertitude.

Votre approche, qui inclut des aspects émotionnels et corporels, peut-elle dérouter certains dirigeants ?

Oui, mes techniques étant atypiques, elles peuvent au premier abord être déroutantes. Mais les dirigeants que j’accompagne comprennent très vite que l’approche cerveau droit, associée à la structure du cerveau gauche va créer une synergie très intéressante. Chaque outil que j’utilise est orienté vers un objectif précis qui donne un sens aux résultats qui en découlent.

Vous intervenez dans de grandes écoles et entreprises, comment adaptez-vous votre approche à ces environnements académiques ?

La pédagogie est essentielle dans mon métier. Elle consiste à partir du terrain de l’Autre, à comprendre leur contexte pour adapter le discours. Dans les écoles ou entreprises, on attend souvent de moi que j’apporte une complémentarité à des approches plus rationnelles. Lors de mes interventions, comme pour BPI Université récemment, j’essaie toujours de transmettre des idées clés tout en intégrant des dimensions plus expérientielles pour ancrer l’apprentissage.

Les attentes des dirigeants ont-elles évolué ces dernières années ?

Oui, on observe un foisonnement d’informations avec l’essor des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle. Aujourd’hui, les dirigeants cherchent davantage à comprendre comment accompagner le changement humain dans leur organisation. Ils veulent des outils pour mieux gérer leurs équipes et se perfectionner dans des domaines comme le leadership ou la gestion de l’énergie. Cette demande d’optimisation et d’efficacité est plus forte que jamais.

Aujourd’hui, on attend des patrons qu’ils soient leaders, bienveillants, transparents, responsables … Les attentes sont-elles trop lourdes à porter ?

Effectivement, on attend des dirigeants qu’ils incarnent de multiples rôles. Cela peut générer un surcroit de stress. C’est là que j’interviens pour les aider à retrouver une juste distance et une vision plus claire. Nous travaillons ensemble sur leurs angles morts et sur la manière de mieux se positionner dans leur environnement.

Vous mettez de l’importance dans la communication et le « ‘savoir parler de soi-même ».

Savoir parler de soi renvoie à la connaissance de soi. Lorque nous avons  conscience de qui nous sommes, de nos talents et de nos potentiels d’évolution, nous sommes  plus à même de communiquer sur nos spécificités et de ce que nous pouvons apporter à l’entreprise.

Mon travail consiste donc à les aider à redécouvrir leurs qualités et compétences, et à savoir les présenter avec justesse.

Et vous, auriez-vous besoin d’un accompagnement si vous deviez réorienter votre carrière ?

Bien sûr ! Même avec toute mon expérience, je chercherais un sparring partenaire pour m’aider à identifier mes angles morts. J’apprécie ce processus de développement et d’apprentissage, et j’aurais besoin de quelqu’un capable de me challenger, comme je le fais pour mes clients.

Pascal Demurger, le précurseur

À la tête de la Maif depuis treize ans, vous dites qu’au début votre management était classique. Et cela a « coincé ». Pourquoi ?

Oui, mon expérience précédente s’était déroulée dans l’administration publique, à la direction du budget de Bercy. Je voyais les choses de façon assez traditionnelle, et cela a posé un sujet d’intégration au sein de la Maif. Je ne comprenais pas très bien les particularités de la société, et, en même temps, l’entreprise était dubitative car c’était la première fois qu’un dirigeant, qui plus est un énarque, venait de l’extérieur. Avec tous ces facteurs, il y avait des suspicions et des doutes à mon égard. Cela s’est confirmé lorsque j’ai mené des réorganisations : les négociations ont été assez âpres, jusqu’à ce que l’entreprise m’oppose une vraie résistance. Heureusement, cette période n’a pas duré, et la situation a évolué aux alentours de 2010, grâce à plusieurs facteurs. J’ai d’abord été marqué par une remarque d’une personne qui travaillait avec moi. Elle m’a fait prendre conscience de l’impact de mes décisions sur l’épanouissement et l’équilibre psychologique de mes équipes. J’ai su que je pouvais insuffler une culture bienveillante et attentive, ou, au contraire, faire naître une politique plus dure et concurrentielle. Un autre tournant a été de me rendre compte que les considérations éthiques, au cœur de la MAIF, de chaque réunion de travail, étaient toujours vécues en opposition à la performance. J’ai considéré au contraire que l’éthique ne devait pas être vécu comme un frein à notre activité : elle devait être susceptible de l’enrichir. Enfin, le dernier facteur  était personnel : à cette époque, j’ai eu de longues conversations avec mes enfants, qui m’ont fait prendre conscience des enjeux écologiques et sociaux qui les préoccupaient.  Je me suis donc donné comme objectif de construire une stratégie qui mêle engagement et performance. Cela a été le point de départ des initiatives menées à partir de 2013.

Vous parlez de vos débuts chahutés avec beaucoup d’honnêteté. Craignez-vous, parfois, d’être trop transparent ?

J’en ai eu peur pendant longtemps. Mais aujourd’hui je n’ai plus d’appréhension à être transparent : n’ayant rien à cacher ni à masquer, je me sens totalement aligné avec mes engagements. Je n’ai pas honte de mon parcours, beaucoup d’autres personnes ont vécu un chemin similaire. Une autre raison susceptible d’expliquer cette transparence réside dans l’image que je veux imprimer dans l’esprit de celles et ceux que je rencontre. Je veux laisser sous-entendre que, peu importe l’endroit où nous sommes, il ne faut pas avoir peur d’évoluer et de progresser. D’une certaine manière, le dire sans fard et sans orgueil autorise tout le monde à emprunter cette même voie.

La Maif vous a fait évoluer, dites-vous, et elle continuera d’exister après vous. Le leader est-il également un passeur ?

Je suis totalement en adéquation avec la double dimension de passage et de service. La conscience de sa responsabilité passe aussi par le fait de savoir que nous sommes présents pour un moment donné. Cela conduit à vouloir léguer un héritage à la hauteur de ce que l’on a reçu. Je crois en la notion de servant leader, car j’ai pleinement conscience que tout se fait en dehors de moi. Ma mission est de faire en sorte que les conditions des 9 000 collaborateurs de l’entreprise soient les meilleures possible. J’entends par là, un épanouissement personnel qui anime à la fois leur motivation et leur engagement. Pour résumer, les salariés doivent se sentir dans une communauté solide. De ce fait, mon rôle est ainsi d’offrir un confort psychologique pour que chacun donne le meilleur de lui-même.

Seriez-vous le même patron à la tête d’une entreprise cotée ?

De toute évidence, je n’aurais pas la même marge de manœuvre parce que je devrais rendre des comptes tous les trimestres avec des contraintes de valorisation de dividendes. Par exemple, au début du confinement, en mars 2020, nous avons pris la décision de rembourser nos assurés de leurs primes d’assurance automobile correspondant à la période du confinement, puisque les voitures ne circulaient plus. Cette mesure aurait été difficile à mettre en oeuvre dans une autre compagnie, d’autant plus dans un fonctionnement traditionnel. 

On vous dit souvent que le modèle d’entreprise responsable est facilement applicable quand on n’a ni actionnaires ni concurrence… Comprenez-vous cette opposition ?

La MAIF est enserrée dans les contraintes de la concurrence qui vient en partie d’entreprises internationales et est donc soumise aux mêmes exigences de performance et d’efficacité opérationnelle. Et, avec le temps, j’ai aujourd’hui la certitude que l’engagement crée de la valeur, y compris de la valeur économique, pour l’entreprise. Surtout, les dirigeants n’ont plus le choix : ils doivent s’engager, la pression est forte au sein des entreprises, au niveau de la réglementation et de la part des consommateurs. Même si un patron n’est pas sensible aux problèmes écologiques et sociaux, il peut recevoir suffisamment de signaux pour prendre conscience de cette urgence. Là où la question peut paraître désuète, c’est quand on observeles résultats extrêmement positifs que nous pouvons avoir en mettant les choses dans le bon ordre. Il y a une dizaine d’années, j’avais organisé un séminaire pour les managers afin de leur présenter le management par la confiance et les inciter à s’y lancer. Je me souviens leur avoir dit que le seul objectif à avoir, en tant que manager, n’était pas l’efficacité opérationnelle, les résultats quantitatifs ni la productivité, mais bien l’épanouissement des collaborateurs. Évidemment, ce sujet étonnait tant il semblait contre-intuitif. Mais quand vous le faites de manière sincère, vous obtenez un alignement total entre les aspirations individuelles de chacun et la stratégie de l’entreprise. Cela se manifeste notamment par le niveau de motivation des collaborateurs. Nous l’avons mesuré en dix-huit mois avec une baisse de 25 % de l’absentéisme. Les personnes travaillant à nos côtés peuvent éprouver un certain attachement à l’entreprise et peuvent devenir, au fur et à mesure, de véritables ambassadeurs.

Vous êtes coprésident d’un mouvement d’entrepreneurs et de dirigeants engagés dans la transition écologique et sociale, Impact France.

Cette décision est le fruit d’un cheminement. Pendant une dizaine d’années, je me suis focalisé sur la Maif. Avec une logique d’impact et de contribution, considérant que cela en valait la peine. J’avais deux objectifs : gagner en performance et en attractivité et, en parallèle, avoir un impact sociétal fort. Après diverses sollicitations dans mon environnement professionnel, je me suis rendu compte que mon engagement devait aller plus loin. J’ai donc écrit, en 2019, L’entreprise du XXIe siècle sera politique ou ne sera plus. J’explorais dans ce livre ce cheminement incontournable que doit avoir un dirigeant. À la suite de cette publication, j’ai eu une visibilité plus importante. J’ai été amené à témoigner et à diffuser mes idées dans des événements ou dans d’autres entreprises. Malheureusement, les prises de conscience évoluent assez lentement. Je devais passer à l’étape suivante : toucher les pouvoirs publics, pour faire évoluer le cadre réglementaire et fiscal pour qu’il incite les entreprises à s’engager.  A titre personnel, j’ai publié, en 2022, un rapport à la Fondation Jean-Jaurès allant dans ce sens. Ensuite, j’ai été sollicité par les coprésidents sortants d’Impact France  pour prendre la tête du  mouvement avec Julia Faure et j’ai compris que c’était une occasion unique d’amplifier l’impact que l’on peut avoir. 

Vous proposez d’intégrer des entreprises plus classiques telles que SNCF ou Doctolib. Cela a été mal vécu par certains. Comment l’expliquez-vous ?

Cela a été mal vécu par une poignée de personnes ayant un écart idéologique important et considérant qu’elles ne peuvent se regrouper qu’avec des entreprises complètement pures dans leurs engagements. Les entreprises en phase de transition qui souhaitent faire évoluer leurs pratiques sont encore trop éloignées de ce que ces personnes recherchent. Je considère que l’objectif est d’avancer le plus vite possible, pour faire face à l’urgence et, à terme, transformer l’économie française. Pour cela, il faut embarquer des entreprises plus importantes à condition qu’elles soient dans une transition sincère. C’est ce projet qui a été validé par près de 90% des adhérents du mouvement.

Aujourd’hui, vous êtes écouté, les médias vous invitent, le grand public apprécie votre militantisme. Vous avez pris position pour une autre forme de redistribution des bénéfices, plaidant pour limiter les superprofits en période de crise. Est-ce que vous vous êtes fait des contradicteurs ou des ennemis parmi vos homologues ?

J’ai eu des contradicteurs bien sûr, mais en nombre réduit. En réalité, ceux qui n’entendent pas ce discours sont ceux qui ont intérêt à y résister.  et qui ne comprennent pas que le XXIe siècle est basé sur l’engagement. L’irruption de patrons d’un nouveau genre peut les interroger. Finalement qui sommes-nous ? Des militants ou des patrons ? Le fait de croiser ces deux catégories dérange les acteurs qui s’accommodent des oppositions cristallisées. Mais l’immense majorité des dirigeantes et dirigeants que je rencontre ont pleinement conscience de la nécessité de s’engager. 

Cet engagement vertueux qui est le vôtre est totalement aligné avec celui de la Maif et même au-delà. Comment imaginez-vous votre avenir ? Dans la sphère politique ?

L’après, pour ma part, c’est mon implication auprès d’Impact France. Mais, vous savez, ce que nous abordons depuis le début de cette interview est politique. Pour moi, l’entreprise devient un objet politique au sens où on ne la conçoit plus comme une entité isolée du reste du monde. Si elle a des impacts, positifs comme négatifs, elle a une responsabilité qui est d’ordre politique sur la cité. La question qui se pose alors est : comment mettre en œuvre cette conviction ? Est-ce que c’est en démontrant que nous pouvons transformer le modèle de l’entreprise en pratique ? Est-ce que c’est en prenant la tête d’un mouvement d’entreprises qui se veut puissant et influent ? Ou d’un ministère ? Pour ma part, j’ai choisi les deux premières solutions. Au fil des années, il y a eu une relation particulière et extrêmement forte qui s’est nouée entre la Maif et moi. Cette relation est si stimulante que je ne veux surtout pas m’en priver. Et cet engagement, je le poursuis pleinement avec Impact France…

L’oeil de … Anne Soupa : « L’Église et les femmes, c’est un rendez-vous manqué »

Il y a des pasteures, des imames et des rabbines, mais aucune catholique ne peut devenir prêtre, diacre ou évêque. Pourquoi ?

Depuis le tournant des deux millénaires, canoniquement (c’est-à-dire juridiquement), toutes les responsabilités sont confiées au prêtre, personnalité centrale de la vie de l’Église catholique. Cette figure a fini par se confondre avec l’Église elle-même. Comme ce clergé est masculin, il est très difficile pour beaucoup de catholiques d’imaginer que des femmes puissent occuper des responsabilités effectives.

Vous saviez que votre candidature à la tête du diocèse de Lyon avait peu de chance d’aboutir. Pourquoi l’avoir proposée ?

Pour briser un entre-soi masculin propice au repli, donc aux abus qui, depuis quelques années, font scandale. J’ai volontairement candidaté pour être évêque laïque. Ce fut une deuxième bombe à l’intérieur de la première bombe qu’était ma candidature. J’ai candidaté au simple titre de mon baptême et avec les compétences requises pour la charge. Je ne souhaite pas passer par le ministère ordonné, c’est-à-dire la prêtrise, aujourd’hui dans l’impasse : il n’y a qu’une centaine de personnes ordonnées chaque année. Si on y met des femmes, le chiffre montera à 200 tout au plus, mais on n’aura rien résolu. L’Église doit repenser profondément l’attribution des responsabilités aux catholiques. Dans le code de droit canonique, il est écrit que la prêtrise est « d’institution divine ». Devant les abus, nous comprenons que c’est une énorme faute. Est-ce qu’un prêtre abuseur est d’institution divine alors qu’il maltraite des petits enfants pour toute leur vie ? Là, il y a une instrumentalisation de Dieu que je trouve très coupable. Le clergé a cédé à son péché de toute-puissance. Donc, je récuse l’usage actuel du ministère ordonné et n’aurais pas voulu être prêtre.

Beaucoup de croyants ne se reconnaissent plus dans l’Église, en partie à cause de cette confusion entre pouvoir, masculinité, sacré et rapport tendancieux à la sexualité.

Oui, c’est une conjonction toxique. Il faut une réforme en profondeur. Si je candidate pour être évêque laïque, je demande implicitement que l’institution me confie des responsabilités dévolues aux seuls prêtres, donc qu’elle modifie en profondeur son système. Dès lors, tout devient à réformer : non seulement le privilège masculin, mais le célibat, la prise de décision, l’obéissance à Rome. C’est pourquoi la question des femmes est emblématique de toutes les réformes qu’il faudrait faire au sein de l’Église. Si Rome a tant de mal à y venir, c’est peut-être que cela ouvrirait une période de remous, comme lors de toute grande réforme. De plus, il y a un blocage catholique évident sur la sexualité. L’obligation de chasteté fait que les clercs n’arrivent pas à en parler. Leur sexualité propre est mise de côté, contenue et non analysée, alors que c’est une question centrale pour tout être humain. Non seulement ils sont en souffrance, mais ils se privent de toute parole crédible sur le sujet. Qui voudra les entendre ?

Vous employez le mot de « réforme », chargé d’histoire et qui fait écho au mouvement qui donna naissance au protestantisme au XVIe siècle. Toute réforme est-elle forcément excluante ?

La Réforme luthérienne le fut, c’est vrai, mais il ne faut pas oublier que l’Église s’est toujours réformée en interne, sans bruit mais souvent avec efficacité. Aujourd’hui, elle est particulièrement fragilisée par l’existence de deux camps en son sein : ceux qui adhèrent à l’ouverture proposée par le pape François et les conservateurs, qui s’opposent à tout changement. Si François touche à la question des femmes, très clivante, ils l’accuseront de rompre avec la tradition millénaire de l’Église et feront de lui un pape à destituer. Le schisme n’est pas loin… Et ça, c’est une responsabilité qu’aucun pape ne voudra porter : les souvenirs de la Réforme protestante sont encore très douloureux.

Vous n’avez obtenu aucune réponse à votre candidature. Cela vous a-t-il étonnée ?

La réponse aurait dû venir de la nonciature. Le nonce, représentant du Vatican, est celui qui collationne le nom des candidats à un poste épiscopal et qui les transmet à Rome. Cette non-réponse est donc extrêmement grave pour moi, car elle peut signifier un mépris : « Oh, c’est une affaire de femmes, laissons-les se calmer, on oubliera vite. » La vérité, c’est que la nonciature ne savait que répondre. Les arguments d’opposition à des responsabilités féminines sont extrêmement faibles.

Au niveau exégétique, voulez- vous dire ?

Je soutiens que Jésus s’est comporté avec les femmes exactement de la même manière qu’avec les hommes, sans différentialisme : pour lui les femmes sont des êtres humains comme les autres, ont droit à son enseignement, à ses guérisons, la relation qu’il noue avec elles est forte et constructive. L’objection majeure de Rome est que Jésus aurait choisi douze apôtres hommes. Un argument extrêmement fragile au regard de la tradition interprétative de l’Église catholique et du monde juif. Ils sont douze parce qu’aux temps immémoriaux le patriarche Jacob avait douze fils, à qui il donna les douze tribus composant Israël. C’est l’histoire mythique, fondatrice d’Israël. Quand les évangélistes disent que Jésus appelle avec lui « douze hommes » (Matthieu, X), cela signifie qu’il appelle tout Israël. Comme Jésus n’est jamais sorti de ce territoire, Israël est pour lui le monde entier : tout l’inverse d’une tradition excluante.

Cet argument d’exclusion est-il conforme à la tradition interprétative catholique ?

Non, il va à rebours de la tradition interprétative des textes, très ouverte. En 1994, un document de la Commission biblique préconisait l’ouverture à quantité d’interprétations. Depuis la fin de l’Antiquité on a pratiqué ce que l’on appelle l’exégèse des quatre sens de l’Écriture : littérale, analogique, morale et spirituelle. Aujourd’hui, nous sommes dans une période de recul. On lit au pied de la lettre, alors que l’on a les moyens d’interpréter plus largement. Ce refus de l’institution de s’ouvrir aux femmes, c’est une fixette psychologique.

Souvent, une femme qui convoite un poste traditionnellement masculin passe pour dérangeante voire hystérique… Comment inverser la tendance et considérer avec bienveillance les ambitions, quêtes ou vocations des femmes ?

Je souhaite montrer le côté constructif de l’affaire. Dans l’Église, il y a de vrais blocages institutionnels qui m’empêchent d’être évêque. Que me reste-il donc pour « faire l’évêque » ? À avoir une action de prise de parole, d’apostolat, d’annonce de l’Évangile autour de moi, et je ne me prive pas pour le faire. C’est dans l’action que se résolvent les problèmes de non-reconnaissance.

Vous êtes théologienne. À partir de quand a-t-on accepté que les femmes commentent les Écritures ?

Le grand tournant se situe en 1965, à la fin du concile Vatican II. Auparavant les laïcs n’étaient pas admis dans les facultés de théologie. Leur promotion, hommes et femmes, a commencé à être vivement encouragée, et les femmes ont pu accéder à des formations. Aujourd’hui, la recherche biblique et théologique est assez féminisée. Cela fait reculer la mainmise masculine, toutefois ces femmes sont à des postes non décisionnels, exclues des grandes chaires d’enseignement et souvent cantonnées à la recherche. Il faudrait passer à l’étape suivante. La Bible a été monopolisée par une lecture masculine, c’est flagrant quand on scrute les textes. Mais des travaux existent à présent qui apportent un regard féminin.

Vous dites : « La cause des femmes et celle des Évangiles sont liées »…

Jésus est féministe car il considère les êtres humains en tant que tels et non comme des êtres sexués. C’est ce féminisme dont je me réclame, celui qui n’exalte pas les qualités des femmes, qui ont autant de défauts que les hommes. Nous sommes avant tout des êtres humains. Les Évangiles sont construits ainsi, et Jésus porte ce regard sur le genre. L’Église est une institution religieuse restée très conservatrice et qui a raté l’émancipation des femmes à partir des années 1950, malgré les avertissements du concile Vatican II, lequel appelait à ne pas considérer les personnes pour leur sexe (Constitution Gaudium et Spes, 29). Malgré cela, la papauté a manqué le coche et, avec Jean-Paul II, s’est enferrée. Extrêmement séducteur, il a flatté les femmes, en disait un bien fou, mais les a tenues dans une cage dorée. Jean-Paul II a recléricalisé l’Église en redonnant du pouvoir aux prêtres.

Aujourd’hui, où sont les femmes dans l’Église et au Vatican ?

Il y a beaucoup de femmes dans les paroisses, les diocèses, et quelques-unes accèdent à des responsabilités plus grandes à la Conférence des évêques. Une nomination a récemment fait du bruit : Nathalie Becquart, une religieuse nommée sous-secrétaire du synode (assemblée délibérative d’ecclésiastiques), un poste considéré comme important car un droit de vote lui est associé. Pour la première fois, une femme prendra part aux décisions importantes de l’Église. Il était temps ! Lors du synode de la famille, en 2014-2015, aucune femme n’avait été appelée à témoigner, ce qui selon moi était catastrophique et discréditait le synode dans son essence même.

Si vous aviez été évêque, qu’aurait-on pu retenir de vous ?

Jésus a annoncé l’Évangile dans une Relation. Quand il rencontrait des gens, il voyait leurs problèmes, qui se dénouaient dans la confiance mutuelle. La responsabilité première d’un évêque, c’est de créer un corps spirituel large, uni et animé par une relation forte. Je crois que j’aurais aimé nouer des liens. Nous en avons besoin pour la paix sociale et l’harmonie. J’aurais été dans une Église inclusive et non pas excluante.

Pensez-vous que vous verrez, de votre vivant, des réformes catholiques d’envergure ?

Parfois j’en doute. Il y a des diocèses où les rapports sont bons et où l’on confie aux femmes des responsabilités. Parfois, elles tiennent des équipes d’animation pastorale. En Allemagne, des initiatives fortes et souvent contestataires existent. Plus largement, il se passe quantité de belles choses dans l’Église : des groupes bibliques, de soutien, des maraudes pour les sans-abri, des formations d’assistance aux personnes précaires. Il faut regarder de ce côté-là et favoriser l’éclosion de petites cellules évangéliques, constructives. Deux scénarios s’offrent pour l’avenir : ou bien le Vatican s’entête, s’isole et restera une vitrine de traditions populaires et de survivances rituelles. Ou bien, après François, arrive un pape prêt à entamer un chantier d’ouverture aux laïcs, aux prêtres mariés, à donner des responsabilités aux religieuses et aux femmes laïques. Quelle hypothèse l’emportera ? À ce stade, je ne le sais pas.

Enfin, vous êtes bibliste et croyante : si vous aviez lu un jour que Dieu refusait mordicus que les femmes aient une position dans l’Église, auriez-vous candidaté ?

Ce scénario ne peut se concevoir, ni en judaïsme ni en christianisme. Le Dieu du livre de la Genèse a créé deux êtres humains égaux et différents, l’homme et la femme, sans jamais définir le contenu de cette différence, à inventer selon les temps et les lieux. En revanche c’est aujourd’hui que l’institution catholique désobéit à son fondateur, Jésus, et à son Père du ciel.

Pour l’amour de Dieu, d’Anne Soupa, Albin Michel, 2021.

Le Grand Entretien : Julie Walbaum, CEO de « Maisons du Monde »

Vous dirigez Maisons du monde depuis juillet 2018. Que signifie le « management inclusif » pratiqué par votre entreprise ?

 

Un management inclusif repose avant tout sur une entreprise à l’écoute, qui sait que sa valeur vient des femmes et des hommes qui la composent, en particulier dans le secteur de la vente au détail qui est le sien. La diversité est une force, et de là vient la plus grande performance de Maisons du monde, une entreprise très féminine : deux tiers de nos collaborateurs sont des femmes, celles-ci dirigent trois quarts des magasins et constituent la moitié du comité exécutif. L’entreprise souhaite comprendre et incarner au quotidien la richesse de la diversité. C’est une responsabilité de tous les jours et de chacun que de promouvoir et de préserver celle-ci.

 

Auparavant, vous étiez la directrice digital et marketing client de l’entreprise. Pourquoi vous êtes-vous portée candidate à ce poste et qu’est-ce qui a fait la différence, selon vous ?

 

Je connaissais Maisons du monde depuis 2014. Le numérique faisant partie de son évolution depuis de nombreuses années, on voyait bien l’accélération du modèle dans ce sens. J’ai donc participé à l’introduction en Bourse de l’entreprise, en 2016, aux côtés du directeur général de l’époque. En 2018, alors que j’avais trois enfants en bas âge, ce n’était pas un choix évident, mais j’avais un projet pour Maisons du monde. Cette entreprise était tellement attachante, avec des femmes et des hommes très engagés, que je me suis lancée. Je pensais que je pouvais entretenir notre longueur d’avance sur le digital. Je souhaitais aussi faire évoluer certains pans de l’organisation, par exemple, donner un nouvel élan à l’offre, poursuivre la croissance rentable, en y combinant plus de « responsabilité ».

 

L’emploi du temps d’une DG est dense. Avez-vous mesuré les contraintes, les obligations quand vous avez candidaté à ce poste, en tant que mère de famille habitant à Paris et non à Nantes, où se situe le siège ?

 

Je crois que l’on ne mesure jamais toutes les données avant d’y arriver… Surtout dans un secteur qui se transforme rapidement et dans un contexte macroéconomique qui a tout de même bougé ces derniers temps. Je crois aussi que, dans la vie, il faut réfléchir… mais pas trop. Je me suis fiée à mon intuition. Pour prendre ce type de responsabilités, cela demande beaucoup d’engagement : il faut avoir un projet et qu’il vous passionne. J’ai pu me lancer dans cette aventure, car mon mari, qui a lui aussi une carrière très remplie, a su et voulu réorienter ses responsabilités au sein de notre famille. Il s’est organisé dans un périmètre plus local, il a moins voyagé. Et cela a finalement enrichi notre expérience familiale.

 

La famille reste votre priorité…

 

Oui, mon mari et moi-même nous sommes donné quelques petites règles familiales. Je ne passe jamais plus de deux nuits consécutives hors de mon foyer. Chaque jour, nos enfants sont réveillés ou couchés par l’un de nous deux. Aux vacances scolaires, je prends une semaine de congé et j’encourage les membres du comité exécutif et les collaborateurs de l’entreprise à en faire de même. Vous savez, ce n’est pas très sain de créer une distinction entre le corps dirigeant et le reste des collaborateurs. C’est justement parce que ces derniers me voient avec les mêmes problématiques qu’eux, comme des réunions zoom avec mon fils de trois ans sur les genoux, que cela permet de créer une atmosphère détendue, de dire les choses quand cela ne va pas ou le contraire.

 

Vous parlez avec beaucoup de sincérité de cette répartition entre vos deux « vies ». C’est assez rare dans le monde des grands dirigeants. C’est un choix assumé ?

 

Les collaborateurs de l’entreprise se donnent beaucoup. En tant que dirigeante, je me dois, en retour, de donner du sens à leur travail et de leur accorder de la confiance. Et cela passe par une attitude transparente. J’aime beaucoup ce proverbe africain : « It takes a village to raise a child », « Il faut un village pour élever un enfant ». Cela signifie que tout le monde a un rôle à jouer dans l’aventure et que des liens authentiques, fondés sur la transparence et l’entraide autour d’une vision commune, conduisent à une culture forte et, je le crois, au succès.

 

Avez-vous dû faire face à quelques réticences ? Avez-vous senti que vous deviez faire vos preuves ?

 

Cette question m’est régulièrement posée et, étonnamment, on la pose beaucoup plus aux femmes qu’aux hommes. L’idée est d’assumer pleinement ce que l’on est, sans tomber dans les excès. Je crois que mon rôle de maman et ma vie personnelle m’aident à être une meilleure dirigeante. Car cela m’oblige à prioriser, à donner un cadre très clair aux équipes. Celles-ci doivent être efficaces parce que, moi-même, j’ai besoin d’être efficace. Cela remet aussi l’église au centre du village (toujours lui !) : quand, dans ma vie professionnelle, il m’arrive d’être tendue, la famille me rappelle la vraie valeur des choses et le sens des priorités. Enfin, il me semble important de montrer aux femmes de l’entreprise qu’il ne leur est pas nécessaire d’afficher la panoplie du super-héros dévoué à sa carrière : je gère, je n’ai aucune contrainte extraprofessionnelle, etc. La vie pour moi est faite de vases communicants. L’important est de conserver un engagement et une exigence élevés. Pour le reste, l’adaptabilité est ma meilleure amie. Moins on se met de barrières mentales sur ce que l’on peut et ne peut pas, plus on a de chances de réussir sa vie professionnelle.

 

La bonne gestion de cet équilibre pro-perso est un moteur formidable : pourquoi n’en avait-on pas conscience auparavant ?

 

Parce que le travail était vu comme une fin en soi. Pendant longtemps, on a évolué dans des valeurs masculines assez fortes : la réussite professionnelle avait une fonction statutaire importante. Ce n’était pas le cas dans toutes les sociétés européennes. En Scandinavie, par exemple, c’est tout à fait différent. On avait auparavant une vision très linéaire de la vie des gens, avec des études, un travail… Les générations actuelles nous apprennent à cultiver plus de circularité, avec plus d’équilibre entre les différents pans de notre existence. Et c’est tant mieux !

 

Les grands mots de cette année sont « flexibilité » et « agilité ». J’ai entendu dire que vous demandiez à vos collaborateurs de faire preuve d’une grande efficacité dans les réunions, mais aussi de travailler en autonomie…

 

L’autonomie est une valeur forte chez nous, car Maisons du monde est une entreprise entrepreneuriale. Notre mode de fonctionnement est « agile », dans le sens où nos salariés sont engagés dans les projets et les portent. L’année 2020 a été particulière : je n’ai pas demandé plus d’efficacité à mes équipes, car elles se sont adaptées seules. En tant que dirigeante, j’ai un devoir de vigilance avec mon comité exécutif afin de ne pas privilégier la productivité avant tout.

 

Les entreprises sont davantage des lieux moraux que physiques. Comment vous adaptez-vous ?

 

Il faut arriver à préserver et à renforcer la culture d’entreprise. Nous sommes passés à deux jours de télétravail par semaine. Nous n’avons pas souhaité aller plus loin, car le temps collectif est essentiel pour l’aspect interrelationnel, pour les espaces de liberté induits, pour favoriser la créativité, une valeur importante chez nous. Ces valeurs d’entreprise définissent le quotidien entre les équipes et le management de proximité. Le comité exécutif et moi-même réfléchissons à valoriser ces temps d’interaction, en présentiel mais aussi à distance. À l’occasion de 2020, nous avons lancé une initiative nommée les MDMTalks : le comité exécutif prend la parole auprès de l’ensemble des collaborateurs du siège et des magasins, directeurs et adjoints. On discute de l’actualité de l’entreprise, des difficultés qui sont les nôtres. On met le plus possible en lumière d’autres collaborateurs de l’entreprise. Le discours de transparence, l’échange sur la base d’un jeu de questions-réponses sont au cœur de cet exercice. Je trouve que le Covid nous a permis de cultiver des liens rapprochés avec nos collaborateurs, avec nos équipes en magasin. Quand on a 350 sites en Europe, on ne peut pas avoir la même proximité tout le temps.

 

Comment le numérique peut-il nous amener à développer toujours plus de proximité, sans se substituer à la qualité du temps physique en entreprise ?

 

Avant de prendre mes fonctions, j’ai fait durant trois mois le tour des magasins en Europe, visité plus de 70 sites, participé à 40 dîners avec des directeurs régionaux et de magasins, ce qui m’a permis de sentir le pouls de l’entreprise. Aujourd’hui encore, ces interactions me portent. J’accorde énormément d’importance à la voix de nos équipes en magasin, qui sont au contact de nos clients. À chaque événement, confinement, déconfinement, période de Noël ou autre, le comité exécutif et moi-même étions présents en magasin. C’est important d’aller cultiver le lien vivant : le numérique ne fait pas tout, loin de là.

 

Vous êtes vue sur les sites, vous privilégiez le tutoiement : la perception du PDG a-t-elle changé ?

 

La simplicité de la relation avec le management est, pour moi, la base du rapport de confiance qu’il est possible de nouer avec les collaborateurs. J’ai commencé ma carrière dans des entreprises américaines, donc, probablement, cela laisse des traces. Je tutoie tous les collaborateurs et vice versa. Je pose naturellement beaucoup de questions, car c’est en interrogeant des collaborateurs à plein de niveaux différents que je construis ma perception de ce que doit être l’entreprise de demain. Je vais au contact de façon très large. Le fait de rendre le management accessible est important, d’autant plus dans cette période. Cela passe par la communication. On doit s’appuyer sur un management de proximité pour que chacun endosse la responsabilité de donner du sens à son collaborateur. Le devoir d’exemplarité est pour cela essentiel.

 

Quels sont vos grands projets à la tête de Maisons du monde ?

 

Poursuivre la croissance et y associer plus de durabilité. Ce projet a un soubassement RH très important, car la durabilité porte un pan social et un pan environnemental. Nous sommes une marque-enseigne et nous avons une affinité très forte avec nos clients. Cette marque passe par notre offre. Nous avons donc à cœur de faire croître nos équipes de création. Au-delà du côté tendance et stylé, il faut donc miser sur la durabilité : par exemple, 68 % de notre offre en bois est certifiée. On a lancé pour la première fois du textile certifié Oeko-Tex. En une année, on a atteint 25 % de notre offre textile certifiée de la sorte. On fait la combinaison entre « aller chercher des produits qualitatifs avec un double enjeu d’expérience clients et de durabilité » et « aller chercher des matières toujours plus responsables ». Le produit reste au cœur de nos modèles. S’agissant de l’approche « omnicanal » – qui vise à multiplier les interactions avec le consommateur, à l’heure où le digital prend de plus en plus de place –, l’idée est de continuer à accélérer dans ce sens, mais en affirmant toujours l’importance du magasin, qui crée beaucoup plus de valeur qu’une simple transaction numérique. Tout l’enjeu est de faire évoluer le rôle du magasin dans un modèle omnicanal, avec une marque forte, vers un point de vente qui offre une expérience et un service.

Enfin, notre dernier pan de croissance s’appuie sur le développement des services. En 2019, nous avons pris une participation majoritaire dans Rhinov, une start-up qui fait du conseil professionnel en décoration d’intérieur, 100 % numérique. Ce sont des architectes d’intérieur : vous leur soumettez le petit quiz déco que vous avez rempli, un budget pour votre pièce, et là vous avez des planches déco réalisées par de vrais professionnels. Nous avons l’ambition de démocratiser la déco. Par les produits, bien sûr, mais aujourd’hui aussi par les services. C’est un axe de création de valeur pour nos clients, et c’est aussi une création de valeur durable, qui ne nécessite pas de produire de la matière supplémentaire.

 

Justement, vos intérêts pour les problématiques de RSE sont connus : comment sont-ils incarnés dans Maisons du monde ?

 

 

Avez-vous une feuille de route en fonction de ces engagements ?

 

Oui, s’agissant de l’offre, nous sommes concentrés sur plus d’écoconception, plus de matériaux recyclés ou durables. Plus de réparation aussi : nous avons un atelier d’ébénisterie dans nos entrepôts, avec des artisans qui réparent les produits pour éviter qu’ils ne soient jetés. Ainsi 18 000 meubles ont été remis à neuf cette année. C’est deux fois plus qu’en 2020. De même, Maisons du monde se situe dans une économie circulaire et solidaire : nous sommes l’un des premiers partenaires d’Emmaüs, à qui nous donnons des dizaines de milliers de produits à l’état neuf issus des retours de nos clients, afin de leur offrir une seconde vie.

 

Dans la thématique de la durabilité, le pôle social est important : comment les collaborateurs sont-ils associés à cet effort ?

Maisons du monde est une entreprise qui crée du profit : notre responsabilité est donc de dégager des contributions dans un système positif. Être collaborateur de Maisons du monde, c’est faire partie d’une entreprise où chaque personne compte, c’est se sentir nécessaires les uns aux autres, construire ensemble une entreprise qui ressemble à ses équipes et les rassemble, c’est avoir la liberté d’être soi-même et avoir la conscience intime d’être au bon endroit. Pour faire vivre cet esprit, notre politique RH allie une proposition adaptée à chaque étape clé du parcours des collaborateurs et des engagements sociaux forts. Nous ambitionnons de créer une école de formation et de devenir une entreprise apprenante pour tous ceux qui partagent les valeurs de la marque. Par ailleurs, Maisons du monde souhaite être un employeur de référence grâce à des engagements responsables forts. Une feuille de route a été formalisée en matière de bien-être, d’inclusion des personnes en situation de handicap et des jeunes, d’égalité hommes-femmes, de dialogue social.

 

Pour une expérience collaborateur optimale, le management de proximité est essentiel…

 

Justement, le groupe a décidé d’intégrer à sa feuille de route RSE des objectifs RH sur le renforcement du management de proximité et sur l’amélioration des conditions de travail pour les équipes. Ce plan d’action s’enrichit des retours des collaborateurs collectés lors de l’enquête sociale réalisée en septembre 2019 et renouvelée tous les deux ans. La hiérarchie présente sur place est un élément clé pour mieux accompagner les collaborateurs. Dans cette optique, la formation des cadres est essentielle. Chaque année, un plan spécial est déployé avec des modules où l’on apprend l’importance de créer des rituels managériaux ou commerciaux pour diffuser l’information et mobiliser les équipes. De même, dans un souci de proximité, les équipes ont été dimensionnées à taille « humaine », cette organisation ayant pour conséquence le renforcement du nombre de managers de proximité afin de garantir une meilleure connaissance des équipes et une amélioration de la qualité de la relation de travail.

 

J’entends une forme d’aplanissement de la hiérarchie, un management de proximité renforcé, des solutions apportées aux problématiques RSE, des avancées en matière d’inclusion : tous ces éléments contribuent-ils à construire des valeurs attrayantes pour les plus jeunes ?

 

Pour tous ! Nos valeurs d’audace, de passion, d’engagement et d’exigence sont illustrées ainsi. Notre « raison d’être » est en cours de construction, il est aujourd’hui temps de la formaliser et de lui apporter des éléments de preuve à travers des plans d’action dans tous les métiers. Nous souhaitons que cette raison d’être s’incarne et se vive au quotidien. Nous avons tous besoin de sens au travail. Aujourd’hui, plus que jamais.

 

Quelles seront les tendances QVT de demain ?

 

Le télétravail est là pour durer, même s’il l’est de façon mesurée. Nous passerons donc plus de temps à la maison. Nous chercherons également du sens dans l’activité et l’expérience professionnelle au sens large. Un nouvel équilibre devra être trouvé, entre métier et vie personnelle, entre productivité et déconnexion. Et sur le lieu de travail même, le bureau devra être repensé, les rythmes également. Le temps collectif pourrait être réservé à la création, à l’innovation et au développement des liens entre collaborateurs. La culture devra être renforcée, car ce sera le liant de la société. Les manageurs de demain devront appréhender ces réalités dans une démarche holistique 

 

 

Le Grand Entretien: Denis Machuel, Directeur général de Sodexo

La crise sanitaire et la généralisation du télétravail modifient-elles l’implication et la présence de Sodexo dans les entreprises ?

L’année qui vient de s’écouler a changé la donne dans le monde du travail. Cette nouvelle situation est un bouleversement et une opportunité pour Sodexo, groupe présent dans le secteur public – hôpitaux, écoles ou maisons de retraite – comme dans les entreprises privées. Aujourd’hui, nous accélérons notre transformation de deux manières pour répondre aux consommateurs qui privilégient la flexibilité.

Tout d’abord, le « anyfood, anytime, anywhere » se renforce, puisque nombre d’entreprises se posent aujourd’hui la question de l’accompagnement de leurs salariés quand ils sont chez eux. Comment garantir le bien-être dans cette vie partagée entre domicile et bureau ? C’est là que la puissance de frappe de Sodexo va être mise en évidence. Aujourd’hui, nous sommes capables de proposer à un même collaborateur une offre de restauration sur place lorsqu’il est au bureau, et une offre de livraison de repas ou de carte restaurant lorsqu’il est en télétravail. Depuis le début de la crise, et avec l’essor du télétravail, cette offre intégrée séduit de plus en plus ceux de nos clients qui veulent améliorer la qualité de vie de leurs collaborateurs.

La deuxième tendance, c’est l’accélération de la transformation des espaces de travail. Aujourd’hui, 80 % de nos clients voient leur bureau comme un lieu pour nourrir la culture d’entreprise. Cet espace doit muter pour devenir un endroit de partage et de convivialité, et ce malgré les restrictions sanitaires. C’est l’objet de l’initiative Rise With Sodexo, que nos équipes ont développée au plus fort de la crise sanitaire avec un objectif : celui d’aider nos clients à rebondir et à se relancer en leur offrant une palette de services essentiels. Il s’agit, entre autres, d’assurer la sécurité sanitaire grâce à des services sans contact, à des protocoles de désinfection des surfaces de travail, des boutons d’ascenseur, des poignées de porte…

À la fin de 2020, Sodexo a annoncé un projet de plan de sauvegarde de l’emploi « qui impliquerait la suppression nette de 2 083 postes », soit près de 7 % de ses effectifs en France, « en majorité dans le segment services aux entreprises ». Vous êtes le premier employeur privé français dans le monde. C’est une lourde responsabilité ?

Oui, c’est une grande responsabilité pour un groupe qui possède des valeurs fortes. Cette décision a été prise au regard des changements structurels des entreprises, avec l’avènement du télétravail, qui impacte une partie de notre activité sur sites de façon durable. De même, dans la mesure où certains pays ne possèdent pas de mécanisme d’activité partielle comme c’est le cas en Europe, nous avons dû malheureusement ajuster nos effectifs. Cette décision n’a pas été facile à prendre. C’est pour cela que nous avons mis en place un programme de soutien de nos salariés, à hauteur de 30 millions d’euros, grâce à la contribution des principaux dirigeants de l’entreprise. Cela nous a permis d’accompagner les collaborateurs quittant nos structures, ainsi aux États-Unis, où leur couverture sociale a été maintenue, ou au Brésil, où des bons de nourriture et des bons d’achat ont été distribués.

Y a-t-il des mobilités internes ?

Absolument. Notre volonté première est de limiter autant que possible l’impact de ce plan sur l’emploi. Nous travaillons beaucoup aux reclassements des hommes et des femmes de Sodexo, grâce à un mécanisme de formation et de reconversion. Près de 850 postes ont été ouverts en France afin de faciliter le transfert interne de nos employés du segment des entreprises qui étaient impactées vers les hôpitaux ou les maisons de retraite qui ont besoin de main-d’œuvre. Nous avons souhaité également favoriser les mobilités externes : nous sommes en contact étroit avec d’autres entreprises qui recrutent des salariés, comme Korian, pour développer des passerelles qualifiantes afin que nos collaborateurs retrouvent un emploi.

La crise révèle-t-elle les qualités et les failles d’un groupe ?

Cette crise nous permet d’aller chercher profondément nos forces. Nous possédons trois valeurs fondamentales : l’esprit d’équipe, l’esprit de service et l’esprit de progrès. L’esprit de service nous indique la voie à suivre : quoi qu’il arrive, nous continuerons de servir nos clients, en Asie, en Europe et ailleurs. Nous n’avons jamais interrompu notre activité et avons eu à cœur de soutenir nos clients et nos consommateurs, en gardant des crèches ouvertes en France pour accueillir les enfants des personnels soignants, ou encore en adaptant nos services en Asie pour que nos grands clients pharmaceutiques puissent poursuivre leurs activités dans des conditions de sécurité maximales. Je tiens à remercier encore nos équipes qui font preuve d’une grande agilité dans un contexte instable. Par exemple, aux États-Unis, nous avons aidé à rouvrir un hôpital fermé, hors service, le St. Vincent’s Hospital, qui est devenu le Los Angeles Surge Hospital, dédié uniquement à la Covid, et ce en moins de quinze jours !

Sodexo réalise régulièrement des enquêtes d’engagement auprès de ses collaborateurs.

L’écoute des collaborateurs est fondamental dans un groupe de 420 000 personnes, où l’humain est la principale richesse. Pour cette raison, nous organisons régulièrement des enquêtes d’engagement depuis de nombreuses années. En 2020, au plus fort de la crise, nous avons voulu prendre le pouls des équipes avec plusieurs sondages éclair pour recueillir l’avis et l’état d’esprit des collaborateurs. En est ressorti un mélange de fierté et d’anxiété. En parallèle, une enquête d’engagement a effectivement été réalisée à la rentrée. Résultat : le taux d’engagement a atteint 80 % et nos salariés sont formidablement investis dans leur mission. Nos métiers sont essentiels, ce que la crise a clairement démontré. Lors du premier confinement, quand nous applaudissions les gens, le soir, aux fenêtres, nous pensions, chez Sodexo, non seulement aux soignants des hôpitaux mais aussi à nos collègues, aux femmes et aux hommes qui étaient sur le pont, contre vents et marées, pour servir les clients dans les entreprises ouvertes, pour nettoyer les chambres de patients atteints de la Covid dans les hôpitaux, pour prendre soin des personnes âgées dans les Ehpad ou à domicile.

Quelles sont les perspectives en matière de qualité de vie au travail pour les prochaines années et décennies ?

C’est en prenant soin des gens que l’on contribuera à ce qu’ils améliorent leurs performances. Leurs univers physiques et digitaux doivent être optimaux. Chez Sodexo, notre façon d’envisager la qualité de vie au travail se fait dans deux domaines. Tout d’abord à travers les moments de restauration, qui sont des moments qualitatifs. Et un sujet est essentiel : la qualité des produits que nous proposons. Les consommateurs veulent plus de local, plus de bio, plus de produits certifiés et labellisés. C’est pour cela que nous investissons dans la pêche durable, depuis plus de vingt ans, et que nous menons des travaux sur l’huile de palme durable depuis dix ans. Autre sujet : la réinvention des espaces de vie et de travail. Le travail traditionnel est déstructuré. On voit bien que les visioconférences ont une vraie utilité pour certains sujets et moins pour d’autres. Quand vous êtes en réunion de créativité, le côté transactionnel d’une visio est pénalisant. En revanche, une business review se fait très bien à distance. Cette réappropriation des espaces participe du bien-être des salariés. Enfin, la sécurité sanitaire restera critique dans les prochaines années. Notre expertise dans les domaines de la désinfection des lieux, du nettoyage, des protocoles à mettre en place dans les espaces de vie commune sera donc essentielle.

Vous proposez un outil d’aménagement de l’espace de travail, nommé Wx. L’idée est d’améliorer l’expérience du collaborateur, pouvez-vous nous en dire plus ?

Aujourd’hui, ce n’est plus le collaborateur qui s’insère dans le cadre de l’entreprise, c’est cette dernière qui doit s’adapter à lui. Notre objectif est de comprendre les aspirations de chacun pour que chacun ressente cette qualité de vie au travail. La société doit réfléchir aux parcours individuels des collaborateurs, de chez eux à leur bureau, en passant par leurs interactions avec leurs collègues. En effet, l’expérience collaborateur démarre déjà à la maison, par exemple avec Klaxit, pour proposer du covoiturage, ou encore avec l’élargissement des choix de restauration, grâce à la carte restaurant ou à la livraison de repas, qui peut se faire à domicile. Sur site, avec Wx, nous accompagnons également nos clients dans la conception des espaces de travail et dans la gestion de ceux-ci au quotidien, par exemple pour créer des espaces de convivialité ou pour permettre de géolocaliser par des capteurs les collègues dans des espaces de flex office. Grâce au digital, on peut réserver des salles de réunion, des espaces, mais aussi optimiser l’occupation des lieux. Vous le voyez, grâce à l’ensemble des solutions que nous proposons, nous favorisons des environnements beaucoup plus fluides, adaptés aux nouvelles attentes des consommateurs.

Activité de conciergerie, garde d’enfants, support pour les aidants familiaux : l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle est-il recherché aujourd’hui plus qu’hier ?

La crise et le développement du télétravail ont effacé les frontières entre vie professionnelle et vie personnelle. Notre ambition est de restaurer un sentiment de normalité en favorisant le bien-être et en minimisant la charge mentale. C’est pourquoi nous avons mis en place des cellules d’accompagnement et adapté notre conciergerie Circles, avec l’offre Be Connected, qui vise à maintenir la cohésion des équipes à distance tout en contribuant à leur performance. Notre marque Liveli est un autre exemple : nous proposons aux parents d’accéder à une crèche différente de leur crèche habituelle si cela leur convient mieux dans le contexte actuel de télétravail.

S’agissant des sujets de diversité et d’inclusion : comment cette politique est-elle menée équitablement dans tous les pays où vous êtes présents ?

La diversité et l’inclusion sont vecteurs de performance et d’engagement des équipes. Nous avons toujours été sensibles à l’harmonisation des différentes pratiques que nous mettons en œuvre auprès de nos salariés. Aujourd’hui, nous avons un certain nombre de standards que nous mettons en place grâce au concours des ressources humaines locales. Nos engagements en matière de diversité et d’inclusion sont, par exemple, déclinés dans tous les pays. Pour ce faire, nous nous appuyons notamment sur le réseau SoTogether, un conseil consultatif dédié, pour assurer un meilleur équilibre entre les genres à tous les niveaux de l’organisation. Lancé en 2009, il rassemble 35 dirigeants, femmes et hommes, de 15 nationalités différentes. Des actions de formation ou de mentorat se mettent ainsi en place à tous les niveaux de l’organisation, à travers 21 réseaux mixtes dans le monde. Nous avons également des leads régionaux et des ambassadeurs dans les pays pour travailler avec nos clients et faire respecter nos politiques ou mener des actions de sensibilisation sur le terrain. À titre d’exemple, nous avons un protocole d’« accueil et de reconnaissance » en Australie et une communauté d’« ambassadeurs inclusion » aux États-Unis : leur mission est de donner une voix aux collaborateurs sur site, de promouvoir des opportunités et un travail constructif, en collaboration avec les DRH de nos clients.

Sophie Bellon, présidente du Conseil d’administration de Sodexo, décrit ainsi la mission du groupe : « Améliorer la qualité de vie des personnes que nous servons tout en contribuant au développement économique, social et environnemental des villes, régions et pays où nous opérons. C’est mon père, Pierre Bellon, qui l’a inscrite dans nos gènes il y a cinquante ans, et nous n’avons pas eu besoin de la loi Pacte pour nous interroger sur notre “raison d’être”. » Avez-vous néanmoins une raison d’être inscrite dans vos statuts ?

Depuis plus de cinquante ans, la mission de Sodexo est double : améliorer la qualité de vie des personnes que nous servons et celle de nos collaborateurs, et contribuer au développement économique, social et environnemental des territoires sur lesquels nous opérons. Cette colonne vertébrale pourrait nous dispenser de détailler une raison d’être, de manière juridique. Nos collaborateurs connaissent le sens et la direction de leur travail. Cela dit, la crise nous a encouragés à moderniser notre raison d’être. C’est un travail mené par Sophie Bellon, le conseil d’administration et le comité exécutif. Nous nous inscrirons ainsi dans la continuité de notre mission.

Allez-vous inclure cette raison d’être redéfinie dans vos statuts ?

C’est une possibilité. Mais ce qui fait la réalité de cette raison d’être, c’est la conscience et la fierté des collaborateurs. En 1968, l’entreprise avait deux ans, et Pierre Bellon, alors président du Centre des jeunes dirigeants, avait déclaré : « L’entreprise n’est pas l’entreprise, elle est la communauté de ses salariés, de ses clients, de ses actionnaires. » C’était la loi Pacte avant l’heure. Cette empreinte de notre fondateur est toujours présente. Ce qui insuffle de l’énergie à nos salariés, c’est le fait de donner le meilleur d’eux-mêmes, dans la profonde compréhension de notre mission.

Quelle est votre raison d’être personnelle ?

Permettez-moi de répondre par un chiffre : 24 % des salariés français de Sodexo sont issus de quartiers prioritaires de la ville, notre politique d’insertion et de diversité est importante et participe au développement des communautés dans lesquelles nous intervenons. C’est un exemple parmi d’autres : j’ai la chance de diriger une entreprise nourrie d’âme et de sens, qui impacte positivement de plus en plus de gens, des collaborateurs aux clients.

Le Grand Entretien : Alexandre Ricard, président directeur général du groupe PERNOD RICARD

Il ne doit pas être simple, aujourd’hui, d’être le PDG d’un groupe mondial, producteur et distributeur de vins et spiritueux, à l’heure où les bars, hôtels, clubs et restaurants, les réunions familiales, bref les espaces de convivialité sont fragilisés. Comment allez-vous et comment se porte le groupe ?

Deux mots me viennent à l’esprit : résilience et agilité. Résilience tout d’abord : les êtres humains s’adaptent toujours à leur environnement et à ses bouleversements. Et agilité, parce que nous nous sommes adaptés, partout où nous sommes présents dans le monde, c’est-à- dire sur 86 marchés. Au-delà des chiffres et des résultats, nous avons en effet enregistré des gains de part de marché sur la quasi-totalité des pays dans lesquels nous opérons. Le chiffre d’affaires clos fin juin 2020 s’est élevé à 8,448 milliards d’euros.

Dans un contexte difficile, nous avons observé “une bonne résilience du Off-Trade”, la vente à emporter de nos produits, tout simplement parce que les consommateurs se sont tournés plus encore que d’ordinaire vers des marques de confiance.

Comment vous associez-vous au secteur bars et restaurants, l’un des plus durement touchés par la crise ?

Cet environnement est fortement impacté. Dès les premiers jours de cette crise sanitaire, nous avons décidé de soutenir le secteur. De manière concrète, en France, nous nous sommes associés à la plate-forme “J’aime mon bistrot”, qui vise à soulager la trésorerie de ces entreprises essentielles à la vie sociale que sont les cafés, bars et restaurants. Nous sommes partenaires de l’initiative “1 000 cafés”, projet qui s’est donné pour ambition de permettre la sauve- garde ou l’ouverture de 1 000 cafés dans des communes de moins de 3 500 habitants.

La contribution de Pernod Ricard prend la forme d’une dotation financière et se matérialise également par un accompagnement à l’installation des nouveaux cafetiers. Cet engagement passe par le partage d’outils de formation pour les futurs gérants afin de les former à une vente responsable des produits alcoolisés ou à la gestion durable de leur établissement. Sans oublier nos dons d’alcool pur au laboratoire Cooper pour lui permettre de fabriquer, dès le début de la crise, des millions de doses individuelles de gel hydroalcoolique.

La signature de Pernod Ricard, “créateur de convivialité”, est une belle promesse. Concrètement, comment comptez-vous créer de la convivialité aujourd’hui ?

Il y a des choses qui vivent et survivent au-delà des crises. Le besoin de partager des moments, de se retrouver ensemble, reste intact. Parfois, il faut des crises comme celle-ci pour que les individus prennent conscience de l’importance de la convivialité. Vous n’imaginez pas le nombre de témoignages que je reçois de la part d’hommes et de femmes qui se retrouvent complètement dépités à mesure que cette crise s’installe.

Le repli sur soi, le confinement sont contre nature. Prenons de la hauteur, et n’oublions pas que notre civilisation a surmonté bien des épreuves. Il faudra tirer les leçons de cette crise.

Terrasse de The Island
Terrasse de The Island, quartier Saint-Lazare, Paris © Myr Muratet

Allez-vous démontrer que vous-même, à l’échelle du groupe, avez tiré les leçons de cette crise, par une stratégie RSE plus ciblée par exemple ?

J’aime rappeler ce dicton anglais : “Ne jamais gaspiller l’opportunité offerte par une crise.” Indéniablement, les crises accélèrent les tendances en cours. Il est important pour les consommateurs de savoir quelles sont les entreprises derrière les marques qu’ils consomment et les actions qu’elles mènent pour préserver la planète. Et, lorsque je reçois des candidats, c’est une question qui les intéresse beaucoup.

La sensibilité sociale et sociétale de votre groupe vient de loin… Enfant, comme Paul Ricard avait une santé fragile, ses parents l’ont emmené au bord de la mer. C’est donc la nature qui lui a donné un second souffle.

Et il ne l’a jamais oublié. J’ajoute que toutes nos marques viennent de la terre : de la culture des vignes pour nos vins et champagnes, de l’orge pour nos whiskies, du blé d’hiver pour nos vodkas… Il nous faut être cohérents, avec notamment une politique RSE renforcée. Le groupe travaille sur 250 000 hectares, aux quatre coins du monde, d’où sortent 2,6 millions de tonnes de raisin, de canne à sucre, de céréales ou de grains de café…

Nous sommes fiers d’avoir rejoint l’alliance Business for Nature réunissant des entreprises et organisations qui se mobilisent autour de la protection de l’environnement. Il s’agit d’une avancée importante pour le groupe, qui continue à faire de la protection de l’environnement et de la biodiversité, ainsi que de la préservation des écosystèmes naturels des priorités de sa feuille de route 2030. Notre futur dépend de l’aptitude de nos communautés mondiales à unir leurs forces pour assurer un avenir plus durable et plus solidaire.

À l’échelle du groupe Pernod Ricard, com- ment se traduit cette cohérence entre des marques qui puisent leur force dans la nature, les demandes des collaborateurs et les attentes des consommateurs ?

La cohérence vient des chiffres. Nous avons réduit de 33 % notre intensité carbone et de 23 % notre consommation d’eau par litre d’alcool. Le confinement a été l’occasion d’accélérer quelques objectifs : la fin des plastiques uniques utilisés en points de vente, comme les gobelets et les pailles, a été avancée de 2025 à 2021.

Vous le dites, cette crise accélère des tendances. À titre personnel, en tant qu’homme, y a-t-il des événements qui vous ont surpris ?

Oui. Et la leçon que je retiens m’a été donnée par les femmes et les hommes qui font partie du groupe Pernod Ricard. J’ai constaté, au travers des 19 000 collaborateurs à travers le monde, une résilience et un engagement incroyables. Tout le monde est resté sur le navire, chacun s’est demandé comment il pouvait être utile. Et certains n’ont même pas attendu de réponse : ils ont eu des idées. En témoignent les quatre millions de litres d’alcool pur ou le million de litres de gel que nous avons produits sur nos sites, pour nos communautés. Cela vient du terrain, de manière spontanée et sur différents marchés en Suède, en Irlande, en France.

Ce n’est pas quelque chose qui aurait été décrété au siège. Permettez-moi de vous le dire : ces actions sont remarquables. Pour la petite histoire, aujourd’hui, les policiers de New York se désinfectent les mains avec du gel provenant de nos distilleries de Bourbon dans le Kentucky. La crise a ceci d’intéressant : être sans cesse impressionné par ses propres équipes.

La crise vous donne donc l’occasion de tester votre modèle décentralisé…

C’est l’un des principaux enseignements à l’échelle du groupe. Nos managers, locale- ment, se sont d’eux-mêmes mobilisés et ont pris de bonnes décisions. Décentralisée, Pernod Ricard est une entité structurée pour être flexible et agile, je m’en rends compte chaque jour. Faire face à la crise ne nous fera pas dévier de notre stratégie sur le long terme. Nous poursuivons aussi notre transformation digitale, nous accélérons les investissements.

Vos mots sont rassurants et vos projections sereines. Dans le fonctionnement décentralisé de Pernod Ricard, une telle attitude est-elle partagée ?

Ce n’est pas notre première crise et, au risque de vous faire peur, il y en aura d’autres… Les bouleversements du monde doivent être utilisés comme des leviers. Nous avons commencé à le faire, et nous avons gagné des parts de marché. Nous restons très ambitieux. La crise a révélé la solidité de nos fondamentaux. Permettez-moi de faire un parallèle. Ricard a été créé en 1932. Au niveau du PIB, ce fut la pire année qu’on ait connue dans l’histoire de la France, hors période de guerre. Il en sera de même pour 2020, année que nous avons choisie pour fusionner les deux sociétés de distribution Pernod et Ricard, depuis le 1er juillet dernier.

Cet été, alors que les sociétés du monde se posaient la question du “comment” : “comment faire revenir les gens au travail ?”, “dans quel environnement aéré, sécurisé ?”, vos salariés rejoignaient le nouveau siège parisien… Ce lieu répond-il à de nombreuses questions que pouvaient se poser les collaborateurs de retour sur site ?

Quand on est une entreprise qui s’inscrit sur le long terme, centrée sur l’humain, on doit donner envie aux collaborateurs de venir et d’échanger dans un environnement sympathique, attractif et sans exubérance. Et un groupe mondial se doit d’être cohérent : si notre signature est “créateur de convivialité”, cette dernière doit être vécue, avant tout, par nos collaborateurs.

La convivialité se conjugue sur l’échange, le partage, la rencontre, elle ne peut pas être enfermée dans un agenda. Une réunion, une présentation, des décisions peuvent se vivre à distance ; la chaleur humaine, non. Nous souhaitons valoriser tous ces petits interstices qui se passent entre les humains, ces rencontres informelles qui se produisent sur le lieu de travail. Car c’est là que se génèrent les meilleures idées, la meilleure agilité et la meilleure collaboration.

Tout a été pensé en ce sens, pour créer cette disruption qui engage performance et rapidité. Au sein de ce nouveau siège, on est amené à croiser des gens que l’on ne connaissait que très peu jusqu’ici. L’absence de silos et de bureaux fermés incite les conversations à se libérer.

18 000 m2 et 7 étages, avec la réunion des sept sites de la région parisienne, au cœur même de Paris, votre démarche est contraire à celle de la plupart des grandes entreprises quittant le centre de la capitale…

Il est vrai que là où certains réduisent la taille de leurs bureaux, nous avons ici pour nos 900 collaborateurs quelque 2400 places, 600 postes de travail dits “normaux” (table, chaise…), le reste étant distribué en espaces collaboratifs. Tous les ordinateurs et téléphones sont portables, nous nous acheminons vers du “zéro papier”. Donc, oui, nous assumons être à contre-courant.

Même le PDG que vous êtes n’a pas de bureau attitré… Quels bénéfices retirez-vous de ce concept ?

Le premier bénéfice est déjà de vivre cet adage qui m’est cher : “L’exemple vient du haut.” Décloisonner ce que j’appellerais “le bureau à l’ancienne” permet à chacun de venir partager ma table, d’engager une discussion, de créer de nouvelles collaborations. Et chaque jour, je vois apparaître un peu plus de spontanéité dans les sujets que l’on me propose. Il faut cultiver cette simplicité. Cela me permet de voir ce qui se passe, de faire partie du flux de rencontres des personnes. Les valeurs, la culture d’entreprise est un ciment qui se fabrique au quotidien.

Lieu de convivialité THE ISLAND
Lieu de convivialité et de collaboration donnant, au fond, sur la game room. © Myr Muratet

Vous êtes PDG, vous êtes à la tête d’une hiérarchie pyramidale : on comprendrait que vous ne soyez pas abordable… Briser les murs : cela garantit vraiment votre proximité ?

Pour vous montrer que tout ceci n’est pas un discours corporate : on a travaillé le bâtiment sur deux flux de circulation. Horizontal tout d’abord : à chaque étage, un carrefour de rencontre a été créé. Il est matérialisé par un bar où chacun peut se servir un café ou un thé. Le second flux est vertical, grâce aux escaliers qui ont été complètement réintégrés dans le projet, redécorés de façon qu’on ait envie de croiser du monde.

Je crois savoir que vos collaborateurs vous “tutoient”. Et on le sent, on le voit ici, un esprit de start-up règne. Qu’est-ce que la “culture start-up”, qu’elle soit réelle ou fantasmée, peut amener aux grandes entreprises d’aujourd’hui ?

Ce qui définit cette “culture start-up”, c’est l’absence de formalisme et de procédures souvent bureaucratiques. L’idée est de prendre le meilleur des deux mondes, c’est- à-dire allier la puissance d’un grand groupe avec la capacité à générer des idées, des innovations, des créations, l’absence de silos qui caractérisent les start-up. Si on réussit cette alchimie, cela ne peut que fonctionner.

Votre expérience à l’international est conséquente : Royaume-Uni, États-Unis, Hong Kong, Irlande. Avez-vous apprécié des conceptions d’entreprises, des organisations, qui vous inspirent encore aujourd’hui ?

Nous avons plusieurs dizaines de nationalités représentées ici au siège, donc je ne suis qu’un “exemple international” parmi d’autres. Toutefois, ce qu’il me reste de mon expérience propre, c’est le côté direct, efficace et court d’une réunion à l’anglo-saxonne. Mais ce que j’apprécie aussi en France, c’est le côté convivial. Résultat, au sein de “The Island”, je fais beaucoup moins de réunions qu’auparavant, j’envoie et reçois moins de mails, parce que je croise beaucoup plus de gens. Tout se fait au fil de l’eau.

Vous me présentez ces interactions humaines comme novatrices et, pourtant, elles relèvent du bon sens…

Notre culture est une culture de bon sens. Nous la cultivons pour nos salariés, mais aussi pour nos consommateurs. Votre réflexion me fait penser à un engagement du groupe en leur direction. En tant que numéro 2 mondial des vins et spiritueux, nous souhaitions nous engager fortement pour la prévention et la lutte contre toute forme d’abus d’alcool. Il y a dix ans, Pernod Ricard a créé le programme Responsible Party, en partenariat avec le réseau Erasmus Student Network, dans l’objectif de sensibiliser les étudiants à une consommation responsable. La clef du succès, c’est que c’est un programme conçu et porté par des étudiants, pour des étudiants. Voilà un exemple très concret du bon sens en action.

La signature de notre magazine est “Être-bien en entreprise”, plutôt que “Bien-être”, notion qui ne nous semble pas adaptée au monde professionnel. Quelles sont pour vous les conditions les plus élémentaires pour que l’“Être”, justement, soit “bien” en entreprise aujourd’hui ?

Qu’il reçoive des communications claires et cohérentes. Aucune personne, aucune équipe ne vous suivra si vous ne faites pas coïncider votre vision et vos décisions.

Ce nouveau siège Pernod Ricard est baptisé “The Island” en référence aux îles Paul Ricard situées au large de Bandol et de Six-Fours, dans le Var. La fondation de l’entreprise, la réussite de votre grand-père, qu’il partagera avec son personnel, en lui distribuant des actions gratuites. La création de l’Institut océanographique, précurseur dans la protection de l’environnement, aux Embiez, l’île de Bendor, haut lieu de la création artistique, la création du circuit Paul Ricard…, l’histoire de Ricard est jalonnée d’étapes fortes. À quels moments songez-vous à cet héritage ?

Bien sûr, nos fondamentaux sont extraordinaires. Mon grand-père Paul Ricard souhaitait une politique d’entreprise centrée sur les ressources humaines. Vous avez évoqué l’intéressement et la participation, il avait aussi favorisé les vacances des salariés, organisait des lotos à Noël et les lauréats pouvaient gagner leur maison… Car il voulait que chaque salarié soit propriétaire, qu’il ait un toit.

Parce que quand on est propriétaire, on est responsabilisé, on est fier. Cet héritage est donc présent à chaque fois que l’on ouvre un nouveau chapitre, comme avec l’édification de ce nouveau siège, au centre de Paris. Ce déménagement physique est l’illustration de la transformation de nos méthodes de travail, totalement digitalisées. La pièce dans laquelle nous parlons est wireless. Moi-même, je n’ai plus qu’un casier. Nous stockons nos documents dans des librairies virtuelles. De même, nos transformations internes se reflètent à l’externe, dans nos relations avec le consommateur.

Depuis 2015, nous avons redessiné notre modèle avec une approche “consumer centric”. Aussi, je vois difficilement comment on peut se dire “obsédés par le consommateur” et être excentrés physiquement. Ce qui explique l’installation de notre siège au cœur du quartier Saint-Lazare. Cette transformation n’aurait pas été possible sans nous appuyer sur l’histoire, la transformation et les valeurs du groupe. Mon oncle et prédécesseur, Patrick Ricard, aimait à dire de notre groupe qu’il est “une synthèse du passé et un regard sur l’avenir”.

Entre le passé et l’avenir, il y a le présent. Quand on s’appelle Ricard, Monsieur Ricard, quand on est le “3e homme Ricard” à diriger le groupe, c’est un défi quotidien, une chance, une responsabilité, une opportunité ?

Mon père m’a toujours dit : “Dans la vie, fais ce que tu souhaites mais fais-le bien, et que cela te rende heureux.” La responsabilité qui est la mienne m’enthousiasme chaque matin.

 

Voir aussi : L’oeil de… Thierry Marx