L’oeil de … Anne Soupa : « L’Église et les femmes, c’est un rendez-vous manqué »

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Crise des vocations, scandales, perte de confiance des fidèles, l’Église catholique, en tant qu’institution, est en crise depuis de nombreuses années. Le besoin de réforme n’a jamais été aussi grand. Le sujet de l’accès des femmes à des postes à responsabilités est central pour Anne Soupa, théologienne, qui s’est fait connaître auprès du grand public en candidatant à l’archevêché de Lyon en 2020.

Par Anne-Cécile Huprelle

Il y a des pasteures, des imames et des rabbines, mais aucune catholique ne peut devenir prêtre, diacre ou évêque. Pourquoi ?

 

Depuis le tournant des deux millénaires, canoniquement (c’est-à-dire juridiquement), toutes les responsabilités sont confiées au prêtre, personnalité centrale de la vie de l’Église catholique. Cette figure a fini par se confondre avec l’Église elle-même. Comme ce clergé est masculin, il est très difficile pour beaucoup de catholiques d’imaginer que des femmes puissent occuper des responsabilités effectives.

 

Vous saviez que votre candidature à la tête du diocèse de Lyon avait peu de chance d’aboutir. Pourquoi l’avoir proposée ?

Pour briser un entre-soi masculin propice au repli, donc aux abus qui, depuis quelques années, font scandale. J’ai volontairement candidaté pour être évêque laïque. Ce fut une deuxième bombe à l’intérieur de la première bombe qu’était ma candidature. J’ai candidaté au simple titre de mon baptême et avec les compétences requises pour la charge. Je ne souhaite pas passer par le ministère ordonné, c’est-à-dire la prêtrise, aujourd’hui dans l’impasse : il n’y a qu’une centaine de personnes ordonnées chaque année. Si on y met des femmes, le chiffre montera à 200 tout au plus, mais on n’aura rien résolu. L’Église doit repenser profondément l’attribution des responsabilités aux catholiques. Dans le code de droit canonique, il est écrit que la prêtrise est « d’institution divine ». Devant les abus, nous comprenons que c’est une énorme faute. Est-ce qu’un prêtre abuseur est d’institution divine alors qu’il maltraite des petits enfants pour toute leur vie ? Là, il y a une instrumentalisation de Dieu que je trouve très coupable. Le clergé a cédé à son péché de toute-puissance. Donc, je récuse l’usage actuel du ministère ordonné et n’aurais pas voulu être prêtre.

 

Beaucoup de croyants ne se reconnaissent plus dans l’Église, en partie à cause de cette confusion entre pouvoir, masculinité, sacré et rapport tendancieux à la sexualité.

Oui, c’est une conjonction toxique. Il faut une réforme en profondeur. Si je candidate pour être évêque laïque, je demande implicitement que l’institution me confie des responsabilités dévolues aux seuls prêtres, donc qu’elle modifie en profondeur son système. Dès lors, tout devient à réformer : non seulement le privilège masculin, mais le célibat, la prise de décision, l’obéissance à Rome. C’est pourquoi la question des femmes est emblématique de toutes les réformes qu’il faudrait faire au sein de l’Église. Si Rome a tant de mal à y venir, c’est peut-être que cela ouvrirait une période de remous, comme lors de toute grande réforme. De plus, il y a un blocage catholique évident sur la sexualité. L’obligation de chasteté fait que les clercs n’arrivent pas à en parler. Leur sexualité propre est mise de côté, contenue et non analysée, alors que c’est une question centrale pour tout être humain. Non seulement ils sont en souffrance, mais ils se privent de toute parole crédible sur le sujet. Qui voudra les entendre ?

 

Vous employez le mot de « réforme », chargé d’histoire et qui fait écho au mouvement qui donna naissance au protestantisme au XVIe siècle. Toute réforme est-elle forcément excluante ?

La Réforme luthérienne le fut, c’est vrai, mais il ne faut pas oublier que l’Église s’est toujours réformée en interne, sans bruit mais souvent avec efficacité. Aujourd’hui, elle est particulièrement fragilisée par l’existence de deux camps en son sein : ceux qui adhèrent à l’ouverture proposée par le pape François et les conservateurs, qui s’opposent à tout changement. Si François touche à la question des femmes, très clivante, ils l’accuseront de rompre avec la tradition millénaire de l’Église et feront de lui un pape à destituer. Le schisme n’est pas loin… Et ça, c’est une responsabilité qu’aucun pape ne voudra porter : les souvenirs de la Réforme protestante sont encore très douloureux.

 

Vous n’avez obtenu aucune réponse à votre candidature. Cela vous a-t-il étonnée ?

La réponse aurait dû venir de la nonciature. Le nonce, représentant du Vatican, est celui qui collationne le nom des candidats à un poste épiscopal et qui les transmet à Rome. Cette non-réponse est donc extrêmement grave pour moi, car elle peut signifier un mépris : « Oh, c’est une affaire de femmes, laissons-les se calmer, on oubliera vite. » La vérité, c’est que la nonciature ne savait que répondre. Les arguments d’opposition à des responsabilités féminines sont extrêmement faibles.

 

Au niveau exégétique, voulez- vous dire ?

Je soutiens que Jésus s’est comporté avec les femmes exactement de la même manière qu’avec les hommes, sans différentialisme : pour lui les femmes sont des êtres humains comme les autres, ont droit à son enseignement, à ses guérisons, la relation qu’il noue avec elles est forte et constructive. L’objection majeure de Rome est que Jésus aurait choisi douze apôtres hommes. Un argument extrêmement fragile au regard de la tradition interprétative de l’Église catholique et du monde juif. Ils sont douze parce qu’aux temps immémoriaux le patriarche Jacob avait douze fils, à qui il donna les douze tribus composant Israël. C’est l’histoire mythique, fondatrice d’Israël. Quand les évangélistes disent que Jésus appelle avec lui « douze hommes » (Matthieu, X), cela signifie qu’il appelle tout Israël. Comme Jésus n’est jamais sorti de ce territoire, Israël est pour lui le monde entier : tout l’inverse d’une tradition excluante.

 

Cet argument d’exclusion est-il conforme à la tradition interprétative catholique ?

Non, il va à rebours de la tradition interprétative des textes, très ouverte. En 1994, un document de la Commission biblique préconisait l’ouverture à quantité d’interprétations. Depuis la fin de l’Antiquité on a pratiqué ce que l’on appelle l’exégèse des quatre sens de l’Écriture : littérale, analogique, morale et spirituelle. Aujourd’hui, nous sommes dans une période de recul. On lit au pied de la lettre, alors que l’on a les moyens d’interpréter plus largement. Ce refus de l’institution de s’ouvrir aux femmes, c’est une fixette psychologique.

 

Souvent, une femme qui convoite un poste traditionnellement masculin passe pour dérangeante voire hystérique… Comment inverser la tendance et considérer avec bienveillance les ambitions, quêtes ou vocations des femmes ?

Je souhaite montrer le côté constructif de l’affaire. Dans l’Église, il y a de vrais blocages institutionnels qui m’empêchent d’être évêque. Que me reste-il donc pour « faire l’évêque » ? À avoir une action de prise de parole, d’apostolat, d’annonce de l’Évangile autour de moi, et je ne me prive pas pour le faire. C’est dans l’action que se résolvent les problèmes de non-reconnaissance.

 

Vous êtes théologienne. À partir de quand a-t-on accepté que les femmes commentent les Écritures ?

Le grand tournant se situe en 1965, à la fin du concile Vatican II. Auparavant les laïcs n’étaient pas admis dans les facultés de théologie. Leur promotion, hommes et femmes, a commencé à être vivement encouragée, et les femmes ont pu accéder à des formations. Aujourd’hui, la recherche biblique et théologique est assez féminisée. Cela fait reculer la mainmise masculine, toutefois ces femmes sont à des postes non décisionnels, exclues des grandes chaires d’enseignement et souvent cantonnées à la recherche. Il faudrait passer à l’étape suivante. La Bible a été monopolisée par une lecture masculine, c’est flagrant quand on scrute les textes. Mais des travaux existent à présent qui apportent un regard féminin.

 

Vous dites : « La cause des femmes et celle des Évangiles sont liées »

Jésus est féministe car il considère les êtres humains en tant que tels et non comme des êtres sexués. C’est ce féminisme dont je me réclame, celui qui n’exalte pas les qualités des femmes, qui ont autant de défauts que les hommes. Nous sommes avant tout des êtres humains. Les Évangiles sont construits ainsi, et Jésus porte ce regard sur le genre. L’Église est une institution religieuse restée très conservatrice et qui a raté l’émancipation des femmes à partir des années 1950, malgré les avertissements du concile Vatican II, lequel appelait à ne pas considérer les personnes pour leur sexe (Constitution Gaudium et Spes, 29). Malgré cela, la papauté a manqué le coche et, avec Jean-Paul II, s’est enferrée. Extrêmement séducteur, il a flatté les femmes, en disait un bien fou, mais les a tenues dans une cage dorée. Jean-Paul II a recléricalisé l’Église en redonnant du pouvoir aux prêtres.

 

Aujourd’hui, où sont les femmes dans l’Église et au Vatican ?

Il y a beaucoup de femmes dans les paroisses, les diocèses, et quelques-unes accèdent à des responsabilités plus grandes à la Conférence des évêques. Une nomination a récemment fait du bruit : Nathalie Becquart, une religieuse nommée sous-secrétaire du synode (assemblée délibérative d’ecclésiastiques), un poste considéré comme important car un droit de vote lui est associé. Pour la première fois, une femme prendra part aux décisions importantes de l’Église. Il était temps ! Lors du synode de la famille, en 2014-2015, aucune femme n’avait été appelée à témoigner, ce qui selon moi était catastrophique et discréditait le synode dans son essence même.

 

Si vous aviez été évêque, qu’aurait-on pu retenir de vous ?

Jésus a annoncé l’Évangile dans une Relation. Quand il rencontrait des gens, il voyait leurs problèmes, qui se dénouaient dans la confiance mutuelle. La responsabilité première d’un évêque, c’est de créer un corps spirituel large, uni et animé par une relation forte. Je crois que j’aurais aimé nouer des liens. Nous en avons besoin pour la paix sociale et l’harmonie. J’aurais été dans une Église inclusive et non pas excluante.

 

Pensez-vous que vous verrez, de votre vivant, des réformes catholiques d’envergure ?

Parfois j’en doute. Il y a des diocèses où les rapports sont bons et où l’on confie aux femmes des responsabilités. Parfois, elles tiennent des équipes d’animation pastorale. En Allemagne, des initiatives fortes et souvent contestataires existent. Plus largement, il se passe quantité de belles choses dans l’Église : des groupes bibliques, de soutien, des maraudes pour les sans-abri, des formations d’assistance aux personnes précaires. Il faut regarder de ce côté-là et favoriser l’éclosion de petites cellules évangéliques, constructives. Deux scénarios s’offrent pour l’avenir : ou bien le Vatican s’entête, s’isole et restera une vitrine de traditions populaires et de survivances rituelles. Ou bien, après François, arrive un pape prêt à entamer un chantier d’ouverture aux laïcs, aux prêtres mariés, à donner des responsabilités aux religieuses et aux femmes laïques. Quelle hypothèse l’emportera ? À ce stade, je ne le sais pas.

 

Enfin, vous êtes bibliste et croyante : si vous aviez lu un jour que Dieu refusait mordicus que les femmes aient une position dans l’Église, auriez-vous candidaté ?

Ce scénario ne peut se concevoir, ni en judaïsme ni en christianisme. Le Dieu du livre de la Genèse a créé deux êtres humains égaux et différents, l’homme et la femme, sans jamais définir le contenu de cette différence, à inventer selon les temps et les lieux. En revanche c’est aujourd’hui que l’institution catholique désobéit à son fondateur, Jésus, et à son Père du ciel.

 

 

Pour l’amour de Dieu, d’Anne Soupa, Albin Michel, 2021.