« La décarbonation de mon entreprise m’a tuer »
Une « économie de la mort », c’est avec cette indéniable liberté de ton que ces mots venaient d’être prononcés dans le vaste open space, suscitant l’approbation d’un certain nombre de collaborateurs. Puis d’autres exprimèrent que non, cela n’était pas juste, que tout ça n’était qu’une énième séquence de fake news, et puis qu’ils n’allaient pas « se faire avoir » avec du « green washing ». La majorité des collaborateurs restaient quant à eux silencieux. On aurait pu le dire ainsi : ils affichaient une forme d’indifférence. D’autres encore, plus cyniques, pince sans-rire et ambianceurs connus de l’espace de travail, profitèrent d’une pause pour écrire « La décarbonation de mon entreprise m’a tuer » sur le tableau Velleda mural de la cuisine, ce qui ne manqua pas de faire effectivement rigoler les uns – surtout eux, d’ailleurs –, d’en outrer d’autres et de recueillir l’impassibilité du plus grand nombre. Mais que se passait-il dans cette entreprise ? La nouvelle campagne de communication axée sur la politique RSE venait d’y être lancée, avec un focus particulier cette année sur la volonté de décarbonation des activités. On aurait pu dire qu’il s’agissait d’un « flop ». Enfin, on aurait surtout pu dire que le niveau d’engagement des collaborateurs envers la démarche était « normal », c’est-à-dire qu’il était différencié et suivait une courbe… normale. Est-ce qu’il n’y avait pas là des manques en matière d’accompagnement du changement ?
D’insuffisants premiers pas
Effectivement, il y avait là des manques. Et effectivement, force est d’admettre qu’il y a encore beaucoup de manques sur ces considérations au sein des entreprises françaises. Mais prenons un peu de hauteur, avec une mise en perspective sociétale. Actuellement, en France, face à des discours appelant à la mise en œuvre de la transition écologique, l’engagement des citoyens sur ce sujet est pour le moins inégal : si 70 % de la population se déclare inquiète, seuls 30 % agissent en conséquence[1]. Le constat est indéniable : la distance est encore de taille entre la conscience de l’urgence et sa traduction en actes.
Cela dit, les politiques gouvernementales engagent et obligent davantage les entreprises à agir concrètement[2]. Les résultats d’une étude CSA pour LinkedIn et l’Ademe[3] sont à cet égard pour le moins édifiants…
- L’environnement est la deuxième préoccupation principale des salariés, et même la première pour les jeunes salariés de moins de 35 ans.
- 88 % des salariés estiment que la transition écologique est un sujet important dans leur entreprise, et 36 % pensent qu’il est prioritaire.
- 68 % des salariés veulent être formés aux enjeux de la transition écologique dans leur entreprise.
Supposons qu’une entreprise se dote d’une stratégie de décarbonation. Il faut reconnaître que c’est là un judicieux premier pas, mais également qu’elle n’aura fait qu’une faible partie du chemin. Pourquoi ? Pour une raison assez simple : une stratégie de décarbonation a de la valeur en soi, mais une part de cette valeur, comme dans toute stratégie, réside dans sa compréhension, son adoption et sa mise en œuvre par les femmes et les hommes qu’elle concerne. C’est ce qu’on appelle la part people-dependent du retour sur investissement (RSI). Autrement on risque de rester au niveau de l’intention, de l’incantatoire, sans passer à la concrétisation dans les gestes. C’est dans cette concrétisation, et ultimement dans l’institutionnalisation des pratiques – autrement dit, quand un comportement cible devient une norme – que se situe la valeur des stratégies et des politiques de transition écologique au sein des entreprises. Une transformation structurelle de cet ordre ne peut pas s’épargner d’être maillée avec des démarches d’accompagnement du changement vers des devenirs de représentation et de pratiques professionnelles différentes, ancrés dans les quotidiens de travail des collaborateurs. Comment ?
L’engagement du changement
Il est d’abord indispensable pour chaque entreprise d’élaborer un état des lieux des représentations et des pratiques de ses collaborateurs au regard de sa stratégie de décarbonation et des implications de celle-ci dans les quotidiens futurs des activités professionnelles. On peut parler ici d’une démarche d’explicitation. Démarche qu’on peut voir comme une façon de faire émerger le dictionnaire de significations et de pratiques propre à chaque entreprise au regard de la transition écologique, et plus précisément de la décarbonation.
Plusieurs méthodes d’écoute et d’analyse permettent de s’y livrer (entretiens d’écoute, focus groupe, enquêtes quantitatives, ateliers d’explicitation, immersions, analyse documentaire…), au croisement desquelles un portrait objectif de la réalité des pratiques, des perceptions, des leviers d’engagement et des impacts prévisionnels par population pourront notamment être établis. Cette phase permettra également d’identifier les collaborateurs sur lesquels il sera possible de s’appuyer, premiers pas vers la mise en place d’une communauté d’ambassadeurs.
Et puis, cela va de soi, l’occasion sera alors belle d’identifier – pour les accompagner et les dépasser – les résistances potentielles à la compréhension de la stratégie de décarbonation de l’entreprise ainsi qu’à l’adoption des changements de pratique associés. Ces résistances peuvent être multifactorielles…
- Individuelles : personnalité, socio-démographiques, mécanismes de défense, manque de motivation, habitudes, peur de l’inconnu, incompréhension du changement…
- Collectives ou socioculturelles : sentiment de perdre certains droits acquis, normes sociales, croyances, valeurs de l’organisation, rituels, mœurs…
- Politiques : forces syndicales, perspectives de perdre une certaine influence…
- Liées à la mise en œuvre du changement (cause majeure des échecs) : manque de préparation et d’organisation, absence de consultation et d’implication des collaborateurs impactés…
- Liées au système organisationnel en place : organisation perçue comme inerte et peu adaptable, capacité de l’organisation à changer…
- Liées au changement lui-même : changement complexe, peu légitimé, opposé aux valeurs, transformation trop radicale…
Fort de cet état des lieux, il importe de définir collectivement – en y associant une proportion représentative des collaborateurs – une cible comportementale et des éléments de mesure objectivants associés (KPI, ou indicateur clé de performance). Il y aura alors un point de départ (l’état des lieux) et un horizon fixant l’ambition (cible comportementale et KPI de mesure). Les écarts entre les deux seront alors objectivés et pourront dès lors être construits. Puis des plans d’accompagnement du changement – qui prendront notamment en compte les leviers d’engagement et les résistances potentielles identifiés dans la phase d’état des lieux – pourront être déployés. Le principe clé ici est le suivant : c’est en changeant les représentations que l’on change les comportements. Que veut-on dire par plans d’accompagnement ? On peut classer ces plans selon deux types complémentaires et nécessaires pour optimiser l’ancrage des changements souhaités…
- Les leviers soft, qui concernent la communication, la formation et le coaching, dont voici quelques exemples :
- conférences interactives (Pitch Climat, MyCO2…) ;
- événements collectifs relayés par les entreprises (le challenge Mai à vélo pour promouvoir le vélo et les mobilités douces auprès des individus, le World Cleanup Day pour engager ses salariés dans une journée de nettoyage de la planète…) ;
- ateliers collectifs (L’Éveil vert : formation développée par Onepoint en partenariat avec Little Big Impact pour sensibiliser aux enjeux écologiques et identifier des pistes d’actions ; La Fresque du climat pour s’approprier le défi de l’urgence climatique ; l’Atelier 2tonnes pour découvrir les leviers individuels et collectifs de la transition bas carbone ; Nos vies bas carbone pour connaître les ordres de grandeur essentiels et imaginer des actions nécessaires et désirables pour le climat…) ;
- plateformes d’engagement (Eco Challenge, de Little Big Impact, pour sensibiliser ses collaborateurs aux écogestes et encourager le passage à l’action via la gamification ; Ma petite planète pour des défis écologiques à vivre au sein d’un collectif sur un temps court…).
- Les leviers hard, qui transforment l’organisation, les processus et procédures, et les outils au sein de l’entreprise. On peut alors aussi parler de leviers « d’institutionnalisation ».
De plus, afin d’assurer l’ancrage des changements dans la durée, il est nécessaire de mettre en place des éléments de mesure de ces changements, des baromètres de compréhension et d’adoption des changements associés à des KPI, par exemple. Cela permettra de capitaliser sur les réussites et de les célébrer mais aussi d’apporter des actions correctives là où le changement peine à se concrétiser.
Enfin, des éléments complémentaires et transverses en matière d’approche se doivent ici d’être pris en compte car ils sont porteurs d’un impact transformatif particulièrement structurant. Le premier d’entre eux est celui du « mimétisme organisationnel », que l’on peut aussi traduire par « l’exemplarité managériale ». Pourquoi c’est important ? Car bien souvent on imite les gens « au-dessus » de nous car, s’ils y sont, c’est qu’ils doivent avoir eu les bons comportements. Autant dire que, si les managers ne respectent pas les comportements attendus en matière de décarbonation des activités, il y a un réel risque pour que leurs collaborateurs fassent de même. Le deuxième élément : faire en sorte que les engagements des collaborateurs en matière de décarbonation des activités soient réalisés lors de temps collectifs. Cela engage ainsi chacun par effet de régulation sociale. Troisième élément, sur ce sujet comme sur nombre d’autres, il est préférable de faire de petits pas, de pratiquer l’acquisition des attendus via des expérimentations à cycles courts. Et, enfin, dernier élément, la prise en compte de deux circuits composant notre cerveau, le circuit du plaisir (le circuit hédonique), qui nous donne envie de reproduire des choses qui nous font plaisir, et le circuit de la menace, celui qui fait que l’on se sent en déséquilibre, qu’on a peur de ne pas savoir faire, d’être ridicule, d’être en inconfort. Ce dernier est en général celui qui s’allume en premier ! L’enjeu dans le processus de changement est donc notamment d’inhiber le circuit de la menace pour se projeter dans celui du plaisir : rassurer, célébrer les victoires, capitaliser sur l’appartenance sociale, etc.
Faire d’une menace une opportunité
À l’heure où l’engagement écologique prend une part de plus en plus importante dans nos consciences de citoyens, cet engagement est également attendu à l’échelle de l’entreprise, notamment comme vecteur contribuant à l’attraction, à la fidélisation et à l’engagement des collaborateurs. À titre d’exemple : à offre égale, 78 % des salariés préfèrent rejoindre une entreprise engagée dans la transition écologique[4].
« La décarbonation de mon entreprise m’a tuer » ? Disons plutôt qu’elle m’a sauvé, car une démarche d’accompagnement du changement y a été mise en œuvre qui a permis d’atteindre les objectifs de transformation des représentations et des comportements des collaborateurs.
[1] Données de l’Observatoire international climat et opinions publiques, EDF et Ipsos, 2022 : https://www.edf.fr/sites/groupe/files/2023-04/obscop22_e-book_planete-mobilisee_complet_20230427_planches.pdf.
[2] Citons notamment la loi de transition énergétique pour la croissance verte, qui impose aux entreprises d’inclure l’empreinte carbone de leurs activités dans leur rapport annuel de gestion, et le code de l’environnement, qui précise les modalités de l’obligation de bilan d’émissions de gaz à effet de serre pour les entreprises de plus de 500 salariés.
[3] Étude réalisée par l’Institut CSA en 2021, mandaté par l’Ademe et Linkedin, https://csa.eu/news/les-salaries-et-la-transition-ecologique-dans-les-entreprises/.
[4] Étude réalisée par l’Institut CSA en 2021, mandaté par l’Ademe et LinkedIn : https://csa.eu/news/les-salaries-et-la-transition-ecologique-dans-les-entreprises/.