Tribune : Vive la RSE… personnelle

 Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais nous n’agissons pas de la même manière en tant que citoyen qu’en tant que salarié. En tant que citoyen, nous avons conscience de notre impact individuel, ne serait-ce que par notre droit de vote, par le fait que l’on va rouler à vélo plutôt qu’en SUV ou par notre engagement pour telle ou telle association caritative. Alors qu’en tant que salarié nous nous en remettons pleinement à notre entreprise, inconditionnellement. Si l’entreprise est « vertueuse », tant mieux. Si elle ne l’est pas… 

Et c’est ainsi que nous attendons de notre entreprise qu’elle ait une politique RSE de qualité. Or si notre entreprise n’est pas « au top » de ce point de vue là, que pouvons-nous faire ? 

Je vous propose quelques gestes simples qui ne semblent pas grand-chose, mais qui, si nous nous y mettons toutes et tous, apporteront leur pierre à l’édifice. 

Éteignez votre ordinateur… et le reste 

Saviez-vous qu’un ordinateur en veille consommait entre 20 et 40 % de sa consommation en marche ? C’est moins qu’un photocopieur, qui, lui, est à 80 %, mais tout de même… Combien de fois fermons-nous notre ordinateur sans l’éteindre en fin de journée ? 

Videz vos boîtes e-mail 

Un e-mail stocké, c’est une trace carbone de 10 g par an (source : 

je réponds à tous, souvent à la surprise de mes interlocuteurs. 

Soyez disponibles 

Votre travail n’est pas plus important que celui de votre voisin. Nous pouvons parfois avoir tendance à générer notre propre stress en nous fixant des objectifs trop ambitieux, nous poussant à nous renfermer sur nous-même et à imaginer que nul autre que nous ne connaît une telle pression. 

Se rendre disponible, ce n’est pas être corvéable à merci. Au lieu de dire « non » de façon définitive à un collègue qui sollicite votre aide, vous pourriez juste répondre : « Non, désolé, je ne peux pas maintenant, mais ce sera avec plaisir dans une heure une fois que j’aurai fini ce que je suis en train de faire. » 

Alors oui, bien entendu, il y aurait mille autres petites choses que vous pourriez faire dans votre travail au quotidien, comme prendre les escaliers plutôt que l’ascenseur de temps à autre, le métro ou le vélo plutôt que votre voiture, avoir une tasse plutôt que d’utiliser des gobelets en papier pour votre café matinal… Mais l’essentiel est de commencer. C’est l’action cumulée de toutes et de tous qui aura in fine un impact significatif 

Itinéraire d’un chercheur d’art

 Vous avez créé une véritable machine du rire. Quel a été votre moteur ? 

La sincérité. À 21 ans, j’ai créé mon premier festival pour aider mes amis humoristes à se faire connaître. Ils essayaient de percer mais ne connaissaient pas les décideurs. Ça a été le fruit d’une intuition sincère. J’ai également monté le premier festival de Montreux pour ces artistes qui avaient besoin d’exposition. Parti à la chasse aux talents, je n’avais pas accès aux têtes d’affiche Je me suis dit que plutôt que de convaincre la presse de venir, autant médiatiser notre show nous-même en filmant et en offrant les images à la télévision. Cela a permis d’accélérer le mouvement. Puis l’arrivée d’Internet et surtout celle des médias digitaux en 2005-2006 ont été la chance de ma vie : j’allais enfin maîtriser toute la chaîne de diffusion. 

Être sincère dans le domaine artistique est la clé du succès. Cela aurait-il fonctionné si vous aviez dirigé une « boîte industrielle » ? 

Difficile de répondre car je ne suis pas le patron d’une boîte industrielle… Pour être tout à fait honnête, je ne vois pas comment mener des équipes, quelles qu’elles soient, sans conviction. Je vois mal quelqu’un se dire : « Je vends un produit qui est pourri pour la santé des gens, mais je vais faire plein d’argent. » 

Cela existe ! 

Ces gens-là, s’ils existent, ne durent pas longtemps. Aujourd’hui, avec le problème d’employabilité, plus personne n’a envie de donner sa vie à un projet qui pollue ou détruit la planète. 

Clients et collaborateurs ne sont plus dupes ? 

C’est ça. J’ai la chance d’avoir autour de moi des enfants qui n’auront jamais l’idée de travailler dans une entreprise polluante. Ils préféreront ne pas avoir d’argent. Il faut écouter ce cri de la jeunesse, ce mouvement de fond, on doit l’entendre ! On m’a dit il y a vingt-cinq ans : « Si tu veux réussir dans les affaires, tu devras faire des choses que tu n’as pas envie de faire. » J’avais répondu que je préférais ne pas réussir. C’est fondamental pour moi. Je ne veux pas réussir pour réussir. Je veux être fier de moi en me disant que je n’ai fait de mal à personne. 

Vous êtes diplômé en marketing. Vous a-t-on demandé, dans votre entourage, pourquoi vous aviez choisi un secteur si peu sérieux ? 

Oui, et je me suis souvent posé la question. Cela fait trente-cinq ans que j’ai mon business, et j’ai mis vingt ans à le construire – pendant lesquels je ne savais jamais si j’allais boucler l’année. j’ai failli baisser les bras et suis même allé chercher du travail ailleurs. Mais, chaque fois, une voix intérieure me disait : « Fais pas ça, tu vas être malheureux comme la mort. » Et j’ai trouvé la force en écoutant les signes de vie. Par exemple, la fois où j’ai été dévasté de ne pas avoir décroché un job, alors que je me sentais incapable d’entreprendre, de gérer un budget. Mais j’étais con, ce job n’était pas pour moi, c’est tout. 

Vous n’aviez pas eu d’injonctions à la réussite dans votre enfance ? 

Jamais, et je pense que c’est parce que mes parents n’avaient pas beaucoup d’argent. Ma mère, employée, et mon père, commerçant, travaillaient dur pour vivre. On m’a toujours dit que l’argent n’était pas important. Bien sûr qu’il en faut, mais nous pouvons être heureux sans. Mes parents étaient heureux si on était ensemble, si nous faisions une bouffe le dimanche avec des pâtes carbonara, si on faisait une promenade qui ne coûte rien. 

Nombre de vos homologues auraient vécu l’arrivée d’Internet comme une épreuve. Vous, non. Optimisme, adaptation flexible au marché : ce sont des soft skills entrepreneuriaux… 

Je vois toujours les choses du bon côté. Et j’ai interdit à mes équipes de parler de bonnes ou de mauvaises nouvelles. J’enlève l’énergie négative, je crois énormément en l’opportunisme optimiste. Les opportunités, chaque jour, nous en avons dix. 

S’agissant du recrutement, éprouvez-vous des difficultés ou bénéficiez-vous du capital sympathie du secteur du spectacle ? 

On a une marque employeur très forte. Aujourd’hui, si nous ouvrons un poste, nous avons 300 à 400 personnes qui nous écrivent avec de très bons profils. Mais sur les 400 qui postulent, il y en a 390 qui oublient que c’est un job, avec beaucoup de contraintes. Tout le monde n’est pas fait pour ça. Dans l’entertainement, on crée notre vie tous les matins. La flexibilité, c’est la meilleure manière de faire, en étant capable d’abandonner rapidement un projet. 

Songez-vous à l’impact carbone de votre activité ? 

Cela peut être compensé par le streaming. Une salle avec 200 personnes à Paris peut être réservée avec 1 million de visionnages en stream. Digitaliser l’humour induit de nouvelles manières de consommer, dans l’air du temps. Lillarious, le nouveau festival que j’ai créé, possède un volet technologique. L’artiste doit sentir dans la salle ce qu’il se passe sur les plateformes. Le spectateur sent qu’il fait partie d’une communauté de gens qui sont avec lui à travers le monde et avec qui il peut communiquer. Et l’humour permet d’éviter la course au gigantisme. Par rapport aux revenus, ce qui est essentiel pour nous, dans la transparence et la sincérité, c’est d’accepter de mieux les partager. Une vidéo peut générer beaucoup d’argent. Ce qu’il faut, c’est arriver à tracer tout ça avec un tableau de bord résumant les revenus en automatisation avec les artistes pour créer de la valeur économique. C’est fondamental, car les seules plateformes qui partagent des vidéos comme celles-là sont américaines : YouTube, Facebook, etc. Mais nous savons qu’ils changent les algorithmes très souvent. Nous, nous essayons de rééquilibrer les choses. 

Interview : La grande impatience

Votre livre s’intitule La Grande Impatience (celle des collaborateurs) : quelle est la nature de cette impatience ?

Depuis plusieurs mois, les articles et les études se succèdent pour décrire une société française fatiguée et démoralisée. Dans l’entreprise aussi on observe une distance vis-à-vis du travail, et un certain fatalisme. Dans ce climat généralisé d’insécurité et d’individualisme, je pense qu’il y a aussi de la place pour de nouvelles formes d’engagement. L’impatience est partout, car il y a une forme de trop-plein, un besoin de changement. Un besoin de sentir qu’on ne subit pas tout. Qu’on peut soi-même être utile, qu’on n’est pas seul, qu’ensemble on est plus forts. Bref il y a un besoin de liens et de collectif. On le voit dans le repli de chacun vers sa famille, ses amis, son couple, sa communauté. Je voulais montrer qu’il me semblait facile de restaurer cela dans le monde de l’entreprise. Très souvent des solidarités existent au niveau des équipes. Mais, précisément parce que l’entreprise est cloisonnée, ces liens se limitent à une petite échelle.

 

Capitalisme, responsabilité des entreprises, impact, profits à tout prix… Les collaborateurs le savent : c’est la fin d’un modèle. Quand l’avez-vous perçu ? Et si les salariés et les parties prenantes ne « poussaient pas », certaines entreprises seraient-elles aujourd’hui quand même en situation de transition ?

Les grandes entreprises sont pointées du doigt par les ONG et les médias pour leur rôle dans la crise écologique. Certains jeunes diplômés de grandes écoles appellent à une désertion des grandes entreprises et plaident pour une « sobriété professionnelle » en travaillant moins et dans des structures alternatives, au service de l’environnement. La question que cela pose : si l’on se met à l’écart de la société, comment participer à la changer ? Les grandes entreprises peuvent avoir un impact positif puissant sur la transition écologique, mais elles auront besoin de talents engagés pour faire avancer leur œuvre collective dans le bon sens pour notre planète.

 

Vous dites que les sujets RSE participent du renouveau de l’engagement. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ?

La reprise en main des grandes entreprises par les actionnaires, depuis les années 1970, a incité leurs dirigeants à privilégier des stratégies rentables à court terme, fût-ce au détriment du bien commun et de l’environnement. La multiplication des mécanismes de contrôle des dirigeants ainsi que des cadres, des règles et des process écarte les collaborateurs du cœur de métier de l’entreprise. L’œuvre collective y perd son sens. Les sujets RSE participent du renouveau de l’engagement, précisément parce qu’ils imposent un temps long.

 

On peut lire un joli passage sur les « bullshit jobs » : en quoi les responsables RSE et autres responsables Employee Experience peuvent-ils être préservés de cette critique ?

La crise liée au Covid a mis en lumière les métiers vraiment indispensables à la société, provoquant une quête de sens chez de nombreux salariés des grandes entreprises dont le métier et le rôle ne semblent pas toujours aussi essentiels pour nos vies. La question que cela pose : cette course au sens ne nous a-t-elle pas fait perdre la notion même de ce qu’est le sens au travail ? Participer à une œuvre collective plus grande que soi dans une entreprise, même si cette œuvre ne répond pas à une urgence vitale, devrait contribuer pleinement à donner du sens au travail.

 

Développement durable et responsabilité sociale et environnementale sont incontournables dans la communication et le fonctionnement d’une entreprise. Le message de l’urgence climatique n’est-il pas brouillé dans les autres sujets RSE : inclusion, égalité, solidarité, culture… ?

Non, on le voit bien avec les critères ESG [environnementaux, sociaux et de gouvernance], qui prennent en compte par exemple le niveau de réduction des émissions de CO2 mais aussi le turnover ou le nombre de procès aux prud’hommes… Non seulement ces sujets sont liés, mais il faut maintenant unifier ces critères à l’échelle européenne et créer un impact score ESG des entreprises qui prendrait en compte le coût des externalités négatives sociales ou environnementales.

 

Vous écrivez une belle phrase : « La planète est un bien commun, l’entreprise aussi. » Comment associer les deux dans une mission vertueuse ? Selon vous, « l’idée de faire œuvre utile, de participer à quelque chose de plus grand que soi participe pleinement du sens au travail » ?

Les collectifs d’entreprise sont une belle illustration de mission vertueuse au service du bien commun : Ecowatt, en 2022, ou Le collectif pour une économie plus inclusive, depuis 2018, qui a permis d’améliorer rapidement les achats inclusifs, la production durable, l’insertion… L’entreprise est un espace qui a le pouvoir d’influer sur le cours des choses, sur les enjeux sociétaux et environnementaux. Pour cela il faut inscrire la compétitivité de l’entreprise dans le temps long. L’impératif de croissance perpétuelle ne répond plus aux enjeux qui sont devant nous. Au coût psychologique lié à la sobriété, il faut opposer les coûts engendrés par la dégradation de l’environnement : pollution, incendies, cancers… Le réengagement au travail passe aussi par la reconnaissance des efforts, le fait que chacun ait voix au chapitre, que la valeur soit partagée…

 

Les exigences de productivité, les process, la digitalisation et, maintenant, l’IA : tout cela ébranle le « concret » attendu par les salariés. Comment redonner du sens, voire ramener du calme dans tout cela ?

Si Milton Friedman était convaincu que le rôle de l’entreprise était de faire le plus d’argent possible pour ses actionnaires, on a compris depuis la crise de 2008 que la théorie a atteint ses limites. Un rééquilibrage est nécessaire, comme l’ont signifié Muhammad Yunus (Building Social Business) ou Jean Tirole (Économie du bien commun) il y a déjà plusieurs années. Mais si la volonté de manager par les valeurs est désormais affichée, on observe en effet un renforcement des contrôles et la multiplication des reportings. Plus les crises s’accumulent, plus on entretient l’illusion de maîtriser les risques. Ce triomphe de la « gouvernance par les nombres » se fait au détriment d’une dimension incalculable mais essentielle du travail : la créativité. Permettre à chaque salarié de comprendre comment il peut à sa manière augmenter son impact dans l’entreprise est une voie intéressante pour lui donner envie de participer efficacement au succès collectif. Reconnaître les singularités de chacun en est une autre. Encourager solidarité et partage entre les générations est aussi important dans cet univers de l’entreprise qui est un des rares lieux où coexistent quatre générations.

 

Un passage intéressant aussi concerne la langue managériale. « Elle a perdu pouvoir et crédibilité », selon vous. Que s’est -il passé ? La communication managériale sur l’entreprise respectueuse de l’environnement n’est pas tout le temps sincère… Comment faire la différence ?

On n’a jamais autant parlé de « raison d’être », mais si l’entreprise tient un discours qui ne s’incarne pas dans ses modes de management et de partage de la valeur, le fossé se creusera davantage entre les promesses et la réalité, jusqu’à laisser s’installer la défiance. Une défiance du type de celle que l’on observe vis-à-vis du monde politique. Les difficultés de recrutement, les formes de désengagement qui se multiplient nous interrogent et nous obligent. Les dirigeants d’entreprise comme les politiques se disent attentifs à la parité et à la diversité, mais, dans la pratique, la standardisation prime, les organisations sont de plus en plus normatives, et l’expression de toute créativité est de plus en plus limitée. Les paroles doivent être lisses, les doutes dissimulés, et les critiques avalées. Ma conviction, c’est que pour susciter de l’engagement l’entreprise doit redevenir un espace où la liberté et la confiance sont possibles. Cela passe aussi par un discours de vérité et de transparence.

 

La question de l’utilité du travail est au centre de la grande impatience que vous diagnostiquez. La RSE est-elle l’une des solutions ?

Avec le télétravail, la demande croissante de liberté et d’autonomie a conduit en 2021 à la création de 1 million d’entreprises, essentiellement des micro-entreprises, souvent des petits boulots qui traduisent une nouvelle forme de précarisation du travail, sans apporter de sécurité, et en favorisant le repli sur soi. Le télétravail a fait disparaître la dimension collective de la sphère professionnelle, les temps informels, l’entraide, la solidarité… Il a aussi généré un monde du travail à deux vitesses qui augmente les inégalités. La RSE est l’une des « solutions » parce qu’elle incarne un engagement collectif, mais on voit bien que la question de l’utilité passe par la compréhension de son impact individuel. Comprendre la finalité de ce que l’on fait, dans une perspective de temps long, avec la conviction de contribuer utilement à l’effort collectif, c’est essentiel.

 

Quel est le bon signal pour une entreprise : à quelle place la préoccupation climatique et la décarbonation doivent-elles être mises  ? Au niveau de la direction, du comité exécutif, des RH, des finances ?

Elle doit être à tous les niveaux dans l’organisation, mais les convictions du CEO et son engagement font la différence.

 

Comment faire pour que les collaborateurs refassent leurs la mission et la culture de leur entreprise ? D’ailleurs, l’attachement à l’entreprise n’est-elle pas une valeur dépassée ?

Je pense que pour que la société soit vivable la relation aux autres doit être au minimum satisfaisante, dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée. Or depuis la pandémie, les priorités ont changé. Le point extrêmement positif, c’est que plus personne n’a envie de tout sacrifier, soit à son travail, soit à sa vie personnelle. L’équilibre entre les deux est devenu essentiel. Nous sommes dans cette période charnière qui voit la confiance devenir le point de bascule. La confiance dans sa valeur propre, dans son avenir, dans la reconnaissance que les autres peuvent vous témoigner. Je pense que la confiance passe par la proximité, l’entraide, l’écoute. Dans le monde du travail, elle passe aussi par la manière dont on comprend son rôle dans une organisation, et par la valorisation de ce rôle. C’est cela qui est au cœur de la question du sens au travail : la reconnaissance.

 

Les consommateurs, les salariés, les parties prenantes « poussent » pour que leur entreprise soit « responsable », défende des valeurs, se transforme en profondeur… Les « raisons d’être » et les statuts de « société à mission » sont-ils des bons indicateurs ? Sont-ils utiles, suffisants ou déjà dépassés ?

Pour l’entreprise, s’inscrire dans une action responsable est un enjeu d’attractivité, de crédibilité et même de survie. Pour le public, toutefois, l’engagement des entreprises reste largement insuffisant, encore souvent considéré comme l’instrument d’une posture au service de l’image employeur. En cause : la confusion entre « responsabilité sociale » et « réceptivité sociale », qui fait énoncer des raisons d’être en écho à des idéaux et qui se révèlent éloignées de l’objet de l’entreprise. Or la définition de la raison d’être constitue une opportunité unique de réinscrire le métier de l’entreprise dans son utilité pour la société. La valeur de l’œuvre collective s’en trouve alors éclairée sous un nouveau jour.

 

On parle beaucoup d’entreprise « résiliente », « régénérative » : qu’est-ce que cela vous évoque ?

L’idée que l’entreprise incarne un projet collectif et en porte la responsabilité, en participant au bien commun.

L’idée aussi que le local rassure : l’échelon local donne le sentiment que ses intérêts propres seront mieux pris en compte. C’est une échelle à laquelle il est plus facile d’avoir un impact mesurable.

 

L’entreprise est donc bien moteur d’un changement. Et les politiques, alors ?

Les jeunes, spécifiquement, veulent donner leur temps à des entreprises qui ont un impact positif sur l’environnement et la société  : ils se rendent compte que leurs entreprises tentent de faire moins mal, mais que ce n’est pas suffisant. D’où l’impatience. C’est à la fois un désenchantement mais aussi le sentiment d’être impuissant à pouvoir réellement faire évoluer le modèle économique. Le bruit ambiant dans lequel on évolue, celui des opinions et du déclinisme, prend le dessus sur le vivre-ensemble. Or le vivre-ensemble suppose d’arrêter d’attendre quelque chose des institutions, de ne pas se contenter d’un civisme ordinaire. La politique des petits pas est préférable à l’indifférence, dans l’entreprise comme à l’échelle de la société.

Edgar Grospiron : « Motiver durablement quelqu’un, c’est le rendre libre et autonome dans ses aspirations »

Quelle part la motivation a-t-elle jouée dans votre réussite sportive ?

La motivation, c’est l’énergie qui va faire prendre la mayonnaise. Quand on demande à un sportif ou à un chef d’entreprise pourquoi il a réussi, il explique souvent que le secret c’est du travail, de la chance, du talent, des moyens, un entourage, un environnement, un métier, des produits, tout un tas de choses qui forgent la performance. Mais pour que tout cela soit révélé et maximisé, il faut de la motivation. C’est pour ça que je dis que la motivation, c’est 100 % de ma réussite.

 

 

Pourquoi avoir choisi de vous reconvertir dans le domaine de la motivation ?

Pour deux raisons : j’avais envie de retransmettre ce que le sport m’avait transmis. Et puis, ce sont les rencontres. Il y a eu une rencontre décisive avec Jean-Noël Gaume, un consultant spécialisé dans le management et la motivation qui m’a fait découvrir les mécanismes qu’il y a derrière la motivation individuelle et la dynamique collective. Un sujet riche, vaste et intéressant. C’est pour ça que je me suis formé en coaching, puis sur des outils de profils de personnalité, par exemple. J’ai fait des conférences, des ateliers de formation et du coaching individuel jusqu’en 2008, puis j’ai considéré que ma valeur ajoutée se trouvait dans la conférence, donc je me suis concentré là-dessus.

 

Pourquoi les entreprises font-elles appel à vous ?

À un moment donné, il y a besoin de rebooster les équipes. Une entreprise, c’est de l’énergie humaine. Face aux difficultés, aux enjeux, aux challenges, on a besoin de booster cette énergie que j’appelle motivation. Après, il y a des situations auxquelles sont confrontées les entreprises et on se dit qu’un sportif, peut-être Edgar, peut venir les illustrer à travers son parcours : quand des changements s’opèrent, on veut éviter que les gens y résistent ; dans une situation de conquête, on se demande comment atteindre ses objectifs ; en cas de rebond, il faut se réinventer ; ou bien on est au top, ça cartonne et on se demande comment rester performants alors qu’on est déjà très bons et que nos marges de manœuvre ne sont plus aussi importantes. À travers ma carrière de sportif, je me suis retrouvé dans ces quatre situations.

 

Quels sont vos méthodes et vos discours ?

J’ai trois sources d’inspiration : ma carrière, où je vais puiser des anecdotes ; la théorie, qui m’a été transmise par Jean-Noël et d’autres ; et la pratique liée aux rencontres avec mes clients. Je donne à peu près 80 conférences par an, et ce sont des rencontres très riches avec des patrons, des cadres dirigeants et des collaborateurs qui me permettent d’avoir un regard assez complet sur ce qui motive les gens aujourd’hui en entreprise. Le message à faire passer à ses équipes peut perdre de sa vigueur au fil du temps. Je le vois depuis la reprise : les gens ont besoin d’être ensemble, apprécient ces moments où ils se retrouvent, ça met de l’oxygène dans les relations. Et puis je viens avec des discours assez positifs, pêchus et agréables à entendre, avec des clés qui recadrent un peu. Comme le besoin de se retrouver et d’entendre des discours positifs est plus grand qu’hier, l’impact de ce que je raconte est sans doute plus fort.

 

Vos interventions aident-elles les managers à mieux motiver leurs équipes ?

On n’apprend pas à motiver mais à créer des conditions pour que les gens trouvent leur motivation. Et le meilleur moyen de motiver durablement quelqu’un, c’est de le rendre libre et autonome, dans ses aspirations et dans sa vie. Capable de prendre des initiatives, de faire face à des obstacles, à des échecs, de se relever, de repartir. Quelqu’un qui aura une certaine indépendance se laissera moins manipuler par son environnement.

 

Vous êtes actionnaire de la start-up Roadoo Network, qui a développé une application spécialisée dans la « gamification » des challenges commerciaux. Comment se déroule ce type d’incentives ?

C’est très souple : les challenges peuvent durer une journée, une semaine, un mois ou une année. Le but est que les collaborateurs soient efficaces, bien dans leur job, heureux d’être ensemble et motivés. Par exemple, on a fait un challenge pour des chauffeurs routiers autour de l’empreinte écologique et de la conduite éco, en mesurant l’usure des pneus ou la consommation de carburant. Pour créer un sentiment d’appartenance et une émulation au sein des équipes, il faut que l’animation mise en place autour du challenge les aide à trouver un certain sens et du plaisir.

 

Vous-même, avez-vous besoin d’une aide extérieure pour rester motivé ?

Je sais ce que je dois faire pour être motivé dans mon domaine. C’est très simple, il faut avoir des projets, et j’en ai. Il faut pouvoir faire ce qu’on aime, et ce que je préfère faire, ce sont les conférences. Enfin, il faut avoir envie de progresser, et je fais régulièrement des formations, parce que ça ouvre l’esprit. Rien qu’en mettant ces trois choses-là en œuvre, on sait pourquoi on se lève le matin.

 

ACCROCHE (si place)

« On n’apprend pas à motiver mais à créer des conditions pour que les gens trouvent leur motivation. « 

Le Grand Entretien : Sébastien Bazin, PDG du groupe ACCOR

En cet été de reprise, quel est votre bilan ?

Au sein d’Accor, j’ai découvert des personnes formidables. La crise a révélé certaines personnalités. En bien et en moins bien. Certains ont eu des difficultés à gérer le rythme et l’anxiété. D’autres ont développé un esprit d’initiative, une émulation, de la créativité, de la force. Cela a été un moment d’expression des valeurs de ce groupe, ancrées depuis plus de cinquante ans.

 

Vous disiez craindre un changement de comportement de la part de vos collaborateurs : maintenant que la reprise est là, cette crainte était-elle justifiée ?

On est entrés tous ensemble, au même moment, dans un mélange de doutes, de craintes, devant une absence totale de clientèle et ce, sur tous les territoires, avec la même détresse. Les collaborateurs avaient besoin de deux choses : se rassurer auprès de leurs proches et s’investir auprès des autres. Je n’avais pas mesuré l’importance de l’individu au sein du collectif. J’ai été bluffé par de nombreuses personnes dans ce groupe. Certains n’étaient pas des directeurs, ni des chefs de service, et ils se sont révélés extrêmement présents. Que ce soit au Chili, en Russie, en Nouvelle-Zélande…

 

Un fonds a été alloué aux salariés, nommés heartists[1]. Quelle était la nature de ce soutien ?

Laissez-moi vous raconter comment les choses se sont passées. J’étais assis ici, dans ce même bureau de la tour Sequana, un jour de la fin mars 2020. Cette journée fut incroyable. Le matin, je reçois des d’informations d’Asie, et en moins de deux heures on s’est aperçu que toute l’Europe du Nord allait être impactée, que personne ne pouvait stopper cette première vague, que tous les gouvernements allaient prendre des mesures de confinement. Ce jour-là, il a fallu envoyer un e-mail à tous mes patrons de pays pour leur dire de fermer les hôtels dans les huit jours. À ce moment-là, on réfléchit un instant, parce qu’on se rend compte que cette décision que vous prenez, confortablement assis, à Paris, va avoir une implication personnelle sur 280 000 collaborateurs. Car, dans le monde, un tiers de nos collaborateurs sont payés à la semaine, et non au mois. Donc, 40 % de nos collaborateurs n’auraient plus de salaire, ni d’allocation, ni d’aides de leurs États. Cette décision avait donc trois conséquences : je ne savais pas s’ils auraient assez de ressources pour nourrir leur famille, je ne savais pas s’ils allaient être touchés par la maladie ni s’ils auraient les moyens d’accéder à l’hôpital.

L’après-midi de cette même journée, le conseil d’administration du groupe se réunissait de manière virtuelle. On devait approuver le versement du dividende de l’année précédente : 280 millions d’euros, confirmés trois semaines auparavant. Pendant que je prenais des décisions susceptibles de bouleverser la vie des 280 000 collaborateurs, je me disais qu’il était impensable de confirmer le versement de ces dividendes. On a donc proposé au CA et aux actionnaires du groupe de ne pas procéder à cette opération et de disposer de 25 % de ce qui devait être versé pour les heartists. Puisqu’on avait de l’argent de côté et que nous avions un programme de fidélité se nommant ALL, on a appelé ce fonds de soutien d’urgence ALL Heartists. Aujourd’hui, ce sont 90 000 personnes qui ont pu en bénéficier à travers le monde. Trente millions d’euros ont été déployés, c’est-à-dire 350 euros par personne. Dans certains pays, ce genre d’aide est gigantesque.

 

Dans l’hôtellerie, la restauration, certains collaborateurs, particulièrement en Europe de l’Ouest, ont pu profiter de leurs soirées, de leurs week-ends pendant les confinements : comment et pourquoi les gens sont-ils revenus au travail ?

Ils ne sont pas revenus si bien que cela. Près de 20 % des effectifs des sièges du groupe nous ont quittés ces douze derniers mois. Une personne sur cinq dans le monde a probablement quitté volontairement Accor mais aussi l’industrie hôtelière. En France, ce sont par exemple entre 20 et 25 % des cuisiniers, maîtres d’hôtels, serveurs, chefs barmen, assistants réceptionnistes qui ne reviennent pas pour l’instant, parce qu’ils ont mesuré le prix de leurs sacrifices depuis des années. Ils ont retrouvé le goût des soirées en famille, des week-ends avec les amis. Pour beaucoup d’entre eux, soit ils ont envie de changer de vie, de changer de métier, soit ils ont mis de l’argent de côté donc ils se laissent vivre pendant quelque temps, soit ils ont envie que les conditions salariales ne soient pas les mêmes, que les horaires imposés ne soient pas les mêmes.

 

Dans ce cas-là, qu’est-ce qu’on se dit quand on est à votre place ? « Quoi qu’il arrive je trouverai toujours des gens qui auront besoin de travailler » ou « je vais revaloriser au mieux ces tâches dites pénibles » ?

Chaque fois que je me pose une question, je commence par le diagnostic : quels sont les faits qui s’imposent à moi ? Les gens qui veulent changer de métier, c’est respectable, les gens qui ne veulent plus de métier sacrificiel, c’est entendable, les gens qui souhaitent être mieux rémunérés, mieux identifiés, je les comprends aussi. Je n’ai aucune aigreur face à ces raisonnements. Ce qui me pousse à réfléchir à ce que nous avons manqué auprès d’eux depuis des années. Et je pense à ceux qui restent. Est-ce que, eux aussi, peuvent se remettre en question et accepter de faire des nuitées alors qu’ils n’en faisaient plus depuis cinq ans, de manière à pouvoir assurer cette meilleure flexibilité recherchée ? Et puis moi, en tant que PDG, je me pose plusieurs questions : dois-je me tourner vers des gens moins formés et donc les former, dois-je trouver des gens de l’étranger en soif de travail, dois-je tendre la main différemment à ceux qui veulent revenir ? Cependant, la solution unique consistant à augmenter les salaires n’est pas viable. Il faut prendre la problématique dans un ensemble plus large. Notre industrie n’est pas suffisamment riche. Elle est trop fragile pour pouvoir payer davantage des dizaines de milliers de collaborateurs.

 

Quel autre type de valorisation alors ?

Probablement la mobilité, la formation. Une personne acceptera un certain nombre de sacrifices si cela ne dure que trois ans, si elle grandit au cœur de l’organisation. Quand j’étais jeune, j’ai accepté un certain nombre de contraintes pour durer et évoluer en entreprise.

 

Certains de vos collaborateurs vont-ils avoir besoin de plus d’autonomie, d’une personnalisation de leur mission chez Accor ?

Sans aucun doute, ils ont besoin d’être reconnus. Beaucoup de personnes ont pu démontrer leurs capacités de création et leur richesse imaginative. J’aurais dû me rendre compte de tout ce potentiel plus tôt. Il est de notre devoir d’identifier les collaborateurs qui ont envie d’avoir un destin chez nous, d’en parler avec eux, de les remercier. Vous devez leur donner plus d’agilité, de pouvoir, de facilité. Depuis le début de la crise nous avons réfléchi à l’organisation du groupe depuis cinquante ans, nous avons identifié tous nos chantiers en cours, on a appelé cela les « 7 000 tâches ». On s’est posé la question sur chaque mission : est-elle nécessaire ? Est-elle bien rémunérée, est-elle faite par les bonnes personnes, dans la bonne géographie, pour quelle rentabilité ? En faisant cela, nous avons supprimé quasi un tiers de ces missions qui, effectivement, n’étaient pas très utiles. Et nous en avons conclu que, pour redonner plus d’agilité à notre entreprise, nous devions redonner le pouvoir au terrain. Nous avons enlevé un échelon hiérarchique, celui des régions.

 

Parlez-nous de cette nouvelle autonomie des régions…

Cent pour cent du chiffre d’affaires du groupe sont entre les mains de 5 200 directeurs et directrice d’hôtels Accor. Moi, je ne fais que dépenser leur argent. Ce sont les personnes les plus importantes du groupe. Je dois donc leur donner « les clés du camion », comme on dit. Ils connaissent leur métier par cœur, ils connaissent leurs collaborateurs, ce sont eux qui les ont embauchés. Ils ont un lien privilégié avec leurs fournisseurs. C’est donc à eux de prendre toutes les décisions. Auparavant, nous avions trop de Français, parisiens pour la plupart, qu’on envoyait dans trop de régions, alors qu’ils n’étaient pas les plus compétents. Aujourd’hui, 99 % des décideurs locaux sont issus des régions en question. Cela change tout. L’hôtellerie est un métier passionnant. Chaque jour, vous devez faire face à deux ou trois imprévus. C’est une profession très motivante, concrète, dans l’instant présent. Vous ne pouvez pas faire autrement que d’être dans cette sensibilité-là.

 

De nouvelles perspectives vont-elles être ouvertes au sujet de l’équilibre vie personnelle-vie professionnelle ?

Avant j’étais obtus, je pensais que le télétravail était une échappatoire. Cela s’est révélé inexact. Les gens restent présents et ponctuels. Ce besoin d’avoir une meilleure qualité de vie et de disposer de temps, d’avoir une empreinte carbone moindre, il faut l’entendre. Et en plus, ce n’est pas au détriment de la société. Chaque industrie réagit différemment. Les banques et les assurances souhaitent que les collaborateurs reviennent en permanence sur site. D’autres, comme Google, acceptent 100 % de télétravail. Chez Accor, nous avons décidé d’autoriser nos collaborateurs à télétravailler douze jours par mois, soit trois jours par semaine. Ces jours doivent être définis avec le supérieur hiérarchique direct.

 

L’outil numérique vous permet aujourd’hui d’être en prise avec les attentes des collaborateurs, mais c’est un frein à vos activités liées au tourisme d’affaires…

La même cause produit des effets bénéfiques, d’un côté, et dévastateurs, de l’autre. Ce qui est fâcheux, c’est que nous risquons de perdre une partie de notre clientèle internationale, celle-là même qui partait de Singapour pour arriver à Seattle. Cette baisse de chiffre d’affaires atteindra à mon avis entre 5 et 10 % de nos ventes globales. C’est une perte importante, car ce tourisme d’affaires est extrêmement rémunérateur. Toutefois, dans cette optique de généralisation du télétravail, des salariés d’autres groupes pourront aller passer trois jours au Touquet et, donc, s’ils ont la gentillesse d’aller à l’hôtel, ils viendront chez moi le vendredi soir et le lundi soir. Autre point positif : des centaines de milliers de télétravailleurs vont avoir besoin de travailler ailleurs que chez eux. À ce moment-là, les bars, restaurants, musées et hôtels vont être des réceptacles parfaits pour ceux qui souhaitent trouver un point d’ancrage à dix minutes de leur domicile, pour travailler efficacement et en sociabilité.

Peu d’endroits sont ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre : il y a les hôpitaux, les commissariats de police et les hôtels. Aucun doute que les 5 200 établissements Accor dans le monde seront une des offres les mieux appréciées. Mais elles ne seront pas les seules. Nous réfléchissons beaucoup aux outils technologiques, qui permettent de réaliser cette interface entre une offre d’hébergement et le besoin d’un lieu pour travailler. Je vous avoue que cette attente-là m’enthousiasme beaucoup. Notre métier est de recevoir les gens, et je pressens qu’il faut travailler avec la dimension de proximité.

 

Vous souhaitez « faire entrer l’hôtel dans les quartiers » ?

Depuis cinquante ans, nous autres hôteliers avons été aveugles, nous nous sommes toujours adressés aux clients qui « venaient de loin », alors que nous étions dans la même avenue que le fleuriste, le droguiste et le boulanger… Jamais nous n’avons proposé une offre locale, alors qu’elle s’adresse à 5 milliards de la population mondiale. D’autres ont réussi avant nous, et c’est pour cela que nous sommes rentrés dans le lifestyle. Pourquoi les lieux d’accueil tels que Mama Shelter marchent-ils très bien ? Parce que 50 % de leur activité est faite avec les gens du quartier… Parce qu’ils ont réussi, à travers une offre de restauration et de bars, à maintenir une fréquentation entre 8 heures et 2 heures du matin. Les touristes et les locaux se rencontrent en ces lieux : c’est le début d’une transformation de l’industrie hôtelière.

 

Cette tendance à l’« extra-local » sera-t-elle pérenne ?

Je ne sais pas, en tout cas elle vaut le coup qu’on s’y intéresse. Dans les pays matures, comme en Europe, à la différence des pays en voie de développement où l’offre est encore standardisée, la recherche de bien-être, de rencontres, le besoin de se ressourcer sont multipliés par quatre ou cinq, c’est une évidence.

 

Pour accompagner les transformations du groupe, recherchez-vous des compétences particulières, de nouveaux talents ?

De plus en plus. Nous avons lancé un plan de sauvegarde de l’emploi dans tous les pays depuis plusieurs mois, et c’est très dur à expliquer. On n’est pas loin de faire partir 400 personnes en France, où pourtant nous allons embaucher le même nombre de gens. Des missions doivent être abandonnées, des personnes qui n’ont pas été suffisamment formées aussi. On a moins besoin de gens qui sont dans l’administration et on recherche des talents dans la data, l’intelligence artificielle. C’est pour cela que je m’en veux : on aurait dû former à ces nouvelles expertises ceux que nous faisons partir. Je ne sais pas s’ils l’auraient souhaité, s’ils en auraient été capables. Mais c’est très étonnant de laisser partir des collaborateurs et d’en engager autant juste après. Accor a évolué, auparavant c’était un groupe immobilier avec des propriétés d’hôtels. La location d’établissements a été cédée : on est passé d’une entreprise de biens à une entreprise de services. En termes d’ADN et de culture, les métiers ne sont pas les mêmes.

 

Les États vont-ils devoir légiférer sur le télétravail ?

Je ne pense pas que la législation soit utile. En revanche, il faut prendre en compte les nombreuses demandes de déplacement en région. Un Parisien qui souhaite s’installer à Bordeaux, cela ne doit pas remettre en question son salaire, quand bien même sa qualité de vie serait supérieure. Il sera là quand on aura besoin de lui. Qui devrait payer l’aller-retour ? Si c’est le choix du collaborateur, il faudra trouver un juste milieu…

Aussi, il n’y a aucun doute que les petites et grandes entreprises doivent accompagner leurs collaborateurs dans l’accessibilité à un certain nombre de lieux de travail, choisis en commun avec le salarié. Il faut que ces lieux respectent les valeurs de l’entreprise et que ce service soit gratuit pour le collaborateur. C’est ce que nous avons fait durant le second confinement, beaucoup de nos salariés ont travaillé dans les Wojo (voir l’interview de Stéphane Bensimon, PDG de Wojo, dans notre rubrique « Environnement ») près de chez eux : 40 % des 1 900 collaborateurs de Paris ont utilisé nos services de coworking à moins de quinze minutes de chez eux.

 

Allez-vous des accords avec d’autres grandes sociétés pour héberger leurs collaborateurs ?

Aucun doute. Ce sera mis en place. Nous discutons déjà de ce sujet avec plusieurs groupes.

 

En tant qu’homme, cette crise vous a-t-elle donné une nouvelle impulsion, a-t-elle justifié une implication personnelle plus soutenue de votre part ?

Vous savez, je viens tous les jours au bureau, je n’ai pas d’ordinateur, je n’ai jamais travaillé de chez moi, je ne le veux pas. En plus, c’est rassurant pour les hommes et les femmes du groupe : le gouvernail est au bureau. Je comprends et favorise le télétravail de mes collaborateurs car c’est efficace, et c’est leur qualité de vie qui en dépend. Mais, pour ma part, je ne ferai pas ce choix. Je me sens libre ainsi.

[1] Les collaborateurs du groupe sont appelés heartists, contraction de heart, « cœur » et de artist. Autrement dit, le travail est réalisé « avec la main et le cœur ».