Le Grand Entretien : Alexandre Ricard, président directeur général du groupe PERNOD RICARD

Il ne doit pas être simple, aujourd’hui, d’être le PDG d’un groupe mondial, producteur et distributeur de vins et spiritueux, à l’heure où les bars, hôtels, clubs et restaurants, les réunions familiales, bref les espaces de convivialité sont fragilisés. Comment allez-vous et comment se porte le groupe ?

Deux mots me viennent à l’esprit : résilience et agilité. Résilience tout d’abord : les êtres humains s’adaptent toujours à leur environnement et à ses bouleversements. Et agilité, parce que nous nous sommes adaptés, partout où nous sommes présents dans le monde, c’est-à- dire sur 86 marchés. Au-delà des chiffres et des résultats, nous avons en effet enregistré des gains de part de marché sur la quasi-totalité des pays dans lesquels nous opérons. Le chiffre d’affaires clos fin juin 2020 s’est élevé à 8,448 milliards d’euros.

Dans un contexte difficile, nous avons observé “une bonne résilience du Off-Trade”, la vente à emporter de nos produits, tout simplement parce que les consommateurs se sont tournés plus encore que d’ordinaire vers des marques de confiance.

Comment vous associez-vous au secteur bars et restaurants, l’un des plus durement touchés par la crise ?

Cet environnement est fortement impacté. Dès les premiers jours de cette crise sanitaire, nous avons décidé de soutenir le secteur. De manière concrète, en France, nous nous sommes associés à la plate-forme “J’aime mon bistrot”, qui vise à soulager la trésorerie de ces entreprises essentielles à la vie sociale que sont les cafés, bars et restaurants. Nous sommes partenaires de l’initiative “1 000 cafés”, projet qui s’est donné pour ambition de permettre la sauve- garde ou l’ouverture de 1 000 cafés dans des communes de moins de 3 500 habitants.

La contribution de Pernod Ricard prend la forme d’une dotation financière et se matérialise également par un accompagnement à l’installation des nouveaux cafetiers. Cet engagement passe par le partage d’outils de formation pour les futurs gérants afin de les former à une vente responsable des produits alcoolisés ou à la gestion durable de leur établissement. Sans oublier nos dons d’alcool pur au laboratoire Cooper pour lui permettre de fabriquer, dès le début de la crise, des millions de doses individuelles de gel hydroalcoolique.

La signature de Pernod Ricard, “créateur de convivialité”, est une belle promesse. Concrètement, comment comptez-vous créer de la convivialité aujourd’hui ?

Il y a des choses qui vivent et survivent au-delà des crises. Le besoin de partager des moments, de se retrouver ensemble, reste intact. Parfois, il faut des crises comme celle-ci pour que les individus prennent conscience de l’importance de la convivialité. Vous n’imaginez pas le nombre de témoignages que je reçois de la part d’hommes et de femmes qui se retrouvent complètement dépités à mesure que cette crise s’installe.

Le repli sur soi, le confinement sont contre nature. Prenons de la hauteur, et n’oublions pas que notre civilisation a surmonté bien des épreuves. Il faudra tirer les leçons de cette crise.

Terrasse de The Island
Terrasse de The Island, quartier Saint-Lazare, Paris © Myr Muratet

Allez-vous démontrer que vous-même, à l’échelle du groupe, avez tiré les leçons de cette crise, par une stratégie RSE plus ciblée par exemple ?

J’aime rappeler ce dicton anglais : “Ne jamais gaspiller l’opportunité offerte par une crise.” Indéniablement, les crises accélèrent les tendances en cours. Il est important pour les consommateurs de savoir quelles sont les entreprises derrière les marques qu’ils consomment et les actions qu’elles mènent pour préserver la planète. Et, lorsque je reçois des candidats, c’est une question qui les intéresse beaucoup.

La sensibilité sociale et sociétale de votre groupe vient de loin… Enfant, comme Paul Ricard avait une santé fragile, ses parents l’ont emmené au bord de la mer. C’est donc la nature qui lui a donné un second souffle.

Et il ne l’a jamais oublié. J’ajoute que toutes nos marques viennent de la terre : de la culture des vignes pour nos vins et champagnes, de l’orge pour nos whiskies, du blé d’hiver pour nos vodkas… Il nous faut être cohérents, avec notamment une politique RSE renforcée. Le groupe travaille sur 250 000 hectares, aux quatre coins du monde, d’où sortent 2,6 millions de tonnes de raisin, de canne à sucre, de céréales ou de grains de café…

Nous sommes fiers d’avoir rejoint l’alliance Business for Nature réunissant des entreprises et organisations qui se mobilisent autour de la protection de l’environnement. Il s’agit d’une avancée importante pour le groupe, qui continue à faire de la protection de l’environnement et de la biodiversité, ainsi que de la préservation des écosystèmes naturels des priorités de sa feuille de route 2030. Notre futur dépend de l’aptitude de nos communautés mondiales à unir leurs forces pour assurer un avenir plus durable et plus solidaire.

À l’échelle du groupe Pernod Ricard, com- ment se traduit cette cohérence entre des marques qui puisent leur force dans la nature, les demandes des collaborateurs et les attentes des consommateurs ?

La cohérence vient des chiffres. Nous avons réduit de 33 % notre intensité carbone et de 23 % notre consommation d’eau par litre d’alcool. Le confinement a été l’occasion d’accélérer quelques objectifs : la fin des plastiques uniques utilisés en points de vente, comme les gobelets et les pailles, a été avancée de 2025 à 2021.

Vous le dites, cette crise accélère des tendances. À titre personnel, en tant qu’homme, y a-t-il des événements qui vous ont surpris ?

Oui. Et la leçon que je retiens m’a été donnée par les femmes et les hommes qui font partie du groupe Pernod Ricard. J’ai constaté, au travers des 19 000 collaborateurs à travers le monde, une résilience et un engagement incroyables. Tout le monde est resté sur le navire, chacun s’est demandé comment il pouvait être utile. Et certains n’ont même pas attendu de réponse : ils ont eu des idées. En témoignent les quatre millions de litres d’alcool pur ou le million de litres de gel que nous avons produits sur nos sites, pour nos communautés. Cela vient du terrain, de manière spontanée et sur différents marchés en Suède, en Irlande, en France.

Ce n’est pas quelque chose qui aurait été décrété au siège. Permettez-moi de vous le dire : ces actions sont remarquables. Pour la petite histoire, aujourd’hui, les policiers de New York se désinfectent les mains avec du gel provenant de nos distilleries de Bourbon dans le Kentucky. La crise a ceci d’intéressant : être sans cesse impressionné par ses propres équipes.

La crise vous donne donc l’occasion de tester votre modèle décentralisé…

C’est l’un des principaux enseignements à l’échelle du groupe. Nos managers, locale- ment, se sont d’eux-mêmes mobilisés et ont pris de bonnes décisions. Décentralisée, Pernod Ricard est une entité structurée pour être flexible et agile, je m’en rends compte chaque jour. Faire face à la crise ne nous fera pas dévier de notre stratégie sur le long terme. Nous poursuivons aussi notre transformation digitale, nous accélérons les investissements.

Vos mots sont rassurants et vos projections sereines. Dans le fonctionnement décentralisé de Pernod Ricard, une telle attitude est-elle partagée ?

Ce n’est pas notre première crise et, au risque de vous faire peur, il y en aura d’autres… Les bouleversements du monde doivent être utilisés comme des leviers. Nous avons commencé à le faire, et nous avons gagné des parts de marché. Nous restons très ambitieux. La crise a révélé la solidité de nos fondamentaux. Permettez-moi de faire un parallèle. Ricard a été créé en 1932. Au niveau du PIB, ce fut la pire année qu’on ait connue dans l’histoire de la France, hors période de guerre. Il en sera de même pour 2020, année que nous avons choisie pour fusionner les deux sociétés de distribution Pernod et Ricard, depuis le 1er juillet dernier.

Cet été, alors que les sociétés du monde se posaient la question du “comment” : “comment faire revenir les gens au travail ?”, “dans quel environnement aéré, sécurisé ?”, vos salariés rejoignaient le nouveau siège parisien… Ce lieu répond-il à de nombreuses questions que pouvaient se poser les collaborateurs de retour sur site ?

Quand on est une entreprise qui s’inscrit sur le long terme, centrée sur l’humain, on doit donner envie aux collaborateurs de venir et d’échanger dans un environnement sympathique, attractif et sans exubérance. Et un groupe mondial se doit d’être cohérent : si notre signature est “créateur de convivialité”, cette dernière doit être vécue, avant tout, par nos collaborateurs.

La convivialité se conjugue sur l’échange, le partage, la rencontre, elle ne peut pas être enfermée dans un agenda. Une réunion, une présentation, des décisions peuvent se vivre à distance ; la chaleur humaine, non. Nous souhaitons valoriser tous ces petits interstices qui se passent entre les humains, ces rencontres informelles qui se produisent sur le lieu de travail. Car c’est là que se génèrent les meilleures idées, la meilleure agilité et la meilleure collaboration.

Tout a été pensé en ce sens, pour créer cette disruption qui engage performance et rapidité. Au sein de ce nouveau siège, on est amené à croiser des gens que l’on ne connaissait que très peu jusqu’ici. L’absence de silos et de bureaux fermés incite les conversations à se libérer.

18 000 m2 et 7 étages, avec la réunion des sept sites de la région parisienne, au cœur même de Paris, votre démarche est contraire à celle de la plupart des grandes entreprises quittant le centre de la capitale…

Il est vrai que là où certains réduisent la taille de leurs bureaux, nous avons ici pour nos 900 collaborateurs quelque 2400 places, 600 postes de travail dits “normaux” (table, chaise…), le reste étant distribué en espaces collaboratifs. Tous les ordinateurs et téléphones sont portables, nous nous acheminons vers du “zéro papier”. Donc, oui, nous assumons être à contre-courant.

Même le PDG que vous êtes n’a pas de bureau attitré… Quels bénéfices retirez-vous de ce concept ?

Le premier bénéfice est déjà de vivre cet adage qui m’est cher : “L’exemple vient du haut.” Décloisonner ce que j’appellerais “le bureau à l’ancienne” permet à chacun de venir partager ma table, d’engager une discussion, de créer de nouvelles collaborations. Et chaque jour, je vois apparaître un peu plus de spontanéité dans les sujets que l’on me propose. Il faut cultiver cette simplicité. Cela me permet de voir ce qui se passe, de faire partie du flux de rencontres des personnes. Les valeurs, la culture d’entreprise est un ciment qui se fabrique au quotidien.

Lieu de convivialité THE ISLAND
Lieu de convivialité et de collaboration donnant, au fond, sur la game room. © Myr Muratet

Vous êtes PDG, vous êtes à la tête d’une hiérarchie pyramidale : on comprendrait que vous ne soyez pas abordable… Briser les murs : cela garantit vraiment votre proximité ?

Pour vous montrer que tout ceci n’est pas un discours corporate : on a travaillé le bâtiment sur deux flux de circulation. Horizontal tout d’abord : à chaque étage, un carrefour de rencontre a été créé. Il est matérialisé par un bar où chacun peut se servir un café ou un thé. Le second flux est vertical, grâce aux escaliers qui ont été complètement réintégrés dans le projet, redécorés de façon qu’on ait envie de croiser du monde.

Je crois savoir que vos collaborateurs vous “tutoient”. Et on le sent, on le voit ici, un esprit de start-up règne. Qu’est-ce que la “culture start-up”, qu’elle soit réelle ou fantasmée, peut amener aux grandes entreprises d’aujourd’hui ?

Ce qui définit cette “culture start-up”, c’est l’absence de formalisme et de procédures souvent bureaucratiques. L’idée est de prendre le meilleur des deux mondes, c’est- à-dire allier la puissance d’un grand groupe avec la capacité à générer des idées, des innovations, des créations, l’absence de silos qui caractérisent les start-up. Si on réussit cette alchimie, cela ne peut que fonctionner.

Votre expérience à l’international est conséquente : Royaume-Uni, États-Unis, Hong Kong, Irlande. Avez-vous apprécié des conceptions d’entreprises, des organisations, qui vous inspirent encore aujourd’hui ?

Nous avons plusieurs dizaines de nationalités représentées ici au siège, donc je ne suis qu’un “exemple international” parmi d’autres. Toutefois, ce qu’il me reste de mon expérience propre, c’est le côté direct, efficace et court d’une réunion à l’anglo-saxonne. Mais ce que j’apprécie aussi en France, c’est le côté convivial. Résultat, au sein de “The Island”, je fais beaucoup moins de réunions qu’auparavant, j’envoie et reçois moins de mails, parce que je croise beaucoup plus de gens. Tout se fait au fil de l’eau.

Vous me présentez ces interactions humaines comme novatrices et, pourtant, elles relèvent du bon sens…

Notre culture est une culture de bon sens. Nous la cultivons pour nos salariés, mais aussi pour nos consommateurs. Votre réflexion me fait penser à un engagement du groupe en leur direction. En tant que numéro 2 mondial des vins et spiritueux, nous souhaitions nous engager fortement pour la prévention et la lutte contre toute forme d’abus d’alcool. Il y a dix ans, Pernod Ricard a créé le programme Responsible Party, en partenariat avec le réseau Erasmus Student Network, dans l’objectif de sensibiliser les étudiants à une consommation responsable. La clef du succès, c’est que c’est un programme conçu et porté par des étudiants, pour des étudiants. Voilà un exemple très concret du bon sens en action.

La signature de notre magazine est “Être-bien en entreprise”, plutôt que “Bien-être”, notion qui ne nous semble pas adaptée au monde professionnel. Quelles sont pour vous les conditions les plus élémentaires pour que l’“Être”, justement, soit “bien” en entreprise aujourd’hui ?

Qu’il reçoive des communications claires et cohérentes. Aucune personne, aucune équipe ne vous suivra si vous ne faites pas coïncider votre vision et vos décisions.

Ce nouveau siège Pernod Ricard est baptisé “The Island” en référence aux îles Paul Ricard situées au large de Bandol et de Six-Fours, dans le Var. La fondation de l’entreprise, la réussite de votre grand-père, qu’il partagera avec son personnel, en lui distribuant des actions gratuites. La création de l’Institut océanographique, précurseur dans la protection de l’environnement, aux Embiez, l’île de Bendor, haut lieu de la création artistique, la création du circuit Paul Ricard…, l’histoire de Ricard est jalonnée d’étapes fortes. À quels moments songez-vous à cet héritage ?

Bien sûr, nos fondamentaux sont extraordinaires. Mon grand-père Paul Ricard souhaitait une politique d’entreprise centrée sur les ressources humaines. Vous avez évoqué l’intéressement et la participation, il avait aussi favorisé les vacances des salariés, organisait des lotos à Noël et les lauréats pouvaient gagner leur maison… Car il voulait que chaque salarié soit propriétaire, qu’il ait un toit.

Parce que quand on est propriétaire, on est responsabilisé, on est fier. Cet héritage est donc présent à chaque fois que l’on ouvre un nouveau chapitre, comme avec l’édification de ce nouveau siège, au centre de Paris. Ce déménagement physique est l’illustration de la transformation de nos méthodes de travail, totalement digitalisées. La pièce dans laquelle nous parlons est wireless. Moi-même, je n’ai plus qu’un casier. Nous stockons nos documents dans des librairies virtuelles. De même, nos transformations internes se reflètent à l’externe, dans nos relations avec le consommateur.

Depuis 2015, nous avons redessiné notre modèle avec une approche “consumer centric”. Aussi, je vois difficilement comment on peut se dire “obsédés par le consommateur” et être excentrés physiquement. Ce qui explique l’installation de notre siège au cœur du quartier Saint-Lazare. Cette transformation n’aurait pas été possible sans nous appuyer sur l’histoire, la transformation et les valeurs du groupe. Mon oncle et prédécesseur, Patrick Ricard, aimait à dire de notre groupe qu’il est “une synthèse du passé et un regard sur l’avenir”.

Entre le passé et l’avenir, il y a le présent. Quand on s’appelle Ricard, Monsieur Ricard, quand on est le “3e homme Ricard” à diriger le groupe, c’est un défi quotidien, une chance, une responsabilité, une opportunité ?

Mon père m’a toujours dit : “Dans la vie, fais ce que tu souhaites mais fais-le bien, et que cela te rende heureux.” La responsabilité qui est la mienne m’enthousiasme chaque matin.

 

Voir aussi : L’oeil de… Thierry Marx