Après des années d’évolution positive, la dynamique de réduction des inégalités entre hommes et femmes au travail a souffert de la crise sanitaire et économique. Les chiffres publiés en mars 2021 par le Forum économique mondial montrent que les femmes sont plus nombreuses que les hommes à avoir perdu leur emploi et que, là où le marché du travail se redresse, cela se fait plus rapidement pour ces derniers. Il faudrait, au rythme actuel, 135,6 années pour combler les inégalités femmes-hommes, soit trente-six ans de plus qu’en 2020 ! En France, le Global Gender Gap Report indique que l’écart de revenu entre hommes et femmes, qu’il s’agisse de salaire, de retraite ou de capital, est de 25 à 28 %.
« Les dirigeants d’entreprise sont À 95 % des hommes : c’est à eux d’agir »
Heureusement, l’égalité professionnelle n’est aujourd’hui plus uniquement considérée comme une cause féminine : il est crucial que les hommes s’en préoccupent si l’on souhaite qu’un véritable changement advienne, et certains en sont particulièrement conscients. Philippe Zaouati, créateur et DG de Mirova, la filiale de Natixis consacrée à l’investissement durable, le dit sans ambages : « Il est indispensable que les hommes prennent conscience des inégalités structurelles qui existent dans le milieu professionnel, car ce sont encore eux qui sont aux manettes aujourd’hui. Les dirigeants d’entreprise sont à 95 % des hommes, et ce sont également eux qui ont la main sur le financement, donc c’est évidemment à eux d’agir. » Cet expert de la finance verte, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet et enseignant à Sciences Po, considère d’ailleurs qu’en matière d’égalité professionnelle « il n’y a pas de raison objective qui nous empêche d’agir ».
Antoine de Gabrielli, ancien directeur marketing, pense lui aussi que l’égalité professionnelle passera par les hommes. Après avoir fondé Companieros en 2000, un organisme de formation spécialisé entre autres dans les questions de diversité et d’égalité professionnelle, il a créé en 2013 le réseau Happy Men Share More, qui accompagne les entreprises dans leur démarche pour favoriser la mixité et l’égalité professionnelle. « J’étais lassé de constater que les hommes étaient l’angle mort des politiques en faveur de l’égalité professionnelle, se souvient-il. Toutes les conventions où je me rendais étaient à 90 ou 95 % composées de femmes. Pourtant j’étais convaincu que faire de l’égalité un enjeu à résoudre par les femmes débouchait sur une impasse, car cela les rendait de fait responsables des discriminations qu’elles subissaient. En outre, un système perdant pour les femmes est aliénant pour les hommes. Il faut que les hommes, en particulier ceux qui occupent des postes à responsabilités, en soient conscients. »
La dynamique des « petits pas »
Pour ceux qui auraient besoin d’être convaincus, l’égalité femmes-hommes au sein des entreprises a fait ses preuves, explique Philippe Zaouati : « Toutes les études montrent que les entreprises qui sont mieux équilibrées sont plus performantes. C’est par les échanges entre des personnes diverses qu’on arrive à se dépasser, à innover, à sortir du cadre. Le conformisme n’a jamais été un facteur de croissance ni de réussite. » Ce qui est important également, poursuit-il, c’est la dynamique que cela révèle. « Les entreprises qui ont plus de femmes parmi leurs dirigeants sont celles qui ont pris en main, en leur sein, la question de la promotion. Ce sont des entreprises qui ont organisé leur plan de succession, leurs formations, l’évolution de leur direction. C’est forcément positif, car cela traduit un intérêt fort pour leur capital humain. »
On pourrait croire que le temps qui passe favorise le progrès social et que celui-ci a même tendance à se faire « tout seul », mais Philippe Zaouati met en garde contre cette idée fausse, voire dangereuse : « L’égalité professionnelle est un sujet qu’il faut avoir en tête en permanence. Si on ne se penche dessus qu’une fois par an, ça ne marchera pas. Cela passe par le choix des formations, de chaque nomination, chaque embauche, chaque stage… Ce ne sont que des petits pas concrets, tous les jours, qui permettent de guider l’entreprise vers plus d’égalité. »
Mirova a également créé un fonds d’investissement spécialisé, le Mirova Women Leaders Equity Fund, destiné uniquement aux sociétés qui ont au moins 30 % de femmes au sein de leur comité de direction. « Je suis favorable aux quotas et je l’ai toujours été », dit Philippe Zaouati avec conviction. « La loi est indispensable pour donner un cadre et un objectif aux entreprises, qui s’organisent ensuite pour y arriver. » Pour Antoine de Gabrielli, « il faut former tous les managers, hommes et femmes, avoir des Codir et des Comex exemplaires, notamment sur les questions de disponibilité, et identifier et transformer toutes les pratiques qui, sous le couvert d’un “on ne peut pas faire autrement” constituent les multiples freins qui finissent par immobiliser le train de l’égalité ».
Égalité professionnelle ou égalité tout court ?
Peut-on parler d’égalité professionnelle sans parler d’égalité sociale, familiale, etc. ? Philippe Zaouati essaie de séparer les sujets culturels et professionnels. Selon Antoine de Gabrielli, en revanche, il est important de mener une approche globale. En compartimentant les sphères privée, sociale et professionnelle, et en dissociant vie professionnelle et vie tout court, on oppose vie privée et vie professionnelle, l’une se construisant nécessairement au détriment de l’autre : « Il faut avoir conscience que tout le système du travail salarié repose sur la confiscation des temps privés essentiels au service de l’économie marchande. Les femmes, plus que les hommes, résistent à cette confiscation, car ces temps privés essentiels reposent d’abord sur elles, qu’elles le choisissent ou le subissent. »
Cette résistance est un argument souvent avancé pour justifier les inégalités professionnelles, mais Antoine de Gabrielli s’y oppose. Un véritable modèle d’égalité, avance-t-il, devrait au contraire « permettre à chacun, homme ou femme, d’être engagé dans sa vie professionnelle tout en répondant à ses enjeux essentiels de vie privée ». « L’erreur classique, poursuit-il, consiste à considérer que le système du travail est parfaitement logique en l’état. La seule voie serait donc de condescendre à aider les femmes à s’y adapter. Mais il faut comprendre en quoi le travail, tel qu’il est organisé actuellement, est “déclusif” pour beaucoup de femmes et plus largement pour tous ceux qui assument de vraies responsabilités, privées ou sociales, hors du temps de travail. »
Plus question de revenir en arrière
Antoine de Gabrielli ne trouve pas que la jeune génération soit épargnée par les inégalités visibles chez les précédentes. « Il y a des attitudes qui évoluent, dit-il, mais il me semble que, si virilité toxique il y a, celle-ci est plutôt en augmentation qu’en régression. Je ne suis pas sûr que les dernières vingt années n’aient pas amené à un recul civilisationnel, sous prétexte d’interdiction d’interdire ou de modernité. »
Philippe Zaouati va dans le même sens : « Il y a un spectre très large au sein de la jeune génération comme au sein des précédentes, mais ce qu’on observe dans les start-up est inquiétant. Les dirigeants sont très jeunes, et on a malgré tout un écosystème en train de se construire autour des hommes. C’est pourquoi il est si important d’avoir des fonds d’investissement réservés aux entreprises dirigées par des femmes, car il faut corriger cette tendance très vite. Si on la laisse s’installer, c’est de cette façon que toute l’économie de demain continuera à se structurer. Le changement vers l’égalité professionnelle doit être “cranté” – il ne faut surtout pas revenir en arrière. »