Ces hommes qui s’engagent pour l’égalité

Après des années d’évolution positive, la dynamique de réduction des inégalités entre hommes et femmes au travail a souffert de la crise sanitaire et économique. Les chiffres publiés en mars 2021 par le Forum économique mondial montrent que les femmes sont plus nombreuses que les hommes à avoir perdu leur emploi et que, là où le marché du travail se redresse, cela se fait plus rapidement pour ces derniers. Il faudrait, au rythme actuel, 135,6 années pour combler les inégalités femmes-hommes, soit trente-six ans de plus qu’en 2020 ! En France, le Global Gender Gap Report indique que l’écart de revenu entre hommes et femmes, qu’il s’agisse de salaire, de retraite ou de capital, est de 25 à 28 %.

« Les dirigeants d’entreprise sont À 95 % des hommes : c’est à eux d’agir »

Heureusement, l’égalité professionnelle n’est aujourd’hui plus uniquement considérée comme une cause féminine : il est crucial que les hommes s’en préoccupent si l’on souhaite qu’un véritable changement advienne, et certains en sont particulièrement conscients. Philippe Zaouati, créateur et DG de Mirova, la filiale de Natixis consacrée à l’investissement durable, le dit sans ambages : « Il est indispensable que les hommes prennent conscience des inégalités structurelles qui existent dans le milieu professionnel, car ce sont encore eux qui sont aux manettes aujourd’hui. Les dirigeants d’entreprise sont à 95 % des hommes, et ce sont également eux qui ont la main sur le financement, donc c’est évidemment à eux d’agir. » Cet expert de la finance verte, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet et enseignant à Sciences Po, considère d’ailleurs qu’en matière d’égalité professionnelle « il n’y a pas de raison objective qui nous empêche d’agir ».

Antoine de Gabrielli, ancien directeur marketing, pense lui aussi que l’égalité professionnelle passera par les hommes. Après avoir fondé Companieros en 2000, un organisme de formation spécialisé entre autres dans les questions de diversité et d’égalité professionnelle, il a créé en 2013 le réseau Happy Men Share More, qui accompagne les entreprises dans leur démarche pour favoriser la mixité et l’égalité professionnelle. « J’étais lassé de constater que les hommes étaient l’angle mort des politiques en faveur de l’égalité professionnelle, se souvient-il. Toutes les conventions où je me rendais étaient à 90 ou 95 % composées de femmes. Pourtant j’étais convaincu que faire de l’égalité un enjeu à résoudre par les femmes débouchait sur une impasse, car cela les rendait de fait responsables des discriminations qu’elles subissaient. En outre, un système perdant pour les femmes est aliénant pour les hommes. Il faut que les hommes, en particulier ceux qui occupent des postes à responsabilités, en soient conscients. »

La dynamique des « petits pas »

Pour ceux qui auraient besoin d’être convaincus, l’égalité femmes-hommes au sein des entreprises a fait ses preuves, explique Philippe Zaouati : « Toutes les études montrent que les entreprises qui sont mieux équilibrées sont plus performantes. C’est par les échanges entre des personnes diverses qu’on arrive à se dépasser, à innover, à sortir du cadre. Le conformisme n’a jamais été un facteur de croissance ni de réussite. » Ce qui est important également, poursuit-il, c’est la dynamique que cela révèle. « Les entreprises qui ont plus de femmes parmi leurs dirigeants sont celles qui ont pris en main, en leur sein, la question de la promotion. Ce sont des entreprises qui ont organisé leur plan de succession, leurs formations, l’évolution de leur direction. C’est forcément positif, car cela traduit un intérêt fort pour leur capital humain. »

On pourrait croire que le temps qui passe favorise le progrès social et que celui-ci a même tendance à se faire « tout seul », mais Philippe Zaouati met en garde contre cette idée fausse, voire dangereuse : « L’égalité professionnelle est un sujet qu’il faut avoir en tête en permanence. Si on ne se penche dessus qu’une fois par an, ça ne marchera pas. Cela passe par le choix des formations, de chaque nomination, chaque embauche, chaque stage… Ce ne sont que des petits pas concrets, tous les jours, qui permettent de guider l’entreprise vers plus d’égalité. »

Mirova a également créé un fonds d’investissement spécialisé, le Mirova Women Leaders Equity Fund, destiné uniquement aux sociétés qui ont au moins 30 % de femmes au sein de leur comité de direction. « Je suis favorable aux quotas et je l’ai toujours été », dit Philippe Zaouati avec conviction. « La loi est indispensable pour donner un cadre et un objectif aux entreprises, qui s’organisent ensuite pour y arriver. » Pour Antoine de Gabrielli, « il faut former tous les managers, hommes et femmes, avoir des Codir et des Comex exemplaires, notamment sur les questions de disponibilité, et identifier et transformer toutes les pratiques qui, sous le couvert d’un “on ne peut pas faire autrement” constituent les multiples freins qui finissent par immobiliser le train de l’égalité ».

Égalité professionnelle ou égalité tout court ?

Peut-on parler d’égalité professionnelle sans parler d’égalité sociale, familiale, etc. ? Philippe Zaouati essaie de séparer les sujets culturels et professionnels. Selon Antoine de Gabrielli, en revanche, il est important de mener une approche globale. En compartimentant les sphères privée, sociale et professionnelle, et en dissociant vie professionnelle et vie tout court, on oppose vie privée et vie professionnelle, l’une se construisant nécessairement au détriment de l’autre : « Il faut avoir conscience que tout le système du travail salarié repose sur la confiscation des temps privés essentiels au service de l’économie marchande. Les femmes, plus que les hommes, résistent à cette confiscation, car ces temps privés essentiels reposent d’abord sur elles, qu’elles le choisissent ou le subissent. »

Cette résistance est un argument souvent avancé pour justifier les inégalités professionnelles, mais Antoine de Gabrielli s’y oppose. Un véritable modèle d’égalité, avance-t-il, devrait au contraire « permettre à chacun, homme ou femme, d’être engagé dans sa vie professionnelle tout en répondant à ses enjeux essentiels de vie privée ». « L’erreur classique, poursuit-il, consiste à considérer que le système du travail est parfaitement logique en l’état. La seule voie serait donc de condescendre à aider les femmes à s’y adapter. Mais il faut comprendre en quoi le travail, tel qu’il est organisé actuellement, est “déclusif” pour beaucoup de femmes et plus largement pour tous ceux qui assument de vraies responsabilités, privées ou sociales, hors du temps de travail. »

Plus question de revenir en arrière

Antoine de Gabrielli ne trouve pas que la jeune génération soit épargnée par les inégalités visibles chez les précédentes. « Il y a des attitudes qui évoluent, dit-il, mais il me semble que, si virilité toxique il y a, celle-ci est plutôt en augmentation qu’en régression. Je ne suis pas sûr que les dernières vingt années n’aient pas amené à un recul civilisationnel, sous prétexte d’interdiction d’interdire ou de modernité. »

Philippe Zaouati va dans le même sens : « Il y a un spectre très large au sein de la jeune génération comme au sein des précédentes, mais ce qu’on observe dans les start-up est inquiétant. Les dirigeants sont très jeunes, et on a malgré tout un écosystème en train de se construire autour des hommes. C’est pourquoi il est si important d’avoir des fonds d’investissement réservés aux entreprises dirigées par des femmes, car il faut corriger cette tendance très vite. Si on la laisse s’installer, c’est de cette façon que toute l’économie de demain continuera à se structurer. Le changement vers l’égalité professionnelle doit être “cranté” – il ne faut surtout pas revenir en arrière. »

Intelligence artificielle : pour un virage éthique et féminin

L’intelligence artificielle véhicule-t-elle des stéréotypes ?

Delphine Pouponneau :

Les algorithmes sont à notre image et les « biais » présents dans notre société peuvent potentiellement être véhiculés dans ceux-ci. Cela commence dès la conception de l’algorithme, puis au moment où on l’alimente avec des données, qui peuvent être elles aussi biaisées. Le développeur peut également influencer l’algorithme avec ses propres biais sans même s’en apercevoir. C’est donc une attention à porter de bout en bout. Tout le processus est à analyser, du prescripteur au développeur. Une fois dans la machine, cela peut générer des discriminations. Cependant, l’IA représente une formidable opportunité dans le domaine de la médecine, de l’éducation ou de l’environnement, par exemple, en raison du caractère exponentiel des données traitées. Mais il faut être vigilant, et cela passe en particulier par la mixité des équipes et la diversité des profils qui gèrent de l’IA.

Cristina Lunghi :

Dipty Chander est la marraine d’une action que mène Arborus depuis 2004. « La courte échelle » consiste à inciter des collégiennes issues de quartiers défavorisés à s’orienter vers des métiers masculins, comme l’IA. Au vu de mon engagement pour l’égalité et l’inclusion dans le monde du travail avec le label GEEIS[1], depuis plus de vingt ans, les biais que comporte l’IA m’inquiètent. Ils représentent un réel danger et sont susceptibles de remettre en cause tout le travail entrepris depuis tant d’années pour l’égalité. Or la faible présence des femmes dans l’IA pose la question de la définition du monde de demain s’il est laissé à la seule vision masculine. Il ne faudrait pas que les femmes ratent le virage du XXIe siècle.

Comment définir une IA éthique  ?

DP :

Orange soutient l’approche de la commission européenne et les « recommandations pour une éthique de l’IA de confiance », car nous sommes convaincus que la promesse de l’intelligence artificielle ne saurait se réaliser pleinement qu’en la concevant, en la déployant et la mettant en œuvre de manière responsable. L’intelligence artificielle doit se construire au service de tous, respecter les diversités et lutter contre les risques de biais ou de discrimination.

CL :

Dans les nouveaux algorithmes se trouve aussi le paramétrage d’une nouvelle société. Il faut impérativement saisir cette occasion pour en faire un monde plus inclusif et donc meilleur.

Comment en fait-on des correcteurs de biais ? Sachant qu’au départ en tant qu’êtres humains, on est tous biaisés ?…

DP :

Ce n’est pas un sujet simple mais on voit émerger des prescriptions en la matière. Il est déjà important de faire travailler ensemble les prescripteurs et les développeurs. Ce sont les premiers qui valident la conformité des résultats produits par l’intelligence artificielle, via des processus itératifs pour corriger au fil de l’eau. Assurer un contrôle humain à toutes les étapes de la chaîne pour savoir ce que produit d’IA et le valider ou l’ajuster est fondamental.

CL :

Il me semble aussi très important de sensibiliser les gens à leurs propres biais et au fait que dès qu’il y a interaction avec une machine, aujourd’hui, il y a interaction avec l’IA. Nous sommes à un moment charnière de notre histoire, que j’appelle « l’année zéro » dans mon dernier ouvrage[2]. Tous les systèmes sont à revisiter, l’IA peut devenir une opportunité formidable de remettre tout à « zéro » pour reconstruire sur des bases égalitaires. J’observe un certain nombre de faisceaux convergents et positifs : la charte que nous avons lancée ensemble, le développement des soft skills [compétences transversales] (qui sont traditionnellement attribuées aux femmes, telles que l’empathie, l’écoute, le soin), les règles et actions en faveur de l’excellence et de la confiance dans l’intelligence artificielle mises en place par la Commission européenne en avril. Nous sommes à la croisée des chemins, on peut faire changer les choses.

Comment peut-on donner envie aux femmes de s’engager dans cette bataille ?

DP :

C’est tout notre enjeu à Orange, même s’il n’est pas nouveau, car nous œuvrons depuis des années pour la féminisation de nos métiers. Laissez-moi partager une statistique récente : seules 3 % des bachelières ont choisi la spécialité « numérique et sciences informatiques ». Il faut construire un vrai partenariat entre l’Éducation nationale, les associations et le monde de l’entreprise. À Orange, nous venons de lancer un programme qui se nomme Hello Women pour améliorer la mixité dans les équipes techniques autour de quatre piliers. Le premier vise à sensibiliser les jeunes filles dès le plus jeune âge. Le second contribue à identifier et à attirer les femmes susceptibles d’être recrutées dans ces domaines. Nous avons fait notamment un travail important autour de la marque employeur, en mettant en avant des rôles modèles féminins. Le troisième vise à reconvertir des femmes dans ces filières à forte employabilité. Nous avons créé un CFA [centre de formation d’apprentis] et pris un engagement de 30 % de femmes au minimum dans nos promotions. Nous avons également conclu un partenariat avec l’association Techfugees pour aider à la reconversion de femmes diplômées réfugiées en France. Enfin, le dernier pilier vise à fidéliser les femmes dans les métiers techniques. Nous venons de lancer l’enquête Gender Scan pour comprendre les facteurs d’attraction, d’engagement et de rétention des femmes dans les métiers scientifiques. Nos filières sont des filières d’avenir, offrant de nombreuses opportunités d’emploi. Nous intervenons également beaucoup en faveur de l’entrepreneuriat au féminin.

CL :

En effet, la création d’entreprise est un enjeu majeur. Les startupeuses sont 17 % seulement, et, depuis vingt-cinq ans, le nombre de créatrices a à peine augmenté. La difficulté pour avancer en matière de création s’explique par des schémas culturels biaisés dont on n’arrive pas à sortir. C’est un problème de société, de culture. Toutes nos initiatives prises par Arborus, Gender Scan, Les Pionnières, ou Mampreneures vont dans le bon sens. Pour autant, il est essentiel de changer de paradigme au niveau de notre projet de société pour en faire une société plus juste. L’IA pourrait peut-être permettre de bousculer les lignes car elle rend possible une prise de conscience.

DP :

Nous constatons que dans certains pays nous n’avons pas de problème de féminisation autour de l’IA et de la data. Les jouets sont genrés, les séries aussi. Et on sait qu’elles influencent énormément le public. Si nous pouvions avoir une série où les modèles féminins ne soient pas des stéréotypes ! Nous devons tous faire un effort collectif pour « débiaiser » : presse, éducation, médias, monde ludique…

L’IA peut-elle jouer un rôle dans les problématiques de qualité de vie au travail ?

DP :

Les robots viennent soulager les collaborateurs des tâches pénibles ou à faible valeur ajoutée. Les chatbots, les supports de conversation aident beaucoup nos conseillers, qui peuvent se focaliser sur les questions les plus complexes. Bien entendu, cela nécessite qu’on les accompagne par la formation, pour les faire monter en compétence. On utilise de l’IA pour faire de la maintenance prédictive et ainsi anticiper les pannes d’équipement chez nos clients. L’IA aide à la prise de décision et apporte des éclairages complémentaires. En matière de RH, à Orange, nous proposons au candidat d’utiliser notre programme CV Catcher, qui va lui suggérer des offres plus ciblées sur son profil et de manière de plus en plus fine selon ses réactions.

L’IA permet une meilleure maîtrise du travail et facilite la vie des collaborateurs. Là encore, restons vigilants pour accompagner les équipes : la charge cognitive peut être forte si l’humain n’a plus que des cas complexes à gérer. Il faut assurer la complémentarité entre l’homme et la machine à tous les niveaux.

CL :

L’IA en entreprise permet d’optimiser l’organisation du temps de travail, des partages d’informations sur les gardes d’enfants, du mentorat… Beaucoup de start-up améliorent notre quotidien, comme Blablacar, qui permet d’optimiser les déplacements et les rend plus économiques et écologiques. Au quotidien avec nos smartphones, il est possible de régler beaucoup de problèmes à distance. Tout cela favorise l’humain.

Quelles sont les prochaines étapes ?

DP :

La création de la Charte Arborus pour une IA inclusive a constitué une première brique permettant par ailleurs de mobiliser un grand nombre d’acteurs pour sensibiliser sur ces sujets. L’obtention du label GEEIS-AI illustre notre engagement pour l’égalité numérique et s’inscrit dans le prolongement de la signature de la Charte. Le référentiel GEEIS-AI, mis en place par le Fonds Arborus et confié à la certification du Bureau Veritas, permet de sensibiliser toute la chaîne d’élaboration de l’IA, de sa conception jusqu’à son exploitation.

Cela nous a permis de nous coordonner en interne et de structurer notre démarche. Nous espérons que nous aurons de plus en plus de participants aux deux initiatives. Nous avons lancé notre comité éthique, présidé par Stéphane Richard, comprenant de nombreux membres externes, à qui nous demandons de nous « challenger » sur l’usage de l’IA, ce qui nous semble procéder de l’éthique.

Le groupe Orange et Arborus sont à l’origine de la première Charte internationale pour une intelligence artificielle inclusive.

Ce texte se veut être une référence pour l’ensemble des entreprises engagées en faveur de l’égalité des chances. Il a pour vocation de garantir une IA conçue, déployée et appliquée de manière responsable. La Charte repose sur une conviction : l’IA est un levier de développement et de progrès dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’environnement et de l’industrie. Cette technologie est aussi une opportunité pour réduire les inégalités, elle doit être mise au service de l’un des grands défis du XXIe siècle : l’égalité et l’inclusion. Danone, EDF, L’Oréal, Orange, Metro, Sodexo, sociétés engagées dans une politique européenne et internationale en faveur de l’égalité professionnelle et labellisée GEEIS, sont les premières signataires de cette Charte.

[1] GEEIS : Gender Equality European & International Standard.

[2] Plaidoyer pour l’égalité. Année zéro, de Cristina Lunghi, L’Harmattan, 2018.

La femme est l’avenir de la tech

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur les 87 métiers qui composent la nomenclature des familles professionnelles, 51 sont peu ou très peu féminisés et 8 seulement font état d’une relative parité hommes-femmes. Une vingtaine d’entre eux présentent même un déséquilibre flagrant, avec moins de 10 % de femmes ou d’hommes. Des données publiées par l’Insee à l’été 2020 qui démontrent que les disparités hommes-femmes sur le type et les secteurs d’emploi sont bien une réalité.

Certes, la part des femmes ne cesse d’augmenter sur le marché du travail depuis les années 1960. Mais la ségrégation professionnelle sexuée, en France comme ailleurs, n’est pas un mythe. Une femme sur quatre devrait ainsi échanger sa profession avec un homme pour parvenir à une distribution équilibrée de chaque sexe dans les différents métiers[1]. Pour l’heure, on les retrouve majoritairement dans le secteur tertiaire – administration, santé, social, services à la personne… – quand les hommes s’imposent dans les professions faisant appel à la « force » et à la « technicité », des attributs relevant idéologiquement de la virilité – bâtiment, industrie, ingénierie, agriculture, transport… Et les métiers du numérique, où seules 16 % des femmes occupent des postes à valeur ajoutée, pour une représentation globale de 27,9 %[2].

Pourtant pionnières dans le domaine…

C’est notamment à une certaine Ada Lovelace, mathématicienne, informaticienne et ingénieure britannique, que l’on doit les travaux sur lesquels s’appuie l’invention du code. À l’autrichienne Hedy Lamarr, les bases de la technologie Wifi. Quand l’Américaine Joyce Weisbecker s’est imposée comme la première développeuse indépendante de l’histoire du jeu vidéo. Les femmes étaient donc bien au rendez-vous de cet envol digital qu’ont pris nos sociétés, même si, comme l’avance la chercheuse en microbiologie Flora Vincent, « la majorité faisait surtout office de petites mains et était mal payée ». Il n’empêche que, de 1972 à 1985, la filière informatique était la deuxième à compter le plus de femmes ingénieures au sein des formations techniques (+ de 30 %). Les années 1980 marquant un tournant décisif, avec l’apparition dans les foyers du micro-ordinateur, considéré comme un gadget masculin, et scellant dans le monde professionnel « le moment où les femmes se sont fait évincer, comme à chaque fois que l’on découvre une poule aux œufs d’or. Le côté prestigieux du geek revenant aux hommes ». Un pan de l’histoire que la scientifique met au jour dans l’ouvrage L’Intelligence artificielle, pas sans elles !, coécrit avec la chercheuse en génétique Aude Bernheim, pour le compte du Laboratoire de l’égalité[3]. Tout comme le fait la professeure à la faculté des Sciences de l’éducation de l’Université de Genève, Isabelle Collet, dans Les Oubliées du numérique[4], un essai au travers duquel l’informaticienne de formation tente de répondre à la question de savoir pourquoi le numérique est massivement dominé par les hommes, la part des femmes dans le secteur n’ayant cessé de diminuer depuis les années 1980.

Un monde d’hommes

Isabelle Collet y voit deux raisons. Elle avance ce phénomène sociétal qui veut que « lorsqu’un domaine prend de l’importance dans le monde économique et social, il se masculinise », dénonçant par ailleurs la notion de genre et les stéréotypes qui y sont rattachés. Lesquels engendrent la désertification féminine dans les filières. « L’idée répandue est que le numérique est un monde d’hommes. À quelques exceptions, il est normal que les filles n’aient pas envie de s’engager dans ces cursus où elles se retrouvent en minorité, où il sera difficile pour elles de faire valoir leur légitimité. Sans compter la culture sexiste qui y est tolérée. » Pour l’auteure, « il faut que les institutions veuillent réellement la mixité, que les écoles montrent aux filles qu’elles sont attendues dans ces formations ». C’est ce que s’attellent à démontrer les écoles du genre, à l’instar de Simplon ou de 42, à la pointe de cette question. « À 42, nous avons défini un plan d’actions avec 35 mesures concrètes pour sensibiliser les collégiennes, les lycéennes, les étudiantes, les femmes en recherche d’emploi ou en reconversion professionnelle. Ces initiatives commencent à porter leurs fruits : de 7 % d’étudiantes en 2017, nous sommes passés à 26 % en 2020 et à 46 % de femmes aux dernières sélections. Nous espérons atteindre la parité d’ici à 2022 », avance Sophie Vigier, directrice générale de 42 et de son réseau international 42 Network.

Éviter le syndrome de l’airbag

L’important étant « de montrer concrètement aux femmes, loin des clichés, ce qu’est la tech, que la division sexuée des savoirs n’existe pas ». Et Sophie Vigier cite pour preuve une étude conduite par l’Université Carnegie Mellon, à Pittsburg, mettant au jour que « les cerveaux des enfants fonctionnent de la même manière, quel que soit leur sexe ». Ou, pour le dire autrement, que les sciences comme le numérique ne sont pas une affaire de genre. Mais, selon Flora Vincent, « l’intelligence artificielle est encore trop souvent associée à un côté technique. Pour qu’elle se féminise, il est important de la présenter comme un moyen et non comme une fin en soi : elle permet de mieux soigner, d’éduquer, de gérer les ressources énergétiques… Autant de domaines plébiscités par les femmes ». D’autant que l’absence de celles-ci dans le secteur n’est pas sans conséquences sur nos sociétés, qui reposent, de fait, sur des algorithmes sexistes biaisés. C’est ce que dénoncent les recherches avancées dans L’Intelligence artificielle, pas sans elles !, faisant valoir que ce manque de mixité dans les algorithmes, « mis au point par des hommes blancs issus d’un milieu social favorisé », engendre des données à l’image de ceux qui les ont conçus, donc non représentatives de l’ensemble de la population. La directrice de l’école 42 citant, parmi de nombreux exemples, « le “syndrome de l’airbag”, dont les premiers modèles conçus pour des hommes de 1,80 m ne protégeaient pas les femmes »[5]. L’IA étant vouée à prendre une place prépondérante dans nos vies, il est donc crucial que le « code mâle » ne soit plus la norme pour refléter des sociétés plus égalitaires. « Une tech mixte et inclusive est nécessaire si nous voulons faire face aux défis de demain. Se priver des femmes, c’est se priver de 50 % de talents potentiels et d’un moteur de croissance crucial alors que la tech européenne manque de 700 000 profils », conclut Sophie Vigier.

[1] Selon un document édité par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion en juillet 2019.

[2] Selon le libre blanc édité par Syntec Numérique et Social Builder pour soutenir la reconversion des femmes dans le numérique.

[3] L’Intelligence artificielle, pas sans elles !, d’Aude Bernheim et Flora Vincent, collection « Égale à égal », Belin Éditeur, 2019.

[4] Les Oubliées du numérique, d’Isabelle Collet, Le Passeur Éditeur, 2019.

[5] Dans son ouvrage,  Invisible Women, Exposing Data Bias in a World Designed for Men (2019), la journaliste britannique Caroline Criado-Perez évoquait cette invisibilisation des femmes dans les dispositifs de sécurité des voitures. Selon les données de l’auteure, les femmes avaient 47% de risques supplémentaires d’être sérieusement blessées en cas d’accident. Ce n’est qu’en 2011 que les Etats-Unis ont introduit des mannequins féminins dans les tests de collision. Mais des lacunes persistent : les femmes ne sont souvent pas positionnées de la même manière en raison de leur taille en moyenne plus petite. Caroline Criado-Perez explique : «C’est juste un mannequin masculin réduit. […] Mais les femmes ne sont pas des hommes réduits. Nous avons une distribution de masse musculaire différente. Nous avons une densité osseuse inférieure. Il existe des différences dans l’espacement des vertèbres. Même notre corps est différent. Et ces différences sont toutes cruciales en ce qui concerne le taux de blessures dans les accidents de la route.» 

Où sont les femmes en entreprises ? Back to the future !

The Boson Project est une société de conseil et de prospective. À ce poste d’observation avancé, nous avons pu constater que l’entreprise était un incroyable miroir et un catalyseur des phénomènes de société, un laboratoire pour les sujets de diversité et d’inclusion en général. Y cohabitent plusieurs générations de femmes, avec chacune ses revendications, ses aspirations, ses rêves, ses valeurs. Tour d’horizon.

Marianne, 60 ans

Elle s’est battue comme une lionne pour décrocher un poste de directrice générale à la tête d’une grande société. Elle est un grand témoin des combats féministes menés au sein des organisations ces dernières décennies, a participé à tous les réseaux de femmes, toutes les conférences, tous les programmes, appelé de ses vœux à une convergence des luttes féministes corporate et dû, par le passé, se plier à l’exercice – aujourd’hui inconcevable – de la démonstration du lien entre performance économique et mixité en entreprise. Et les efforts ont porté… La mobilisation de quelques grands patrons pionniers – comme l’iconique Michel Landel, ex-CEO de Sodexo –, la création du Women’s Forum, par une poignée de femmes, ont mis l’enjeu en pleine lumière.

Marianne a alors observé le passage des mots aux faits, de l’incantation à l’action. Témoin des transformations profondes qui traversent aujourd’hui l’entreprise, elle mesure les avancées sur le sujet de l’égalité des genres en entreprise. La loi Copé-Zimmermann, relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d’administration et de surveillance, fête cette année ses 10 ans. En une décennie, le quota légal de femmes aux conseils d’administration a été atteint et même dépassé : à 44 % pour le CAC 40 et 46 % au SBF 120. Marianne a vu l’exception d’une présence féminine aux postes de direction devenir la norme. Des verrous culturels et idéologiques ont sauté : la France est aujourd’hui à la première place européenne en matière de féminisation des conseils d’administration de ses grandes entreprises.[1] Et Marianne pose un regard empreint d’une pointe de fierté sur ces victoires.

Sarah, 27 ans

À l’opposé du spectre générationnel, elle regarde moins les acquis du passé que le chemin qu’il reste à parcourir. En pleine construction personnelle, elle a développé un rapport identitaire et communautaire au féminin – celui de la sororité girl power. L’âge de Sarah est pourtant au-dessous de l’âge médian du plafond de verre – le fameux décrochage entre les carrières masculines et féminines qu’on positionne à l’arrivée des premiers enfants. Sarah n’est pas encore concernée par les défis de la cooptation, qui sèment la zizanie dans les carrières au féminin. Et pourtant, elle est plus que jamais concernée et impliquée : 53 % de femmes de 25 à 34 ans se déclarent féministes en 2014, Sarah fait partie des 62 % en 2016 et des 76 % en 2018.[2] Elle a une approche fraîche, radicale, moins teintée de l’héritage des combats passés mais plus revendicatrice encore. Elle s’indigne de la trop faible présence de femmes dans les secteurs clés et à la tête des groupes du CAC 40. L’exemplarité en étendard, elle pointe les 20 % de dirigeantes au sein des PME, les 17 % de femmes présentes dans les comités de direction des grandes entreprises et l’inertie du côté de l’égalité salariale[3]. Plus absolue que ses aînées, entendant traiter le sujet de l’inclusion dans sa globalité : derrière l’« intersectionnalité » qu’elle brandit haut et fort, il y a le maillage de toutes les formes de diversité et, en creux, dans les yeux de cette jeune génération, le rejet de toute forme de discrimination. Ses exigences vis-à-vis de l’entreprise sont immenses : celles de l’inclusion, c’est-à-dire de la non-exclusion, et du sans-faute. Nous l’avons vu quand nous avons réalisé une enquête sur la génération Z[4], il y a chez la jeunesse en train de débarquer sur le marché du travail un idéal de respect au sens large.

Amel, 40 ans

Elle incarne une génération d’apparence plus silencieuse, plus discrète, mais c’est une erreur d’analyse. Ayant bénéficié des avancées idéologiques et des portes enfoncées par ses aînées, elle a pu saisir des opportunités d’évolution professionnelle et accède massivement à des postes de direction. Dépositaire d’un peu de la sagesse de ses aînées et de la responsabilité qu’elle a à l’égard des générations à venir, elle est dans l’instant présent. Moins militante que la génération d’avant et que celle d’après, moins exposée aussi, plus sereine peut-être, elle est en pleine possession de ses moyens et de l’époque. Issue de cette génération d’entre-deux, Amel est aujourd’hui en train de faire évoluer lentement mais sûrement la fabrique à leaders : avec sa vision singulière et nuancée du management, elle transforme petit à petit la matrice du leadership à la française. Contrairement à ses aînées, elle ne revendique pas forcément une pratique féminine du leadership et regarde avec distance l’approche communautariste de la jeunesse. Elle a souvent du mal avec le mot « féministe ». Elle affirme cependant la volonté d’être entièrement dans sa posture managériale, avec toutes ses failles, sa puissance et sa sensibilité. Et elle est en cela une belle leçon d’empowerment qui sera source d’inspiration pour toute la relève.

À travers ces portraits de femmes, émerge une constante indéniable. Être femme est un rapport au monde, marqué par le temps long, la capacité à s’extraire de soi et de l’instant pour permettre demain. En cette époque de transitions majeures, économique, écologique et sociétale, gageons que toutes les Marianne, Sarah et Amel sauront mettre ce qu’elles sont au service de la durabilité des entreprises.

[1] Loi Copé-Zimmermann : 10 ans après, ça marche, Les Échos, 24/02/21

[2] Qui se dit féministe aujourd’hui ? – Vraiment, Harris Interactive, avril 2018

[3]https://www.novethic.fr/actualite/social/diversite/isr-rse/parite-la-france-prend-la-voie-des-quotas-dans-les-comites-de-direction-des-grandes-entreprises-149417.html

[4] Youth Forever, The Boson Project, mars 2020

Le Grand Entretien : Julie Walbaum, CEO de « Maisons du Monde »

Vous dirigez Maisons du monde depuis juillet 2018. Que signifie le « management inclusif » pratiqué par votre entreprise ?

 

Un management inclusif repose avant tout sur une entreprise à l’écoute, qui sait que sa valeur vient des femmes et des hommes qui la composent, en particulier dans le secteur de la vente au détail qui est le sien. La diversité est une force, et de là vient la plus grande performance de Maisons du monde, une entreprise très féminine : deux tiers de nos collaborateurs sont des femmes, celles-ci dirigent trois quarts des magasins et constituent la moitié du comité exécutif. L’entreprise souhaite comprendre et incarner au quotidien la richesse de la diversité. C’est une responsabilité de tous les jours et de chacun que de promouvoir et de préserver celle-ci.

 

Auparavant, vous étiez la directrice digital et marketing client de l’entreprise. Pourquoi vous êtes-vous portée candidate à ce poste et qu’est-ce qui a fait la différence, selon vous ?

 

Je connaissais Maisons du monde depuis 2014. Le numérique faisant partie de son évolution depuis de nombreuses années, on voyait bien l’accélération du modèle dans ce sens. J’ai donc participé à l’introduction en Bourse de l’entreprise, en 2016, aux côtés du directeur général de l’époque. En 2018, alors que j’avais trois enfants en bas âge, ce n’était pas un choix évident, mais j’avais un projet pour Maisons du monde. Cette entreprise était tellement attachante, avec des femmes et des hommes très engagés, que je me suis lancée. Je pensais que je pouvais entretenir notre longueur d’avance sur le digital. Je souhaitais aussi faire évoluer certains pans de l’organisation, par exemple, donner un nouvel élan à l’offre, poursuivre la croissance rentable, en y combinant plus de « responsabilité ».

 

L’emploi du temps d’une DG est dense. Avez-vous mesuré les contraintes, les obligations quand vous avez candidaté à ce poste, en tant que mère de famille habitant à Paris et non à Nantes, où se situe le siège ?

 

Je crois que l’on ne mesure jamais toutes les données avant d’y arriver… Surtout dans un secteur qui se transforme rapidement et dans un contexte macroéconomique qui a tout de même bougé ces derniers temps. Je crois aussi que, dans la vie, il faut réfléchir… mais pas trop. Je me suis fiée à mon intuition. Pour prendre ce type de responsabilités, cela demande beaucoup d’engagement : il faut avoir un projet et qu’il vous passionne. J’ai pu me lancer dans cette aventure, car mon mari, qui a lui aussi une carrière très remplie, a su et voulu réorienter ses responsabilités au sein de notre famille. Il s’est organisé dans un périmètre plus local, il a moins voyagé. Et cela a finalement enrichi notre expérience familiale.

 

La famille reste votre priorité…

 

Oui, mon mari et moi-même nous sommes donné quelques petites règles familiales. Je ne passe jamais plus de deux nuits consécutives hors de mon foyer. Chaque jour, nos enfants sont réveillés ou couchés par l’un de nous deux. Aux vacances scolaires, je prends une semaine de congé et j’encourage les membres du comité exécutif et les collaborateurs de l’entreprise à en faire de même. Vous savez, ce n’est pas très sain de créer une distinction entre le corps dirigeant et le reste des collaborateurs. C’est justement parce que ces derniers me voient avec les mêmes problématiques qu’eux, comme des réunions zoom avec mon fils de trois ans sur les genoux, que cela permet de créer une atmosphère détendue, de dire les choses quand cela ne va pas ou le contraire.

 

Vous parlez avec beaucoup de sincérité de cette répartition entre vos deux « vies ». C’est assez rare dans le monde des grands dirigeants. C’est un choix assumé ?

 

Les collaborateurs de l’entreprise se donnent beaucoup. En tant que dirigeante, je me dois, en retour, de donner du sens à leur travail et de leur accorder de la confiance. Et cela passe par une attitude transparente. J’aime beaucoup ce proverbe africain : « It takes a village to raise a child », « Il faut un village pour élever un enfant ». Cela signifie que tout le monde a un rôle à jouer dans l’aventure et que des liens authentiques, fondés sur la transparence et l’entraide autour d’une vision commune, conduisent à une culture forte et, je le crois, au succès.

 

Avez-vous dû faire face à quelques réticences ? Avez-vous senti que vous deviez faire vos preuves ?

 

Cette question m’est régulièrement posée et, étonnamment, on la pose beaucoup plus aux femmes qu’aux hommes. L’idée est d’assumer pleinement ce que l’on est, sans tomber dans les excès. Je crois que mon rôle de maman et ma vie personnelle m’aident à être une meilleure dirigeante. Car cela m’oblige à prioriser, à donner un cadre très clair aux équipes. Celles-ci doivent être efficaces parce que, moi-même, j’ai besoin d’être efficace. Cela remet aussi l’église au centre du village (toujours lui !) : quand, dans ma vie professionnelle, il m’arrive d’être tendue, la famille me rappelle la vraie valeur des choses et le sens des priorités. Enfin, il me semble important de montrer aux femmes de l’entreprise qu’il ne leur est pas nécessaire d’afficher la panoplie du super-héros dévoué à sa carrière : je gère, je n’ai aucune contrainte extraprofessionnelle, etc. La vie pour moi est faite de vases communicants. L’important est de conserver un engagement et une exigence élevés. Pour le reste, l’adaptabilité est ma meilleure amie. Moins on se met de barrières mentales sur ce que l’on peut et ne peut pas, plus on a de chances de réussir sa vie professionnelle.

 

La bonne gestion de cet équilibre pro-perso est un moteur formidable : pourquoi n’en avait-on pas conscience auparavant ?

 

Parce que le travail était vu comme une fin en soi. Pendant longtemps, on a évolué dans des valeurs masculines assez fortes : la réussite professionnelle avait une fonction statutaire importante. Ce n’était pas le cas dans toutes les sociétés européennes. En Scandinavie, par exemple, c’est tout à fait différent. On avait auparavant une vision très linéaire de la vie des gens, avec des études, un travail… Les générations actuelles nous apprennent à cultiver plus de circularité, avec plus d’équilibre entre les différents pans de notre existence. Et c’est tant mieux !

 

Les grands mots de cette année sont « flexibilité » et « agilité ». J’ai entendu dire que vous demandiez à vos collaborateurs de faire preuve d’une grande efficacité dans les réunions, mais aussi de travailler en autonomie…

 

L’autonomie est une valeur forte chez nous, car Maisons du monde est une entreprise entrepreneuriale. Notre mode de fonctionnement est « agile », dans le sens où nos salariés sont engagés dans les projets et les portent. L’année 2020 a été particulière : je n’ai pas demandé plus d’efficacité à mes équipes, car elles se sont adaptées seules. En tant que dirigeante, j’ai un devoir de vigilance avec mon comité exécutif afin de ne pas privilégier la productivité avant tout.

 

Les entreprises sont davantage des lieux moraux que physiques. Comment vous adaptez-vous ?

 

Il faut arriver à préserver et à renforcer la culture d’entreprise. Nous sommes passés à deux jours de télétravail par semaine. Nous n’avons pas souhaité aller plus loin, car le temps collectif est essentiel pour l’aspect interrelationnel, pour les espaces de liberté induits, pour favoriser la créativité, une valeur importante chez nous. Ces valeurs d’entreprise définissent le quotidien entre les équipes et le management de proximité. Le comité exécutif et moi-même réfléchissons à valoriser ces temps d’interaction, en présentiel mais aussi à distance. À l’occasion de 2020, nous avons lancé une initiative nommée les MDMTalks : le comité exécutif prend la parole auprès de l’ensemble des collaborateurs du siège et des magasins, directeurs et adjoints. On discute de l’actualité de l’entreprise, des difficultés qui sont les nôtres. On met le plus possible en lumière d’autres collaborateurs de l’entreprise. Le discours de transparence, l’échange sur la base d’un jeu de questions-réponses sont au cœur de cet exercice. Je trouve que le Covid nous a permis de cultiver des liens rapprochés avec nos collaborateurs, avec nos équipes en magasin. Quand on a 350 sites en Europe, on ne peut pas avoir la même proximité tout le temps.

 

Comment le numérique peut-il nous amener à développer toujours plus de proximité, sans se substituer à la qualité du temps physique en entreprise ?

 

Avant de prendre mes fonctions, j’ai fait durant trois mois le tour des magasins en Europe, visité plus de 70 sites, participé à 40 dîners avec des directeurs régionaux et de magasins, ce qui m’a permis de sentir le pouls de l’entreprise. Aujourd’hui encore, ces interactions me portent. J’accorde énormément d’importance à la voix de nos équipes en magasin, qui sont au contact de nos clients. À chaque événement, confinement, déconfinement, période de Noël ou autre, le comité exécutif et moi-même étions présents en magasin. C’est important d’aller cultiver le lien vivant : le numérique ne fait pas tout, loin de là.

 

Vous êtes vue sur les sites, vous privilégiez le tutoiement : la perception du PDG a-t-elle changé ?

 

La simplicité de la relation avec le management est, pour moi, la base du rapport de confiance qu’il est possible de nouer avec les collaborateurs. J’ai commencé ma carrière dans des entreprises américaines, donc, probablement, cela laisse des traces. Je tutoie tous les collaborateurs et vice versa. Je pose naturellement beaucoup de questions, car c’est en interrogeant des collaborateurs à plein de niveaux différents que je construis ma perception de ce que doit être l’entreprise de demain. Je vais au contact de façon très large. Le fait de rendre le management accessible est important, d’autant plus dans cette période. Cela passe par la communication. On doit s’appuyer sur un management de proximité pour que chacun endosse la responsabilité de donner du sens à son collaborateur. Le devoir d’exemplarité est pour cela essentiel.

 

Quels sont vos grands projets à la tête de Maisons du monde ?

 

Poursuivre la croissance et y associer plus de durabilité. Ce projet a un soubassement RH très important, car la durabilité porte un pan social et un pan environnemental. Nous sommes une marque-enseigne et nous avons une affinité très forte avec nos clients. Cette marque passe par notre offre. Nous avons donc à cœur de faire croître nos équipes de création. Au-delà du côté tendance et stylé, il faut donc miser sur la durabilité : par exemple, 68 % de notre offre en bois est certifiée. On a lancé pour la première fois du textile certifié Oeko-Tex. En une année, on a atteint 25 % de notre offre textile certifiée de la sorte. On fait la combinaison entre « aller chercher des produits qualitatifs avec un double enjeu d’expérience clients et de durabilité » et « aller chercher des matières toujours plus responsables ». Le produit reste au cœur de nos modèles. S’agissant de l’approche « omnicanal » – qui vise à multiplier les interactions avec le consommateur, à l’heure où le digital prend de plus en plus de place –, l’idée est de continuer à accélérer dans ce sens, mais en affirmant toujours l’importance du magasin, qui crée beaucoup plus de valeur qu’une simple transaction numérique. Tout l’enjeu est de faire évoluer le rôle du magasin dans un modèle omnicanal, avec une marque forte, vers un point de vente qui offre une expérience et un service.

Enfin, notre dernier pan de croissance s’appuie sur le développement des services. En 2019, nous avons pris une participation majoritaire dans Rhinov, une start-up qui fait du conseil professionnel en décoration d’intérieur, 100 % numérique. Ce sont des architectes d’intérieur : vous leur soumettez le petit quiz déco que vous avez rempli, un budget pour votre pièce, et là vous avez des planches déco réalisées par de vrais professionnels. Nous avons l’ambition de démocratiser la déco. Par les produits, bien sûr, mais aujourd’hui aussi par les services. C’est un axe de création de valeur pour nos clients, et c’est aussi une création de valeur durable, qui ne nécessite pas de produire de la matière supplémentaire.

 

Justement, vos intérêts pour les problématiques de RSE sont connus : comment sont-ils incarnés dans Maisons du monde ?

 

 

Avez-vous une feuille de route en fonction de ces engagements ?

 

Oui, s’agissant de l’offre, nous sommes concentrés sur plus d’écoconception, plus de matériaux recyclés ou durables. Plus de réparation aussi : nous avons un atelier d’ébénisterie dans nos entrepôts, avec des artisans qui réparent les produits pour éviter qu’ils ne soient jetés. Ainsi 18 000 meubles ont été remis à neuf cette année. C’est deux fois plus qu’en 2020. De même, Maisons du monde se situe dans une économie circulaire et solidaire : nous sommes l’un des premiers partenaires d’Emmaüs, à qui nous donnons des dizaines de milliers de produits à l’état neuf issus des retours de nos clients, afin de leur offrir une seconde vie.

 

Dans la thématique de la durabilité, le pôle social est important : comment les collaborateurs sont-ils associés à cet effort ?

Maisons du monde est une entreprise qui crée du profit : notre responsabilité est donc de dégager des contributions dans un système positif. Être collaborateur de Maisons du monde, c’est faire partie d’une entreprise où chaque personne compte, c’est se sentir nécessaires les uns aux autres, construire ensemble une entreprise qui ressemble à ses équipes et les rassemble, c’est avoir la liberté d’être soi-même et avoir la conscience intime d’être au bon endroit. Pour faire vivre cet esprit, notre politique RH allie une proposition adaptée à chaque étape clé du parcours des collaborateurs et des engagements sociaux forts. Nous ambitionnons de créer une école de formation et de devenir une entreprise apprenante pour tous ceux qui partagent les valeurs de la marque. Par ailleurs, Maisons du monde souhaite être un employeur de référence grâce à des engagements responsables forts. Une feuille de route a été formalisée en matière de bien-être, d’inclusion des personnes en situation de handicap et des jeunes, d’égalité hommes-femmes, de dialogue social.

 

Pour une expérience collaborateur optimale, le management de proximité est essentiel…

 

Justement, le groupe a décidé d’intégrer à sa feuille de route RSE des objectifs RH sur le renforcement du management de proximité et sur l’amélioration des conditions de travail pour les équipes. Ce plan d’action s’enrichit des retours des collaborateurs collectés lors de l’enquête sociale réalisée en septembre 2019 et renouvelée tous les deux ans. La hiérarchie présente sur place est un élément clé pour mieux accompagner les collaborateurs. Dans cette optique, la formation des cadres est essentielle. Chaque année, un plan spécial est déployé avec des modules où l’on apprend l’importance de créer des rituels managériaux ou commerciaux pour diffuser l’information et mobiliser les équipes. De même, dans un souci de proximité, les équipes ont été dimensionnées à taille « humaine », cette organisation ayant pour conséquence le renforcement du nombre de managers de proximité afin de garantir une meilleure connaissance des équipes et une amélioration de la qualité de la relation de travail.

 

J’entends une forme d’aplanissement de la hiérarchie, un management de proximité renforcé, des solutions apportées aux problématiques RSE, des avancées en matière d’inclusion : tous ces éléments contribuent-ils à construire des valeurs attrayantes pour les plus jeunes ?

 

Pour tous ! Nos valeurs d’audace, de passion, d’engagement et d’exigence sont illustrées ainsi. Notre « raison d’être » est en cours de construction, il est aujourd’hui temps de la formaliser et de lui apporter des éléments de preuve à travers des plans d’action dans tous les métiers. Nous souhaitons que cette raison d’être s’incarne et se vive au quotidien. Nous avons tous besoin de sens au travail. Aujourd’hui, plus que jamais.

 

Quelles seront les tendances QVT de demain ?

 

Le télétravail est là pour durer, même s’il l’est de façon mesurée. Nous passerons donc plus de temps à la maison. Nous chercherons également du sens dans l’activité et l’expérience professionnelle au sens large. Un nouvel équilibre devra être trouvé, entre métier et vie personnelle, entre productivité et déconnexion. Et sur le lieu de travail même, le bureau devra être repensé, les rythmes également. Le temps collectif pourrait être réservé à la création, à l’innovation et au développement des liens entre collaborateurs. La culture devra être renforcée, car ce sera le liant de la société. Les manageurs de demain devront appréhender ces réalités dans une démarche holistique 

 

 

En Europe, les femmes n’occupent que 18 % des emplois du numérique

La Commission européenne a publié en décembre dernier un tableau de bord sur la place des femmes dans le monde du numérique, et les écarts sont encore très prononcés entre les sexes, puisque « seulement 18 % des spécialistes des technologies de l’information et de la communication sont des femmes », selon les mots de Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive de la Commission.

Dans le classement des pays, la Finlande, le Royaume-Uni, la Suède, le Danemark et les Pays-Bas occupent les cinq premières places, tandis qu’en bas du tableau se trouvent la Bulgarie, la Roumanie, la Grèce et l’Italie.

La France se classe 9e, l’Espagne 10e, et l’Allemagne 12e. « Pour être à l’avant-garde de la transition numérique, notre industrie doit exploiter pleinement le potentiel de compétences de l’Europe et encourager les talents des femmes », déclare Thierry Breton, le commissaire au marché intérieur, qui promet de consacrer « au moins 20 % du fonds pour la reprise et la résilience au numérique », dans le but d’« ouvrir la voie au renforcement des compétences informatiques des femmes dans toute l’UE ».