Intelligence artificielle : pour un virage éthique et féminin

L’intelligence artificielle véhicule-t-elle des stéréotypes ?

Delphine Pouponneau :

Les algorithmes sont à notre image et les « biais » présents dans notre société peuvent potentiellement être véhiculés dans ceux-ci. Cela commence dès la conception de l’algorithme, puis au moment où on l’alimente avec des données, qui peuvent être elles aussi biaisées. Le développeur peut également influencer l’algorithme avec ses propres biais sans même s’en apercevoir. C’est donc une attention à porter de bout en bout. Tout le processus est à analyser, du prescripteur au développeur. Une fois dans la machine, cela peut générer des discriminations. Cependant, l’IA représente une formidable opportunité dans le domaine de la médecine, de l’éducation ou de l’environnement, par exemple, en raison du caractère exponentiel des données traitées. Mais il faut être vigilant, et cela passe en particulier par la mixité des équipes et la diversité des profils qui gèrent de l’IA.

Cristina Lunghi :

Dipty Chander est la marraine d’une action que mène Arborus depuis 2004. « La courte échelle » consiste à inciter des collégiennes issues de quartiers défavorisés à s’orienter vers des métiers masculins, comme l’IA. Au vu de mon engagement pour l’égalité et l’inclusion dans le monde du travail avec le label GEEIS[1], depuis plus de vingt ans, les biais que comporte l’IA m’inquiètent. Ils représentent un réel danger et sont susceptibles de remettre en cause tout le travail entrepris depuis tant d’années pour l’égalité. Or la faible présence des femmes dans l’IA pose la question de la définition du monde de demain s’il est laissé à la seule vision masculine. Il ne faudrait pas que les femmes ratent le virage du XXIe siècle.

 

 

Comment définir une IA éthique  ?

DP :

Orange soutient l’approche de la commission européenne et les « recommandations pour une éthique de l’IA de confiance », car nous sommes convaincus que la promesse de l’intelligence artificielle ne saurait se réaliser pleinement qu’en la concevant, en la déployant et la mettant en œuvre de manière responsable. L’intelligence artificielle doit se construire au service de tous, respecter les diversités et lutter contre les risques de biais ou de discrimination.

CL :

Dans les nouveaux algorithmes se trouve aussi le paramétrage d’une nouvelle société. Il faut impérativement saisir cette occasion pour en faire un monde plus inclusif et donc meilleur.

 

 

Comment en fait-on des correcteurs de biais ? Sachant qu’au départ en tant qu’êtres humains, on est tous biaisés ?…

DP :

Ce n’est pas un sujet simple mais on voit émerger des prescriptions en la matière. Il est déjà important de faire travailler ensemble les prescripteurs et les développeurs. Ce sont les premiers qui valident la conformité des résultats produits par l’intelligence artificielle, via des processus itératifs pour corriger au fil de l’eau. Assurer un contrôle humain à toutes les étapes de la chaîne pour savoir ce que produit d’IA et le valider ou l’ajuster est fondamental.

CL :

Il me semble aussi très important de sensibiliser les gens à leurs propres biais et au fait que dès qu’il y a interaction avec une machine, aujourd’hui, il y a interaction avec l’IA. Nous sommes à un moment charnière de notre histoire, que j’appelle « l’année zéro » dans mon dernier ouvrage[2]. Tous les systèmes sont à revisiter, l’IA peut devenir une opportunité formidable de remettre tout à « zéro » pour reconstruire sur des bases égalitaires. J’observe un certain nombre de faisceaux convergents et positifs : la charte que nous avons lancée ensemble, le développement des soft skills [compétences transversales] (qui sont traditionnellement attribuées aux femmes, telles que l’empathie, l’écoute, le soin), les règles et actions en faveur de l’excellence et de la confiance dans l’intelligence artificielle mises en place par la Commission européenne en avril. Nous sommes à la croisée des chemins, on peut faire changer les choses.

 

 

Comment peut-on donner envie aux femmes de s’engager dans cette bataille ?

DP :

C’est tout notre enjeu à Orange, même s’il n’est pas nouveau, car nous œuvrons depuis des années pour la féminisation de nos métiers. Laissez-moi partager une statistique récente : seules 3 % des bachelières ont choisi la spécialité « numérique et sciences informatiques ». Il faut construire un vrai partenariat entre l’Éducation nationale, les associations et le monde de l’entreprise. À Orange, nous venons de lancer un programme qui se nomme Hello Women pour améliorer la mixité dans les équipes techniques autour de quatre piliers. Le premier vise à sensibiliser les jeunes filles dès le plus jeune âge. Le second contribue à identifier et à attirer les femmes susceptibles d’être recrutées dans ces domaines. Nous avons fait notamment un travail important autour de la marque employeur, en mettant en avant des rôles modèles féminins. Le troisième vise à reconvertir des femmes dans ces filières à forte employabilité. Nous avons créé un CFA [centre de formation d’apprentis] et pris un engagement de 30 % de femmes au minimum dans nos promotions. Nous avons également conclu un partenariat avec l’association Techfugees pour aider à la reconversion de femmes diplômées réfugiées en France. Enfin, le dernier pilier vise à fidéliser les femmes dans les métiers techniques. Nous venons de lancer l’enquête Gender Scan pour comprendre les facteurs d’attraction, d’engagement et de rétention des femmes dans les métiers scientifiques. Nos filières sont des filières d’avenir, offrant de nombreuses opportunités d’emploi. Nous intervenons également beaucoup en faveur de l’entrepreneuriat au féminin.

CL :

En effet, la création d’entreprise est un enjeu majeur. Les startupeuses sont 17 % seulement, et, depuis vingt-cinq ans, le nombre de créatrices a à peine augmenté. La difficulté pour avancer en matière de création s’explique par des schémas culturels biaisés dont on n’arrive pas à sortir. C’est un problème de société, de culture. Toutes nos initiatives prises par Arborus, Gender Scan, Les Pionnières, ou Mampreneures vont dans le bon sens. Pour autant, il est essentiel de changer de paradigme au niveau de notre projet de société pour en faire une société plus juste. L’IA pourrait peut-être permettre de bousculer les lignes car elle rend possible une prise de conscience.

DP :

Nous constatons que dans certains pays nous n’avons pas de problème de féminisation autour de l’IA et de la data. Les jouets sont genrés, les séries aussi. Et on sait qu’elles influencent énormément le public. Si nous pouvions avoir une série où les modèles féminins ne soient pas des stéréotypes ! Nous devons tous faire un effort collectif pour « débiaiser » : presse, éducation, médias, monde ludique…

 

 

L’IA peut-elle jouer un rôle dans les problématiques de qualité de vie au travail ?

DP :

Les robots viennent soulager les collaborateurs des tâches pénibles ou à faible valeur ajoutée. Les chatbots, les supports de conversation aident beaucoup nos conseillers, qui peuvent se focaliser sur les questions les plus complexes. Bien entendu, cela nécessite qu’on les accompagne par la formation, pour les faire monter en compétence. On utilise de l’IA pour faire de la maintenance prédictive et ainsi anticiper les pannes d’équipement chez nos clients. L’IA aide à la prise de décision et apporte des éclairages complémentaires. En matière de RH, à Orange, nous proposons au candidat d’utiliser notre programme CV Catcher, qui va lui suggérer des offres plus ciblées sur son profil et de manière de plus en plus fine selon ses réactions.

L’IA permet une meilleure maîtrise du travail et facilite la vie des collaborateurs. Là encore, restons vigilants pour accompagner les équipes : la charge cognitive peut être forte si l’humain n’a plus que des cas complexes à gérer. Il faut assurer la complémentarité entre l’homme et la machine à tous les niveaux.

CL :

L’IA en entreprise permet d’optimiser l’organisation du temps de travail, des partages d’informations sur les gardes d’enfants, du mentorat… Beaucoup de start-up améliorent notre quotidien, comme Blablacar, qui permet d’optimiser les déplacements et les rend plus économiques et écologiques. Au quotidien avec nos smartphones, il est possible de régler beaucoup de problèmes à distance. Tout cela favorise l’humain.

 

 

Quelles sont les prochaines étapes ?

DP :

La création de la Charte Arborus pour une IA inclusive a constitué une première brique permettant par ailleurs de mobiliser un grand nombre d’acteurs pour sensibiliser sur ces sujets. L’obtention du label GEEIS-AI illustre notre engagement pour l’égalité numérique et s’inscrit dans le prolongement de la signature de la Charte. Le référentiel GEEIS-AI, mis en place par le Fonds Arborus et confié à la certification du Bureau Veritas, permet de sensibiliser toute la chaîne d’élaboration de l’IA, de sa conception jusqu’à son exploitation.

Cela nous a permis de nous coordonner en interne et de structurer notre démarche. Nous espérons que nous aurons de plus en plus de participants aux deux initiatives. Nous avons lancé notre comité éthique, présidé par Stéphane Richard, comprenant de nombreux membres externes, à qui nous demandons de nous « challenger » sur l’usage de l’IA, ce qui nous semble procéder de l’éthique.

CL :

 

 

 

Le groupe Orange et Arborus sont à l’origine de la première Charte internationale pour une intelligence artificielle inclusive.

Ce texte se veut être une référence pour l’ensemble des entreprises engagées en faveur de l’égalité des chances. Il a pour vocation de garantir une IA conçue, déployée et appliquée de manière responsable. La Charte repose sur une conviction : l’IA est un levier de développement et de progrès dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’environnement et de l’industrie. Cette technologie est aussi une opportunité pour réduire les inégalités, elle doit être mise au service de l’un des grands défis du XXIe siècle : l’égalité et l’inclusion. Danone, EDF, L’Oréal, Orange, Metro, Sodexo, sociétés engagées dans une politique européenne et internationale en faveur de l’égalité professionnelle et labellisée GEEIS, sont les premières signataires de cette Charte.

[1] GEEIS : Gender Equality European & International Standard.

[2] Plaidoyer pour l’égalité. Année zéro, de Cristina Lunghi, L’Harmattan, 2018.

Briser le plafond de verre : mode d’emploi en quelques clés

Le « plafond de verre » a heureusement commencé à se fissurer ces dernières décennies. Les lois successives pour favoriser la parité ont été déterminantes dans cette évolution. Pourtant, si quelques femmes parviennent à diriger de grandes entreprises, elles restent encore des exceptions. Alors que les femmes représentent 58 % des étudiants en master, elles n’occupent que 17 % des postes de direction et ne représentent que 2 à 3 % des PDG en France. « Les femmes leaders restent des “anecdotes” », faisait remarquer récemment la nouvelle PDG de Solvay, Ilham Kadri.

 

Enrayer ce phénomène du plafond de verre, c’est agir au niveau des gouvernances, non seulement pour faire progresser la part des femmes dans les hiérarchies et l’égalité salariale, mais également pour faire évoluer la culture d’entreprise vers plus d’inclusion. Dans le cas contraire, comme on peut déjà le constater, certaines de ces rares femmes leaders quittent l’entreprise car elles ne se reconnaissent pas dans les valeurs de celle-ci et n’ont aucune envie de ressembler à leurs dirigeants.

 

À titre individuel, pour accélérer votre carrière, je vous conseillerais d’agir déjà sur ce que vous pouvez maîtriser : vous-mêmes !

 

  1. Autorisez-vous à accéder au pouvoir

 

Se débarrasser de nos croyances limitantes est une étape importante.

J’invite les personnes que j’accompagne à remplacer celles-ci par de nouvelles croyances –  stimulantes, cette fois – pour ne plus subir leur inconscient mais le façonner selon leurs objectifs. C’est ce que j’ai appris en me certifiant en hypnose et en autohypnose, et c’est que j’aime transmettre. C’est une technique qu’utilisent d’ailleurs tous les grands champions, tels que les navigateurs en solitaire.

Et peut-être un jour oserez-vous dire, comme Delphine Ernotte lors du lancement de la série animée féministe Culottées, juste avant sa reconduction à la tête de France Télévisions : « J’aime le pouvoir » ! Un frisson délicieusement transgressif avait alors traversé l’assemblée, sidérée d’entendre une telle phrase dans la bouche d’une femme…

 

  1. Misez sur votre singularité

 

S’autoriser d’abord à être soi, voilà la plus grande audace ! Ne pas singer les hommes ni se comparer à qui que ce soit mais exploiter sa propre singularité, avec son talent, ses forces, ses failles, ses convictions. C’est la meilleure façon de gagner en légitimité. Car, si vous êtes vous-mêmes, vous serez forcément excellente ! Et vous pourrez faire valoir votre propre modèle de leadership. Une fois que vous aurez les clés de la maison, vous pourrez même en changer les serrures et l’architecture. À l’instar de Jacinda Arderm, Première ministre en Nouvelle-Zélande, plébiscitée dans son pays mais également encensée dans le monde entier pour son humanité, son empathie, sa transparence (notamment dans sa gestion des attentats), mais aussi pour son sang-froid et sa capacité à prendre des décisions rapides et assumées, comme dans sa gestion de la pandémie de Covid-19.

 

  1. Être parfaite ? Surtout pas !

 

Viser la perfection au mieux engendre de la frustration, au pire nous paralyse. Je vois beaucoup de femmes qui n’osent pas prendre un job de peur de ne pas être parfaite. Quel gâchis ! La perfection n’existe pas. Plus vite vous le comprenez, plus vite vous progresserez. Alors oui, c’est difficile de lâcher prise, surtout quand on a l’habitude d’être valorisée pour son perfectionnisme, mais osez prendre plaisir à être imparfaite ! Déléguez tout ce qui ne vous semble pas important, au travail comme la maison, et dé-cul-pa-bi-lisez ! C’est autant de temps qui vous sauverez pour vous détacher de l’opérationnel, pour penser stratégie, vous ressourcer et nourrir votre curiosité !

 

  1. Cultivez la sororité

 

Elles ne sont pas rares les femmes témoignant du fait d’avoir plus souffert du comportement de leurs managers femmes que de leurs managers hommes. Et alors ? Même si certaines dirigeantes pionnières qui en avaient bavé pour accéder à leur poste n’ont pas facilité la progression des suivantes, cela ne nous empêche pas d’incarner nous-même le changement que nous voulons. Nous sommes nombreuses à ne plus avoir envie de reproduire cela, à l’instar d’une Christine Lagarde ou d’une Emma Watson. Et il nous est aisé de faire la courte échelle aux plus jeunes, qui, elles, ont totalement intégré l’importance du réseau, voire du mentoring. Je conseillerais juste de le faire avec une réelle authenticité dans la démarche. Les rencontres sont magiques, source de beaucoup de joie et d’apprentissage. Soyez vous-mêmes une chance pour les autres, et la chance vous sourira !

 

  1. Associez les hommes

 

Nous sommes en train d’inventer une société équilibrée entre femme et hommes qui n’a jamais existé. C’est terriblement excitant. C’est beau humainement, moralement, et même économiquement. Mais reconnaissons que les hommes qui sont en train ou sur le point de perdre leur position de domination séculaire subissent un bouleversement souvent déstabilisant. Je crois qu’il faut encourager et valoriser ceux qui nous soutiennent, des patrons comme Stéphane Richard ou Michel Landel, mais surtout nos collaborateurs engagés au quotidien. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons créé le Trophée de l’homme féministe au sein de l’association médiaClub’Elles, que je préside. Les prétendants restent toutefois peu nombreux. Continuer de développer une compréhension commune pour les embarquer est important, mais surtout œuvrer pour parvenir à l’équilibre réel au sein des couples. Le principal frein à la carrière d’une femme, ce sont moins ses enfants qu’un compagnon qui ne coopère pas. On ne le dit pas assez, mais choisissez bien vos partenaires de vie !

 

Tribune : Sexe et genre ont-ils leur place dans le milieu de l’entreprise ?

Il est toujours bon de faire des distinctions. Distinguons donc. La femme est l’alter ego de l’homme. L’homme ne peut se reconnaître que grâce à la médiation de la femme, et réciproquement. Il y a donc, en ce sens, une nécessité de la femme comme écho de l’homme, et de l’homme comme écho de la femme. La femme permet à l’homme de se connaître lui-même, de se reconnaître. L’homme se voit en la femme, à laquelle pourtant il ne s’identifie pas ; il se réfléchit en elle. Autrement exprimé, l’Homme n’est vraiment lui-même que quand il s’ouvre à l’autre comme à un autre que lui-même, et à l’autre que lui-même comme à un autre lui-même.

En termes d’analyse des entreprises, plus que la distinction entre la femme et l’homme, c’est celle entre la mère et le père qui me paraît la plus éclairante. Les nouveaux modes de management (entreprise horizontale, « libérée », bienveillante, etc.) prétendent en effet nous faire quitter des environnements de travail paternalistes et répressifs, au profit d’environnements aussi prévenants et doux que peut l’être une mère. On n’y cherche plus à sanctionner, mais à prévenir. Passage du hard power au soft power. Pour éviter par exemple que des salariés n’agissent mal, on va chercher à les acculturer en profondeur, à les placer plus ou moins consciemment sous emprise idéologique de telle sorte qu’ils ne voudront plus que ce qui est conforme aux attendus de la Direction. C’est là une évolution de société dont on observe aussi des dérives jusque dans le domaine du droit. Comme il en va dans Minority report avec le « précrime », on s’efforce de plus en plus d’arrêter ceux qui vont commettre un délit avant qu’ils n’aient fait quoi que ce soit de répréhensible. Je dis attention. A vouloir prévenir tout crime, toute faute, on interdit toute liberté. Si, au terme d’un processus de « rééducation » (y compris sous couvert de culture d’entreprise, d’adoption de nouveaux « savoir-être » et d’exigence d’alignement des croyances personnelles sur celles de l’organisation), on n’a plus la possibilité de mal agir, de transgresser, alors on entre dans quelque chose de totalitaire. Il y a des choses qu’il est criminel de vouloir prévenir. On ne peut ni ne doit prévenir la capacité de l’humain à agir contre les autres, contre son propre intérêt, donc à se contredire, car c’est là ce qui le définit.

 

Existe-t-il des aspirations professionnelles purement féminines ou masculines ? Les femmes peuvent-elles trouvent le bonheur dans tous les métiers ? Les manières de faire diffèrent, mais l’expérience nous enseigne qu’il peut y avoir plus de différences – d’aspiration, de comportement – d’une femme à une autre qu’entre une femme et un homme. Or ce qu’il faut souverainement cultiver en entreprise, ce sont précisément les différences, et, plus encore, la diversité. Nos organisations ont besoin de diversité sexuelle comme elles ont besoin d’une diversité de formations initiales, de cultures, de capacités et de fonctions, parce que l’innovation requiert une diversité de points de vue. Je parle bien là d’une diversité d’opinions et non pas d’une diversité objective, factuellement constatable sur un document administratif. Nos organisations souffrant d’une trop grande uniformité, il est urgent de leur faire redécouvrir la fécondité de la contradiction. De leur réapprendre à intégrer les critiques à leur fonctionnement normal, comme la condition de tout progrès continu.

 

Le Grand Entretien : Julie Walbaum, CEO de « Maisons du Monde »

Vous dirigez Maisons du monde depuis juillet 2018. Que signifie le « management inclusif » pratiqué par votre entreprise ?

 

Un management inclusif repose avant tout sur une entreprise à l’écoute, qui sait que sa valeur vient des femmes et des hommes qui la composent, en particulier dans le secteur de la vente au détail qui est le sien. La diversité est une force, et de là vient la plus grande performance de Maisons du monde, une entreprise très féminine : deux tiers de nos collaborateurs sont des femmes, celles-ci dirigent trois quarts des magasins et constituent la moitié du comité exécutif. L’entreprise souhaite comprendre et incarner au quotidien la richesse de la diversité. C’est une responsabilité de tous les jours et de chacun que de promouvoir et de préserver celle-ci.

 

Auparavant, vous étiez la directrice digital et marketing client de l’entreprise. Pourquoi vous êtes-vous portée candidate à ce poste et qu’est-ce qui a fait la différence, selon vous ?

 

Je connaissais Maisons du monde depuis 2014. Le numérique faisant partie de son évolution depuis de nombreuses années, on voyait bien l’accélération du modèle dans ce sens. J’ai donc participé à l’introduction en Bourse de l’entreprise, en 2016, aux côtés du directeur général de l’époque. En 2018, alors que j’avais trois enfants en bas âge, ce n’était pas un choix évident, mais j’avais un projet pour Maisons du monde. Cette entreprise était tellement attachante, avec des femmes et des hommes très engagés, que je me suis lancée. Je pensais que je pouvais entretenir notre longueur d’avance sur le digital. Je souhaitais aussi faire évoluer certains pans de l’organisation, par exemple, donner un nouvel élan à l’offre, poursuivre la croissance rentable, en y combinant plus de « responsabilité ».

 

L’emploi du temps d’une DG est dense. Avez-vous mesuré les contraintes, les obligations quand vous avez candidaté à ce poste, en tant que mère de famille habitant à Paris et non à Nantes, où se situe le siège ?

 

Je crois que l’on ne mesure jamais toutes les données avant d’y arriver… Surtout dans un secteur qui se transforme rapidement et dans un contexte macroéconomique qui a tout de même bougé ces derniers temps. Je crois aussi que, dans la vie, il faut réfléchir… mais pas trop. Je me suis fiée à mon intuition. Pour prendre ce type de responsabilités, cela demande beaucoup d’engagement : il faut avoir un projet et qu’il vous passionne. J’ai pu me lancer dans cette aventure, car mon mari, qui a lui aussi une carrière très remplie, a su et voulu réorienter ses responsabilités au sein de notre famille. Il s’est organisé dans un périmètre plus local, il a moins voyagé. Et cela a finalement enrichi notre expérience familiale.

 

La famille reste votre priorité…

 

Oui, mon mari et moi-même nous sommes donné quelques petites règles familiales. Je ne passe jamais plus de deux nuits consécutives hors de mon foyer. Chaque jour, nos enfants sont réveillés ou couchés par l’un de nous deux. Aux vacances scolaires, je prends une semaine de congé et j’encourage les membres du comité exécutif et les collaborateurs de l’entreprise à en faire de même. Vous savez, ce n’est pas très sain de créer une distinction entre le corps dirigeant et le reste des collaborateurs. C’est justement parce que ces derniers me voient avec les mêmes problématiques qu’eux, comme des réunions zoom avec mon fils de trois ans sur les genoux, que cela permet de créer une atmosphère détendue, de dire les choses quand cela ne va pas ou le contraire.

 

Vous parlez avec beaucoup de sincérité de cette répartition entre vos deux « vies ». C’est assez rare dans le monde des grands dirigeants. C’est un choix assumé ?

 

Les collaborateurs de l’entreprise se donnent beaucoup. En tant que dirigeante, je me dois, en retour, de donner du sens à leur travail et de leur accorder de la confiance. Et cela passe par une attitude transparente. J’aime beaucoup ce proverbe africain : « It takes a village to raise a child », « Il faut un village pour élever un enfant ». Cela signifie que tout le monde a un rôle à jouer dans l’aventure et que des liens authentiques, fondés sur la transparence et l’entraide autour d’une vision commune, conduisent à une culture forte et, je le crois, au succès.

 

Avez-vous dû faire face à quelques réticences ? Avez-vous senti que vous deviez faire vos preuves ?

 

Cette question m’est régulièrement posée et, étonnamment, on la pose beaucoup plus aux femmes qu’aux hommes. L’idée est d’assumer pleinement ce que l’on est, sans tomber dans les excès. Je crois que mon rôle de maman et ma vie personnelle m’aident à être une meilleure dirigeante. Car cela m’oblige à prioriser, à donner un cadre très clair aux équipes. Celles-ci doivent être efficaces parce que, moi-même, j’ai besoin d’être efficace. Cela remet aussi l’église au centre du village (toujours lui !) : quand, dans ma vie professionnelle, il m’arrive d’être tendue, la famille me rappelle la vraie valeur des choses et le sens des priorités. Enfin, il me semble important de montrer aux femmes de l’entreprise qu’il ne leur est pas nécessaire d’afficher la panoplie du super-héros dévoué à sa carrière : je gère, je n’ai aucune contrainte extraprofessionnelle, etc. La vie pour moi est faite de vases communicants. L’important est de conserver un engagement et une exigence élevés. Pour le reste, l’adaptabilité est ma meilleure amie. Moins on se met de barrières mentales sur ce que l’on peut et ne peut pas, plus on a de chances de réussir sa vie professionnelle.

 

La bonne gestion de cet équilibre pro-perso est un moteur formidable : pourquoi n’en avait-on pas conscience auparavant ?

 

Parce que le travail était vu comme une fin en soi. Pendant longtemps, on a évolué dans des valeurs masculines assez fortes : la réussite professionnelle avait une fonction statutaire importante. Ce n’était pas le cas dans toutes les sociétés européennes. En Scandinavie, par exemple, c’est tout à fait différent. On avait auparavant une vision très linéaire de la vie des gens, avec des études, un travail… Les générations actuelles nous apprennent à cultiver plus de circularité, avec plus d’équilibre entre les différents pans de notre existence. Et c’est tant mieux !

 

Les grands mots de cette année sont « flexibilité » et « agilité ». J’ai entendu dire que vous demandiez à vos collaborateurs de faire preuve d’une grande efficacité dans les réunions, mais aussi de travailler en autonomie…

 

L’autonomie est une valeur forte chez nous, car Maisons du monde est une entreprise entrepreneuriale. Notre mode de fonctionnement est « agile », dans le sens où nos salariés sont engagés dans les projets et les portent. L’année 2020 a été particulière : je n’ai pas demandé plus d’efficacité à mes équipes, car elles se sont adaptées seules. En tant que dirigeante, j’ai un devoir de vigilance avec mon comité exécutif afin de ne pas privilégier la productivité avant tout.

 

Les entreprises sont davantage des lieux moraux que physiques. Comment vous adaptez-vous ?

 

Il faut arriver à préserver et à renforcer la culture d’entreprise. Nous sommes passés à deux jours de télétravail par semaine. Nous n’avons pas souhaité aller plus loin, car le temps collectif est essentiel pour l’aspect interrelationnel, pour les espaces de liberté induits, pour favoriser la créativité, une valeur importante chez nous. Ces valeurs d’entreprise définissent le quotidien entre les équipes et le management de proximité. Le comité exécutif et moi-même réfléchissons à valoriser ces temps d’interaction, en présentiel mais aussi à distance. À l’occasion de 2020, nous avons lancé une initiative nommée les MDMTalks : le comité exécutif prend la parole auprès de l’ensemble des collaborateurs du siège et des magasins, directeurs et adjoints. On discute de l’actualité de l’entreprise, des difficultés qui sont les nôtres. On met le plus possible en lumière d’autres collaborateurs de l’entreprise. Le discours de transparence, l’échange sur la base d’un jeu de questions-réponses sont au cœur de cet exercice. Je trouve que le Covid nous a permis de cultiver des liens rapprochés avec nos collaborateurs, avec nos équipes en magasin. Quand on a 350 sites en Europe, on ne peut pas avoir la même proximité tout le temps.

 

Comment le numérique peut-il nous amener à développer toujours plus de proximité, sans se substituer à la qualité du temps physique en entreprise ?

 

Avant de prendre mes fonctions, j’ai fait durant trois mois le tour des magasins en Europe, visité plus de 70 sites, participé à 40 dîners avec des directeurs régionaux et de magasins, ce qui m’a permis de sentir le pouls de l’entreprise. Aujourd’hui encore, ces interactions me portent. J’accorde énormément d’importance à la voix de nos équipes en magasin, qui sont au contact de nos clients. À chaque événement, confinement, déconfinement, période de Noël ou autre, le comité exécutif et moi-même étions présents en magasin. C’est important d’aller cultiver le lien vivant : le numérique ne fait pas tout, loin de là.

 

Vous êtes vue sur les sites, vous privilégiez le tutoiement : la perception du PDG a-t-elle changé ?

 

La simplicité de la relation avec le management est, pour moi, la base du rapport de confiance qu’il est possible de nouer avec les collaborateurs. J’ai commencé ma carrière dans des entreprises américaines, donc, probablement, cela laisse des traces. Je tutoie tous les collaborateurs et vice versa. Je pose naturellement beaucoup de questions, car c’est en interrogeant des collaborateurs à plein de niveaux différents que je construis ma perception de ce que doit être l’entreprise de demain. Je vais au contact de façon très large. Le fait de rendre le management accessible est important, d’autant plus dans cette période. Cela passe par la communication. On doit s’appuyer sur un management de proximité pour que chacun endosse la responsabilité de donner du sens à son collaborateur. Le devoir d’exemplarité est pour cela essentiel.

 

Quels sont vos grands projets à la tête de Maisons du monde ?

 

Poursuivre la croissance et y associer plus de durabilité. Ce projet a un soubassement RH très important, car la durabilité porte un pan social et un pan environnemental. Nous sommes une marque-enseigne et nous avons une affinité très forte avec nos clients. Cette marque passe par notre offre. Nous avons donc à cœur de faire croître nos équipes de création. Au-delà du côté tendance et stylé, il faut donc miser sur la durabilité : par exemple, 68 % de notre offre en bois est certifiée. On a lancé pour la première fois du textile certifié Oeko-Tex. En une année, on a atteint 25 % de notre offre textile certifiée de la sorte. On fait la combinaison entre « aller chercher des produits qualitatifs avec un double enjeu d’expérience clients et de durabilité » et « aller chercher des matières toujours plus responsables ». Le produit reste au cœur de nos modèles. S’agissant de l’approche « omnicanal » – qui vise à multiplier les interactions avec le consommateur, à l’heure où le digital prend de plus en plus de place –, l’idée est de continuer à accélérer dans ce sens, mais en affirmant toujours l’importance du magasin, qui crée beaucoup plus de valeur qu’une simple transaction numérique. Tout l’enjeu est de faire évoluer le rôle du magasin dans un modèle omnicanal, avec une marque forte, vers un point de vente qui offre une expérience et un service.

Enfin, notre dernier pan de croissance s’appuie sur le développement des services. En 2019, nous avons pris une participation majoritaire dans Rhinov, une start-up qui fait du conseil professionnel en décoration d’intérieur, 100 % numérique. Ce sont des architectes d’intérieur : vous leur soumettez le petit quiz déco que vous avez rempli, un budget pour votre pièce, et là vous avez des planches déco réalisées par de vrais professionnels. Nous avons l’ambition de démocratiser la déco. Par les produits, bien sûr, mais aujourd’hui aussi par les services. C’est un axe de création de valeur pour nos clients, et c’est aussi une création de valeur durable, qui ne nécessite pas de produire de la matière supplémentaire.

 

Justement, vos intérêts pour les problématiques de RSE sont connus : comment sont-ils incarnés dans Maisons du monde ?

 

 

Avez-vous une feuille de route en fonction de ces engagements ?

 

Oui, s’agissant de l’offre, nous sommes concentrés sur plus d’écoconception, plus de matériaux recyclés ou durables. Plus de réparation aussi : nous avons un atelier d’ébénisterie dans nos entrepôts, avec des artisans qui réparent les produits pour éviter qu’ils ne soient jetés. Ainsi 18 000 meubles ont été remis à neuf cette année. C’est deux fois plus qu’en 2020. De même, Maisons du monde se situe dans une économie circulaire et solidaire : nous sommes l’un des premiers partenaires d’Emmaüs, à qui nous donnons des dizaines de milliers de produits à l’état neuf issus des retours de nos clients, afin de leur offrir une seconde vie.

 

Dans la thématique de la durabilité, le pôle social est important : comment les collaborateurs sont-ils associés à cet effort ?

Maisons du monde est une entreprise qui crée du profit : notre responsabilité est donc de dégager des contributions dans un système positif. Être collaborateur de Maisons du monde, c’est faire partie d’une entreprise où chaque personne compte, c’est se sentir nécessaires les uns aux autres, construire ensemble une entreprise qui ressemble à ses équipes et les rassemble, c’est avoir la liberté d’être soi-même et avoir la conscience intime d’être au bon endroit. Pour faire vivre cet esprit, notre politique RH allie une proposition adaptée à chaque étape clé du parcours des collaborateurs et des engagements sociaux forts. Nous ambitionnons de créer une école de formation et de devenir une entreprise apprenante pour tous ceux qui partagent les valeurs de la marque. Par ailleurs, Maisons du monde souhaite être un employeur de référence grâce à des engagements responsables forts. Une feuille de route a été formalisée en matière de bien-être, d’inclusion des personnes en situation de handicap et des jeunes, d’égalité hommes-femmes, de dialogue social.

 

Pour une expérience collaborateur optimale, le management de proximité est essentiel…

 

Justement, le groupe a décidé d’intégrer à sa feuille de route RSE des objectifs RH sur le renforcement du management de proximité et sur l’amélioration des conditions de travail pour les équipes. Ce plan d’action s’enrichit des retours des collaborateurs collectés lors de l’enquête sociale réalisée en septembre 2019 et renouvelée tous les deux ans. La hiérarchie présente sur place est un élément clé pour mieux accompagner les collaborateurs. Dans cette optique, la formation des cadres est essentielle. Chaque année, un plan spécial est déployé avec des modules où l’on apprend l’importance de créer des rituels managériaux ou commerciaux pour diffuser l’information et mobiliser les équipes. De même, dans un souci de proximité, les équipes ont été dimensionnées à taille « humaine », cette organisation ayant pour conséquence le renforcement du nombre de managers de proximité afin de garantir une meilleure connaissance des équipes et une amélioration de la qualité de la relation de travail.

 

J’entends une forme d’aplanissement de la hiérarchie, un management de proximité renforcé, des solutions apportées aux problématiques RSE, des avancées en matière d’inclusion : tous ces éléments contribuent-ils à construire des valeurs attrayantes pour les plus jeunes ?

 

Pour tous ! Nos valeurs d’audace, de passion, d’engagement et d’exigence sont illustrées ainsi. Notre « raison d’être » est en cours de construction, il est aujourd’hui temps de la formaliser et de lui apporter des éléments de preuve à travers des plans d’action dans tous les métiers. Nous souhaitons que cette raison d’être s’incarne et se vive au quotidien. Nous avons tous besoin de sens au travail. Aujourd’hui, plus que jamais.

 

Quelles seront les tendances QVT de demain ?

 

Le télétravail est là pour durer, même s’il l’est de façon mesurée. Nous passerons donc plus de temps à la maison. Nous chercherons également du sens dans l’activité et l’expérience professionnelle au sens large. Un nouvel équilibre devra être trouvé, entre métier et vie personnelle, entre productivité et déconnexion. Et sur le lieu de travail même, le bureau devra être repensé, les rythmes également. Le temps collectif pourrait être réservé à la création, à l’innovation et au développement des liens entre collaborateurs. La culture devra être renforcée, car ce sera le liant de la société. Les manageurs de demain devront appréhender ces réalités dans une démarche holistique