Itinéraire d’un chercheur d’art
Malgré une apparente décontraction, Grégoire Furrer a construit un empire du rire. Fondateur du Montreux Comedy Festival,
rendez-vous majeur de l’humour francophone, il est passé par toutes les difficultés de l’entrepreneuriat grâce à… sa petite voix !
Vous avez créé une véritable machine du rire. Quel a été votre moteur ?
La sincérité. À 21 ans, j’ai créé mon premier festival pour aider mes amis humoristes à se faire connaître. Ils essayaient de percer mais ne connaissaient pas les décideurs. Ça a été le fruit d’une intuition sincère. J’ai également monté le premier festival de Montreux pour ces artistes qui avaient besoin d’exposition. Parti à la chasse aux talents, je n’avais pas accès aux têtes d’affiche Je me suis dit que plutôt que de convaincre la presse de venir, autant médiatiser notre show nous-même en filmant et en offrant les images à la télévision. Cela a permis d’accélérer le mouvement. Puis l’arrivée d’Internet et surtout celle des médias digitaux en 2005-2006 ont été la chance de ma vie : j’allais enfin maîtriser toute la chaîne de diffusion.
Être sincère dans le domaine artistique est la clé du succès. Cela aurait-il fonctionné si vous aviez dirigé une « boîte industrielle » ?
Difficile de répondre car je ne suis pas le patron d’une boîte industrielle… Pour être tout à fait honnête, je ne vois pas comment mener des équipes, quelles qu’elles soient, sans conviction. Je vois mal quelqu’un se dire : « Je vends un produit qui est pourri pour la santé des gens, mais je vais faire plein d’argent. »
Cela existe !
Ces gens-là, s’ils existent, ne durent pas longtemps. Aujourd’hui, avec le problème d’employabilité, plus personne n’a envie de donner sa vie à un projet qui pollue ou détruit la planète.
Clients et collaborateurs ne sont plus dupes ?
C’est ça. J’ai la chance d’avoir autour de moi des enfants qui n’auront jamais l’idée de travailler dans une entreprise polluante. Ils préféreront ne pas avoir d’argent. Il faut écouter ce cri de la jeunesse, ce mouvement de fond, on doit l’entendre ! On m’a dit il y a vingt-cinq ans : « Si tu veux réussir dans les affaires, tu devras faire des choses que tu n’as pas envie de faire. » J’avais répondu que je préférais ne pas réussir. C’est fondamental pour moi. Je ne veux pas réussir pour réussir. Je veux être fier de moi en me disant que je n’ai fait de mal à personne.
Vous êtes diplômé en marketing. Vous a-t-on demandé, dans votre entourage, pourquoi vous aviez choisi un secteur si peu sérieux ?
Oui, et je me suis souvent posé la question. Cela fait trente-cinq ans que j’ai mon business, et j’ai mis vingt ans à le construire – pendant lesquels je ne savais jamais si j’allais boucler l’année. j’ai failli baisser les bras et suis même allé chercher du travail ailleurs. Mais, chaque fois, une voix intérieure me disait : « Fais pas ça, tu vas être malheureux comme la mort. » Et j’ai trouvé la force en écoutant les signes de vie. Par exemple, la fois où j’ai été dévasté de ne pas avoir décroché un job, alors que je me sentais incapable d’entreprendre, de gérer un budget. Mais j’étais con, ce job n’était pas pour moi, c’est tout.
Vous n’aviez pas eu d’injonctions à la réussite dans votre enfance ?
Jamais, et je pense que c’est parce que mes parents n’avaient pas beaucoup d’argent. Ma mère, employée, et mon père, commerçant, travaillaient dur pour vivre. On m’a toujours dit que l’argent n’était pas important. Bien sûr qu’il en faut, mais nous pouvons être heureux sans. Mes parents étaient heureux si on était ensemble, si nous faisions une bouffe le dimanche avec des pâtes carbonara, si on faisait une promenade qui ne coûte rien.
Nombre de vos homologues auraient vécu l’arrivée d’Internet comme une épreuve. Vous, non. Optimisme, adaptation flexible au marché : ce sont des soft skills entrepreneuriaux…
Je vois toujours les choses du bon côté. Et j’ai interdit à mes équipes de parler de bonnes ou de mauvaises nouvelles. J’enlève l’énergie négative, je crois énormément en l’opportunisme optimiste. Les opportunités, chaque jour, nous en avons dix.
S’agissant du recrutement, éprouvez-vous des difficultés ou bénéficiez-vous du capital sympathie du secteur du spectacle ?
On a une marque employeur très forte. Aujourd’hui, si nous ouvrons un poste, nous avons 300 à 400 personnes qui nous écrivent avec de très bons profils. Mais sur les 400 qui postulent, il y en a 390 qui oublient que c’est un job, avec beaucoup de contraintes. Tout le monde n’est pas fait pour ça. Dans l’entertainement, on crée notre vie tous les matins. La flexibilité, c’est la meilleure manière de faire, en étant capable d’abandonner rapidement un projet.
Songez-vous à l’impact carbone de votre activité ?
Cela peut être compensé par le streaming. Une salle avec 200 personnes à Paris peut être réservée avec 1 million de visionnages en stream. Digitaliser l’humour induit de nouvelles manières de consommer, dans l’air du temps. Lillarious, le nouveau festival que j’ai créé, possède un volet technologique. L’artiste doit sentir dans la salle ce qu’il se passe sur les plateformes. Le spectateur sent qu’il fait partie d’une communauté de gens qui sont avec lui à travers le monde et avec qui il peut communiquer. Et l’humour permet d’éviter la course au gigantisme. Par rapport aux revenus, ce qui est essentiel pour nous, dans la transparence et la sincérité, c’est d’accepter de mieux les partager. Une vidéo peut générer beaucoup d’argent. Ce qu’il faut, c’est arriver à tracer tout ça avec un tableau de bord résumant les revenus en automatisation avec les artistes pour créer de la valeur économique. C’est fondamental, car les seules plateformes qui partagent des vidéos comme celles-là sont américaines : YouTube, Facebook, etc. Mais nous savons qu’ils changent les algorithmes très souvent. Nous, nous essayons de rééquilibrer les choses.