Chartes, promesses, valeurs : les illusions perdues

« Nous vivons dans un monde où les funérailles sont plus importantes que la mort, le mariage est plus important que l’amour, l’apparence est plus importante que l’âme. Nous vivons dans une culture de l’emballage qui méprise le contenu », disait l’écrivain Eduardo Galeano.

De ce monde des apparences, le monde de l’entreprise n’est hélas pas exclu, et les jeunes et moins jeunes, diplômés ou non, n’en veulent plus. Peut-on leur donner tort ?

Le désengagement touche aujourd’hui de plein fouet les entreprises de toutes tailles, de tout secteur d’activité. Pis, nombre d’entre elles – consciemment ou inconsciemment – sont passées maîtres dans l’art des apparences, des chartes aux promesses trompeuses et aux valeurs non incarnées. Car même si le baby-foot trône à l’entrée, si un mur végétal orne le hall et que la machine à café côtoie un assortiment de boissons bio, tous ces artifices ne sont souvent là que pour donner l’illusion que l’entreprise porte attention au bien-être au travail de son personnel. Alors qu’en fait il n’en est souvent rien. Entre cette attrayante marque employeur, bâtie à grand renfort de marketing, et la réalité vécue sur le terrain par les salariés, l’écart peut être d’une telle ampleur qu’il se traduit souvent dans ce qui s’appelle communément aujourd’hui de la souffrance au travail. Pour éviter cette situation extrême, un certain nombre de salariés, dont des cadres dirigeants, seront tentés par une démission. Et, à ce rythme-là, l’entreprise désertée n’aura d’autre choix, à terme, que de disparaître « faute de combattants » !

Les promesses de sécurité et de rémunération ne suffisent aujourd’hui plus à motiver l’engagement des salariés. C’est sur la capacité de l’entreprise à respecter ses promesses faites sur le court terme qu’un collaborateur va se forger une perception de la confiance qu’il peut avoir en son employeur. Si cette perception est bonne, il acceptera plus facilement de s’engager dans une relation durable. Mais, en cas de non-respect des promesses, la confiance est trahie, ce qui engendre une déception, et souvent par la suite une souffrance. Les talents prennent alors la fuite.

Jeunes diplômés ou seniors, nouvelles recrues ou managers confirmés, de plus en plus de collaborateurs attendent davantage de leur vie professionnelle qu’un simple statut assorti d’une rémunération. Pour s’impliquer au sein d’une entreprise, et tout particulièrement au sein d’un grand groupe – aussi renommé soit-il –, non seulement ils doivent s’y sentir en confiance, mais, pour bon nombre d’entre eux, leur mission doit faire écho aux différentes crises environnementales qu’ils traversent. 

Capter des talents signifie donc pour les sociétés être en mesure d’ajuster leur proposition au marché de l’emploi, par une remise en question profonde de leur existence et de la légitimité de leur business. Les entreprises qui y parviennent sont celles qui réfléchissent sur leur raison d’être et sur leurs valeurs, fondements de cette raison d’être. Ces valeurs sont celles pour lesquelles leurs salariés seront fiers de travailler, leurs clients et fournisseurs seront ravis de collaborer avec elle. 

Au centre de l’engagement des collaborateurs, les valeurs sont plus que jamais le porte-étendard de la culture d’entreprise et le socle de la marque employeur : du management par les valeurs, en passant par la démarche RSE, l’équilibre vie pro-vie perso… Les entreprises où il fait bon travailler sont celles dont les valeurs affichées sont aussi réellement incarnées, et ce au plus haut niveau de la hiérarchie, et qui se retrouvent aussi dans leur façon de travailler avec leurs collaborateurs et leurs autres parties prenantes (fournisseurs, partenaires et clients).

À l’inverse, les entreprises au sein desquelles les valeurs affichées ne sont que des vœux pieux – ou qui revêtent une forme de slogan publicitaire, jouant sur les mots et les apparences – se voient désertées par leurs collaborateurs. Car, entre les valeurs annoncées et la réalité dans les faits, l’écart est tel que les salariés qui souhaitaient s’engager dans une relation durable avec l’entreprise vont découvrir que celle-ci est basée sur de fausses « promesses » et qu’elle est, de surcroît, la plupart du temps, en décalage complet avec leurs valeurs personnelles. Ils n’aspireront plus qu’à une chose : la quitter.

Mais alors, que doivent faire ces entreprises pour retrouver le chemin de l’attractivité des talents ? Tout simplement, redécouvrir l’authenticité. Comment ? 

Pour passer de l’illusion à l’authenticité, elles devront s’engager dans un réel changement de culture d’entreprise. Car seule la culture de l’authenticité peut transformer l’entreprise en une véritable force d’attractivité des talents sur le long terme. λ

PUBLICIS : un engagement horizontal

Comment pourriez-­vous qualifier la politique environnementale de Publicis ?

Comme une politique de précurseurs dans le domaine de la communication. Cela fait plus de quinze ans que nous avons mis en place un département RSE au niveau du groupe. Publicis travaillait alors de manière globale sans impliquer vraiment les agences. Dès 2013, devant cette transformation aujourd’hui incontournable mais à l’époque à peine frémissante, je suis allée voir notre CEO pour le convaincre de faire descendre cet enjeu RSE au niveau des entités. Mon projet a abouti un an plus tard, a pris beaucoup d’ampleur, et aujourd’hui je suis directrice RSE Publicis France. Quant à notre politique RSE, elle est structurée autour de trois grands axes : diversité, équité, inclusion et justice sociale ; marketing responsable et business éthique ; et lutte contre le réchauffement climatique.

Comment suivez-vous votre impact en continu ?

Cela fait déjà quinze ans que nous calculons le bilan carbone du groupe : scope 1 et scope 2 puis, depuis plus de cinq ans, scope 3. Nos objectifs, en alignement avec les accords de Paris et validés par l’initiative Science Based Target (SBTi), sont de réduire pour 2030 de 50 % et pour 2040 de 90 % nos scopes 1 + 2 + 3 par rapport à 2019. Comme nous sommes une entreprise de services, nos impacts scopes 1 et 2 sont en nombre plutôt limités : déplacements, énergie consommée, matières premières achetées bureaux et déchets engendrés. Concernant notre scope 3, nous prenons en compte l’intégralité de notre chaîne de valeur, ce qui veut dire certains impacts de nos clients et de nos fournisseurs. Pour ces derniers, nous avons mis en place un outil gratuit nommé Pass, qui leur permet de faire une autoévaluation de leur politique RSE autour d’environ 80 questions ESG. Ainsi, tous nos fournisseurs, au fur et à mesure, quelle que soit leur taille, leur lieu géographique, vont prendre connaissance de leurs impacts ESG, voir où ils sont bons, quels sont les leviers sur lesquels ils doivent progresser… On les suit dans le temps, on les accompagne s’ils le souhaitent et, si on se rend compte qu’ils ne progressent pas, on peut décider d’arrêter de travailler avec eux.

Côté clients, nous innovons aussi régulièrement pour les aider à diminuer leur impact environnemental. Deux exemples français : Razorfish, notre principale agence digitale, a créé, en partenariat avec le collectif Green It, le Razoscan, un outil pour évaluer l’empreinte environnementale des sites Internet de nos clients et mettre en place des solutions pour diminuer celle-ci. Autre exemple : Renault, pour lequel nous avons imaginé un nouveau service, Plug Inn (l’Airbnb des bornes de recharge électrique…) – un des premiers freins d’achat d’une voiture électrique étant le manque de bornes sur le territoire. Le concept initial comme le développement de l’application ont été faits chez Publicis.

Comment les collaborateurs sont-ils devenus des parties prenantes convaincues ?

C’était une priorité de commencer par eux et de travailler avec eux : il était hors de question de faire du « descendant » : le collaboratif a toujours été au cœur de notre stratégie RSE. Un process qui se fait aussi main dans la main avec les RH. Parallèlement, nous avons monté une communauté d’une soixantaine d’ambassadeurs RSE : dans chacune des entités Publicis, il y a un à trois collaborateurs qui travaillent la RSE de leurs propres entités. Et enfin, pour compléter, nous avons lancé il y a un an et demi un vaste programme de (trans)formation de tous nos métiers auprès des 4 500 collaborateurs en France pour accompagner la transition écologique et sociétale. Tous nos collaborateurs sont désormais exposés dune manière ou une autre à notre politique RSE !

Quel est l’avenir de la RSE ?

Je vais être honnête avec vous : je pense que nous aurons réussi quand des fonctions comme la mienne n’existeront plus, que la RSE sera intégrée dans tous les profils de l’entreprise et pas seulement incarnée par un département.

À suivre… λ

Jeunesse sentinelle

Que ce soit à HEC, à AgroParisTech ou à Polytechnique, les cérémonies de remise de diplômes offrent désormais des tribunes aux jeunes diplômés pour exprimer leur inquiétude face à l’urgence climatique, leur colère devant la lenteur de la transition écologique et leur refus de participer à des projets professionnels qu’ils jugent « écocides ». Conscients de la gravité de la situation environnementale et du pouvoir qu’ils ont entre leurs mains pour tenter de faire évoluer les pratiques, les mentalités et le système économique, de nombreux étudiants se sont regroupés en collectifs, depuis 2018 et les grandes marches pour le climat, afin de se faire entendre et d’exiger des institutions, des établissements d’enseignement supérieurs et des entreprises qu’ils opèrent des changements aussi radicaux qu’impérieux.

C’est le cas du collectif Pour un réveil écologique, un mouvement créé il y a cinq ans par des étudiants de diverses grandes écoles françaises et qui s’est fait connaître à travers un manifeste appelant à la mobilisation de « tous les acteurs de la société » pour réagir face à « une catastrophe environnementale et humaine » imminente. Signé par 34 000 étudiants à travers le pays, ce manifeste a été suivi de nombreuses initiatives de la part du collectif, qui n’a cessé depuis de se structurer et d’attirer de nouveaux adhérents, dont Benjamin Valette, membre du pôle enseignement, qui a rejoint le mouvement en septembre 2022. Étudiant en affaires publiques aux Mines de Paris après avoir obtenu son diplôme d’ingénieur à l’ESPCI Paris-PSL, il est actuellement en stage de fin d’études à la Direction générale des entreprises au sein du ministère de l’Économie.

 

Une action de lobbying pour « changer de trajectoire »

Faisant le constat « d’une situation qui n’avance pas, qui se bloque », Benjamin Valette, à l’instar de ses compagnons, reste néanmoins convaincu que cet état de fait « n’est pas une fatalité ». « Il faut prendre notre avenir en main si on veut changer de cap, affirme-t-il. On est pour un changement radical de trajectoire si on veut avoir un avenir qui nous offre des perspectives les plus épanouissantes possible. » L’idée est certes de « se battre pour les enjeux environnementaux », mais « aussi d’essayer de sauver nos sociétés et de faire en sorte que les personnes qui vont être les plus touchées, c’est-à-dire les plus précaires, subissent le moins possible » les effets de la crise environnementale.

Pour cela, le collectif a fait le choix du lobbying actif auprès d’une « multiplicité d’acteurs à l’échelle nationale ». « Notre position, précise Benjamin Valette, c’est de faire avancer encore plus vite les choses, toujours demander plus que ce qui est fait, pour essayer d’atteindre au plus proche les attentes vis-à-vis de l’urgence climatique. » Un lobbying qui se veut complémentaire d’autres méthodes militantes : « Les manifestations et la désobéissance civile permettent à des actions comme les nôtres d’être beaucoup plus entendables. Cela nous permet d’avoir de la place dans le débat public et dans les médias. »

Le collectif Pour un réveil écologique n’a ainsi pas hésité à s’inviter dans le débat de la dernière élection présidentielle en publiant un plaidoyer général pour « proposer de mettre en œuvre des solutions concrètes, de lever les freins et de créer de vraies incitations, même si elles sont coercitives, pour faire bouger les choses au sujet du monde de l’entreprise et de l’emploi ». Au programme de ce plaidoyer : imposer une stratégie bas carbone plus stricte, évaluer l’impact environnemental des lois, obliger les entreprises à réaliser leur bilan carbone et à publier leurs rapports extra-financiers sur la biodiversité, indexer les rémunérations variables sur des critères environnementaux, ou encore faire davantage de prospective au niveau des emplois verts et être vigilant vis-à-vis de la reconversion de certains postes dans un monde idéalement bas carbone.

 

Faire pression sur les établissements d’enseignement supérieur

Mais c’est avant tout dans le domaine de l’enseignement supérieur que le collectif se fait le plus pressant. Il a notamment publié un autre plaidoyer qui propose dix mesures « ambitieuses et applicables directement, en moins d’un an », porté auprès de toutes les directions d’écoles et de toutes les présidences d’université. Articulé autour de trois chapitres (structurer l’ensemble de la gouvernance pour transformer, revoir la politique de formation et réduire les impacts socio-écologiques directs), ce programme se veut concret et exigeant pour permettre aux établissements d’enseignement supérieur de jouer pleinement leur rôle dans la lutte contre le changement climatique. Les principales demandes concernent « la mise en place d’une feuille de route aux objectifs clairs et quantifiables, qui soient renouvelés et évalués », la création d’un « tronc commun obligatoire, qui traite des sujets environnementaux à la fois sous ses aspects scientifiques mais aussi sociaux et historiques », ou encore l’application d’une « stratégie bas carbone ambitieuse » au sein des établissements.

Selon Benjamin Valette, « quasiment tout le monde souhaite se verdir aujourd’hui, et la transition est un élément de langage qui est entré dans l’écosystème, mais il faut derrière les mots savoir démêler la vraie de la fausse volonté. Aujourd’hui les choses bougent, il y a des acteurs qui veulent faire avancer les choses, pour autant, il ne faut pas se bercer d’illusions. Pour le moment on n’est clairement pas à la hauteur des enjeux, que ce soit dans les universités ou dans les écoles ». Pour donner « une meilleure visibilité de l’écosystème » aux futurs étudiants et leur permettre de « choisir en toute connaissance de cause un établissement qui correspond à leurs attentes », le collectif travaille en collaboration avec des classements, comme ceux de L’Étudiant ou de Change Now, et des labels, tels que le label développement durable des établissements d’enseignement supérieur (DD&RS). « On a réalisé un sondage avec Harris qui montre que les étudiants sont en quête de sens, et les enjeux environnementaux, un sujet majeur pour eux. Et donc ça va forcément se répercuter sur le choix des écoles. »

C’est pourquoi, selon le membre du collectif, « il faut absolument que les étudiants et les jeunes diplômés se mobilisent. Il faut montrer à l’administration l’intérêt qu’on porte à ces sujets, à travers des événements, des actions. Les élèves sont beaucoup écoutés quand ils revendiquent, donc c’est vraiment important ». Le mouvement est d’ailleurs à l’origine, avec d’autres associations et institutions, telles que le Campus de la transition, d’une journée d’échanges avec les directions d’écoles organisée le 12 juillet. « L’idée est de mobiliser et d’accélérer la transition dans les établissements, en donnant des clés pour avancer plus vite. Il faut créer un écosystème qui soit le plus vertueux possible et qui se pousse vers le haut. »

 

Utiliser « le chantage à l’emploi » pour réveiller les entreprises

L’emploi est également un domaine d’action très important pour le collectif, qui donne aux jeunes diplômés des éléments d’information sur les réelles démarches mises en place dans les entreprises, en sondant les rapports annuels ou en allant directement discuter avec elles pour les challenger sur leurs stratégies RSE. « Il y a plusieurs questions à se poser quand on est en recherche d’emploi : quelle est l’utilité des activités de l’entreprise dans une société inscrite dans les limites planétaires ? Quel est son impact sur l’environnement (climat, biodiversité, pollution, exploitation des ressources, etc.) ? Quelle est l’implication des salariés au sein de l’entreprise sur le sujet ? Ce sont de questions qui peuvent être directement posées en entretien d’embauche. » Selon Benjamin Valette, « l’emploi est un réel levier d’action parce que la transition socioécologique concerne tous les métiers. Les entreprises avec lesquelles on discute identifient quasiment toutes des difficultés de recrutement. Le bassin d’emploi est quelque chose de très important pour elles, donc elles s’en préoccupent. Le ‘‘chantage à l’emploi’’, entre guillemets, change de sens ».

Aussi, le collectif Pour un réveil écologique entend débusquer le greenwashing, « le mal contre lequel il va falloir se battre dans les années qui viennent », une pratique « très pernicieuse, pas si simple que ça à déceler ». Sur son compte LinkedIn, suivi par plus de 150 000 personnes, le collectif dénonce les entreprises qui s’y adonnent, à travers un « panthéon » ou un « calendrier de l’avent » du greenwashing. « On dissimule de très mauvaises pratiques sous le couvert d’un vernis vert, et c’est ça c’est vraiment dangereux. »

Pour autant, les jeunes diplômés choisissent-ils délibérément leur entreprise en fonction de cet enjeu environnemental ? « C’est un critère qui émerge de plus en plus, mais ce n’est pas forcément le cas pour tout le monde. Les gros critères qui restent aujourd’hui indispensables pour accepter un emploi seront le salaire, les opportunités d’évolution professionnelle ou l’ambiance au travail. Alors on ne peut pas dire que l’ensemble des étudiants ne veut choisir que les entreprises qui intègrent les enjeux socio-écologiques, mais ça prend de plus en plus d’ampleur, et ça, on le ressent. » Le collectif vient d’ailleurs de présenter un nouveau projet, intitulé « Pour l’emploi de demain », qui identifie les activités et les compétences nécessaires pour accélérer la transition dans une quinzaine de secteurs professionnels.

Interview : La grande impatience

Votre livre s’intitule La Grande Impatience (celle des collaborateurs) : quelle est la nature de cette impatience ?

Depuis plusieurs mois, les articles et les études se succèdent pour décrire une société française fatiguée et démoralisée. Dans l’entreprise aussi on observe une distance vis-à-vis du travail, et un certain fatalisme. Dans ce climat généralisé d’insécurité et d’individualisme, je pense qu’il y a aussi de la place pour de nouvelles formes d’engagement. L’impatience est partout, car il y a une forme de trop-plein, un besoin de changement. Un besoin de sentir qu’on ne subit pas tout. Qu’on peut soi-même être utile, qu’on n’est pas seul, qu’ensemble on est plus forts. Bref il y a un besoin de liens et de collectif. On le voit dans le repli de chacun vers sa famille, ses amis, son couple, sa communauté. Je voulais montrer qu’il me semblait facile de restaurer cela dans le monde de l’entreprise. Très souvent des solidarités existent au niveau des équipes. Mais, précisément parce que l’entreprise est cloisonnée, ces liens se limitent à une petite échelle.

 

Capitalisme, responsabilité des entreprises, impact, profits à tout prix… Les collaborateurs le savent : c’est la fin d’un modèle. Quand l’avez-vous perçu ? Et si les salariés et les parties prenantes ne « poussaient pas », certaines entreprises seraient-elles aujourd’hui quand même en situation de transition ?

Les grandes entreprises sont pointées du doigt par les ONG et les médias pour leur rôle dans la crise écologique. Certains jeunes diplômés de grandes écoles appellent à une désertion des grandes entreprises et plaident pour une « sobriété professionnelle » en travaillant moins et dans des structures alternatives, au service de l’environnement. La question que cela pose : si l’on se met à l’écart de la société, comment participer à la changer ? Les grandes entreprises peuvent avoir un impact positif puissant sur la transition écologique, mais elles auront besoin de talents engagés pour faire avancer leur œuvre collective dans le bon sens pour notre planète.

 

Vous dites que les sujets RSE participent du renouveau de l’engagement. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ?

La reprise en main des grandes entreprises par les actionnaires, depuis les années 1970, a incité leurs dirigeants à privilégier des stratégies rentables à court terme, fût-ce au détriment du bien commun et de l’environnement. La multiplication des mécanismes de contrôle des dirigeants ainsi que des cadres, des règles et des process écarte les collaborateurs du cœur de métier de l’entreprise. L’œuvre collective y perd son sens. Les sujets RSE participent du renouveau de l’engagement, précisément parce qu’ils imposent un temps long.

 

On peut lire un joli passage sur les « bullshit jobs » : en quoi les responsables RSE et autres responsables Employee Experience peuvent-ils être préservés de cette critique ?

La crise liée au Covid a mis en lumière les métiers vraiment indispensables à la société, provoquant une quête de sens chez de nombreux salariés des grandes entreprises dont le métier et le rôle ne semblent pas toujours aussi essentiels pour nos vies. La question que cela pose : cette course au sens ne nous a-t-elle pas fait perdre la notion même de ce qu’est le sens au travail ? Participer à une œuvre collective plus grande que soi dans une entreprise, même si cette œuvre ne répond pas à une urgence vitale, devrait contribuer pleinement à donner du sens au travail.

 

Développement durable et responsabilité sociale et environnementale sont incontournables dans la communication et le fonctionnement d’une entreprise. Le message de l’urgence climatique n’est-il pas brouillé dans les autres sujets RSE : inclusion, égalité, solidarité, culture… ?

Non, on le voit bien avec les critères ESG [environnementaux, sociaux et de gouvernance], qui prennent en compte par exemple le niveau de réduction des émissions de CO2 mais aussi le turnover ou le nombre de procès aux prud’hommes… Non seulement ces sujets sont liés, mais il faut maintenant unifier ces critères à l’échelle européenne et créer un impact score ESG des entreprises qui prendrait en compte le coût des externalités négatives sociales ou environnementales.

 

Vous écrivez une belle phrase : « La planète est un bien commun, l’entreprise aussi. » Comment associer les deux dans une mission vertueuse ? Selon vous, « l’idée de faire œuvre utile, de participer à quelque chose de plus grand que soi participe pleinement du sens au travail » ?

Les collectifs d’entreprise sont une belle illustration de mission vertueuse au service du bien commun : Ecowatt, en 2022, ou Le collectif pour une économie plus inclusive, depuis 2018, qui a permis d’améliorer rapidement les achats inclusifs, la production durable, l’insertion… L’entreprise est un espace qui a le pouvoir d’influer sur le cours des choses, sur les enjeux sociétaux et environnementaux. Pour cela il faut inscrire la compétitivité de l’entreprise dans le temps long. L’impératif de croissance perpétuelle ne répond plus aux enjeux qui sont devant nous. Au coût psychologique lié à la sobriété, il faut opposer les coûts engendrés par la dégradation de l’environnement : pollution, incendies, cancers… Le réengagement au travail passe aussi par la reconnaissance des efforts, le fait que chacun ait voix au chapitre, que la valeur soit partagée…

 

Les exigences de productivité, les process, la digitalisation et, maintenant, l’IA : tout cela ébranle le « concret » attendu par les salariés. Comment redonner du sens, voire ramener du calme dans tout cela ?

Si Milton Friedman était convaincu que le rôle de l’entreprise était de faire le plus d’argent possible pour ses actionnaires, on a compris depuis la crise de 2008 que la théorie a atteint ses limites. Un rééquilibrage est nécessaire, comme l’ont signifié Muhammad Yunus (Building Social Business) ou Jean Tirole (Économie du bien commun) il y a déjà plusieurs années. Mais si la volonté de manager par les valeurs est désormais affichée, on observe en effet un renforcement des contrôles et la multiplication des reportings. Plus les crises s’accumulent, plus on entretient l’illusion de maîtriser les risques. Ce triomphe de la « gouvernance par les nombres » se fait au détriment d’une dimension incalculable mais essentielle du travail : la créativité. Permettre à chaque salarié de comprendre comment il peut à sa manière augmenter son impact dans l’entreprise est une voie intéressante pour lui donner envie de participer efficacement au succès collectif. Reconnaître les singularités de chacun en est une autre. Encourager solidarité et partage entre les générations est aussi important dans cet univers de l’entreprise qui est un des rares lieux où coexistent quatre générations.

 

Un passage intéressant aussi concerne la langue managériale. « Elle a perdu pouvoir et crédibilité », selon vous. Que s’est -il passé ? La communication managériale sur l’entreprise respectueuse de l’environnement n’est pas tout le temps sincère… Comment faire la différence ?

On n’a jamais autant parlé de « raison d’être », mais si l’entreprise tient un discours qui ne s’incarne pas dans ses modes de management et de partage de la valeur, le fossé se creusera davantage entre les promesses et la réalité, jusqu’à laisser s’installer la défiance. Une défiance du type de celle que l’on observe vis-à-vis du monde politique. Les difficultés de recrutement, les formes de désengagement qui se multiplient nous interrogent et nous obligent. Les dirigeants d’entreprise comme les politiques se disent attentifs à la parité et à la diversité, mais, dans la pratique, la standardisation prime, les organisations sont de plus en plus normatives, et l’expression de toute créativité est de plus en plus limitée. Les paroles doivent être lisses, les doutes dissimulés, et les critiques avalées. Ma conviction, c’est que pour susciter de l’engagement l’entreprise doit redevenir un espace où la liberté et la confiance sont possibles. Cela passe aussi par un discours de vérité et de transparence.

 

La question de l’utilité du travail est au centre de la grande impatience que vous diagnostiquez. La RSE est-elle l’une des solutions ?

Avec le télétravail, la demande croissante de liberté et d’autonomie a conduit en 2021 à la création de 1 million d’entreprises, essentiellement des micro-entreprises, souvent des petits boulots qui traduisent une nouvelle forme de précarisation du travail, sans apporter de sécurité, et en favorisant le repli sur soi. Le télétravail a fait disparaître la dimension collective de la sphère professionnelle, les temps informels, l’entraide, la solidarité… Il a aussi généré un monde du travail à deux vitesses qui augmente les inégalités. La RSE est l’une des « solutions » parce qu’elle incarne un engagement collectif, mais on voit bien que la question de l’utilité passe par la compréhension de son impact individuel. Comprendre la finalité de ce que l’on fait, dans une perspective de temps long, avec la conviction de contribuer utilement à l’effort collectif, c’est essentiel.

 

Quel est le bon signal pour une entreprise : à quelle place la préoccupation climatique et la décarbonation doivent-elles être mises  ? Au niveau de la direction, du comité exécutif, des RH, des finances ?

Elle doit être à tous les niveaux dans l’organisation, mais les convictions du CEO et son engagement font la différence.

 

Comment faire pour que les collaborateurs refassent leurs la mission et la culture de leur entreprise ? D’ailleurs, l’attachement à l’entreprise n’est-elle pas une valeur dépassée ?

Je pense que pour que la société soit vivable la relation aux autres doit être au minimum satisfaisante, dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée. Or depuis la pandémie, les priorités ont changé. Le point extrêmement positif, c’est que plus personne n’a envie de tout sacrifier, soit à son travail, soit à sa vie personnelle. L’équilibre entre les deux est devenu essentiel. Nous sommes dans cette période charnière qui voit la confiance devenir le point de bascule. La confiance dans sa valeur propre, dans son avenir, dans la reconnaissance que les autres peuvent vous témoigner. Je pense que la confiance passe par la proximité, l’entraide, l’écoute. Dans le monde du travail, elle passe aussi par la manière dont on comprend son rôle dans une organisation, et par la valorisation de ce rôle. C’est cela qui est au cœur de la question du sens au travail : la reconnaissance.

 

Les consommateurs, les salariés, les parties prenantes « poussent » pour que leur entreprise soit « responsable », défende des valeurs, se transforme en profondeur… Les « raisons d’être » et les statuts de « société à mission » sont-ils des bons indicateurs ? Sont-ils utiles, suffisants ou déjà dépassés ?

Pour l’entreprise, s’inscrire dans une action responsable est un enjeu d’attractivité, de crédibilité et même de survie. Pour le public, toutefois, l’engagement des entreprises reste largement insuffisant, encore souvent considéré comme l’instrument d’une posture au service de l’image employeur. En cause : la confusion entre « responsabilité sociale » et « réceptivité sociale », qui fait énoncer des raisons d’être en écho à des idéaux et qui se révèlent éloignées de l’objet de l’entreprise. Or la définition de la raison d’être constitue une opportunité unique de réinscrire le métier de l’entreprise dans son utilité pour la société. La valeur de l’œuvre collective s’en trouve alors éclairée sous un nouveau jour.

 

On parle beaucoup d’entreprise « résiliente », « régénérative » : qu’est-ce que cela vous évoque ?

L’idée que l’entreprise incarne un projet collectif et en porte la responsabilité, en participant au bien commun.

L’idée aussi que le local rassure : l’échelon local donne le sentiment que ses intérêts propres seront mieux pris en compte. C’est une échelle à laquelle il est plus facile d’avoir un impact mesurable.

 

L’entreprise est donc bien moteur d’un changement. Et les politiques, alors ?

Les jeunes, spécifiquement, veulent donner leur temps à des entreprises qui ont un impact positif sur l’environnement et la société  : ils se rendent compte que leurs entreprises tentent de faire moins mal, mais que ce n’est pas suffisant. D’où l’impatience. C’est à la fois un désenchantement mais aussi le sentiment d’être impuissant à pouvoir réellement faire évoluer le modèle économique. Le bruit ambiant dans lequel on évolue, celui des opinions et du déclinisme, prend le dessus sur le vivre-ensemble. Or le vivre-ensemble suppose d’arrêter d’attendre quelque chose des institutions, de ne pas se contenter d’un civisme ordinaire. La politique des petits pas est préférable à l’indifférence, dans l’entreprise comme à l’échelle de la société.