Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur les 87 métiers qui composent la nomenclature des familles professionnelles, 51 sont peu ou très peu féminisés et 8 seulement font état d’une relative parité hommes-femmes. Une vingtaine d’entre eux présentent même un déséquilibre flagrant, avec moins de 10 % de femmes ou d’hommes. Des données publiées par l’Insee à l’été 2020 qui démontrent que les disparités hommes-femmes sur le type et les secteurs d’emploi sont bien une réalité.
Certes, la part des femmes ne cesse d’augmenter sur le marché du travail depuis les années 1960. Mais la ségrégation professionnelle sexuée, en France comme ailleurs, n’est pas un mythe. Une femme sur quatre devrait ainsi échanger sa profession avec un homme pour parvenir à une distribution équilibrée de chaque sexe dans les différents métiers[1]. Pour l’heure, on les retrouve majoritairement dans le secteur tertiaire – administration, santé, social, services à la personne… – quand les hommes s’imposent dans les professions faisant appel à la « force » et à la « technicité », des attributs relevant idéologiquement de la virilité – bâtiment, industrie, ingénierie, agriculture, transport… Et les métiers du numérique, où seules 16 % des femmes occupent des postes à valeur ajoutée, pour une représentation globale de 27,9 %[2].
Pourtant pionnières dans le domaine…
C’est notamment à une certaine Ada Lovelace, mathématicienne, informaticienne et ingénieure britannique, que l’on doit les travaux sur lesquels s’appuie l’invention du code. À l’autrichienne Hedy Lamarr, les bases de la technologie Wifi. Quand l’Américaine Joyce Weisbecker s’est imposée comme la première développeuse indépendante de l’histoire du jeu vidéo. Les femmes étaient donc bien au rendez-vous de cet envol digital qu’ont pris nos sociétés, même si, comme l’avance la chercheuse en microbiologie Flora Vincent, « la majorité faisait surtout office de petites mains et était mal payée ». Il n’empêche que, de 1972 à 1985, la filière informatique était la deuxième à compter le plus de femmes ingénieures au sein des formations techniques (+ de 30 %). Les années 1980 marquant un tournant décisif, avec l’apparition dans les foyers du micro-ordinateur, considéré comme un gadget masculin, et scellant dans le monde professionnel « le moment où les femmes se sont fait évincer, comme à chaque fois que l’on découvre une poule aux œufs d’or. Le côté prestigieux du geek revenant aux hommes ». Un pan de l’histoire que la scientifique met au jour dans l’ouvrage L’Intelligence artificielle, pas sans elles !, coécrit avec la chercheuse en génétique Aude Bernheim, pour le compte du Laboratoire de l’égalité[3]. Tout comme le fait la professeure à la faculté des Sciences de l’éducation de l’Université de Genève, Isabelle Collet, dans Les Oubliées du numérique[4], un essai au travers duquel l’informaticienne de formation tente de répondre à la question de savoir pourquoi le numérique est massivement dominé par les hommes, la part des femmes dans le secteur n’ayant cessé de diminuer depuis les années 1980.
Un monde d’hommes
Isabelle Collet y voit deux raisons. Elle avance ce phénomène sociétal qui veut que « lorsqu’un domaine prend de l’importance dans le monde économique et social, il se masculinise », dénonçant par ailleurs la notion de genre et les stéréotypes qui y sont rattachés. Lesquels engendrent la désertification féminine dans les filières. « L’idée répandue est que le numérique est un monde d’hommes. À quelques exceptions, il est normal que les filles n’aient pas envie de s’engager dans ces cursus où elles se retrouvent en minorité, où il sera difficile pour elles de faire valoir leur légitimité. Sans compter la culture sexiste qui y est tolérée. » Pour l’auteure, « il faut que les institutions veuillent réellement la mixité, que les écoles montrent aux filles qu’elles sont attendues dans ces formations ». C’est ce que s’attellent à démontrer les écoles du genre, à l’instar de Simplon ou de 42, à la pointe de cette question. « À 42, nous avons défini un plan d’actions avec 35 mesures concrètes pour sensibiliser les collégiennes, les lycéennes, les étudiantes, les femmes en recherche d’emploi ou en reconversion professionnelle. Ces initiatives commencent à porter leurs fruits : de 7 % d’étudiantes en 2017, nous sommes passés à 26 % en 2020 et à 46 % de femmes aux dernières sélections. Nous espérons atteindre la parité d’ici à 2022 », avance Sophie Vigier, directrice générale de 42 et de son réseau international 42 Network.
Éviter le syndrome de l’airbag
L’important étant « de montrer concrètement aux femmes, loin des clichés, ce qu’est la tech, que la division sexuée des savoirs n’existe pas ». Et Sophie Vigier cite pour preuve une étude conduite par l’Université Carnegie Mellon, à Pittsburg, mettant au jour que « les cerveaux des enfants fonctionnent de la même manière, quel que soit leur sexe ». Ou, pour le dire autrement, que les sciences comme le numérique ne sont pas une affaire de genre. Mais, selon Flora Vincent, « l’intelligence artificielle est encore trop souvent associée à un côté technique. Pour qu’elle se féminise, il est important de la présenter comme un moyen et non comme une fin en soi : elle permet de mieux soigner, d’éduquer, de gérer les ressources énergétiques… Autant de domaines plébiscités par les femmes ». D’autant que l’absence de celles-ci dans le secteur n’est pas sans conséquences sur nos sociétés, qui reposent, de fait, sur des algorithmes sexistes biaisés. C’est ce que dénoncent les recherches avancées dans L’Intelligence artificielle, pas sans elles !, faisant valoir que ce manque de mixité dans les algorithmes, « mis au point par des hommes blancs issus d’un milieu social favorisé », engendre des données à l’image de ceux qui les ont conçus, donc non représentatives de l’ensemble de la population. La directrice de l’école 42 citant, parmi de nombreux exemples, « le “syndrome de l’airbag”, dont les premiers modèles conçus pour des hommes de 1,80 m ne protégeaient pas les femmes »[5]. L’IA étant vouée à prendre une place prépondérante dans nos vies, il est donc crucial que le « code mâle » ne soit plus la norme pour refléter des sociétés plus égalitaires. « Une tech mixte et inclusive est nécessaire si nous voulons faire face aux défis de demain. Se priver des femmes, c’est se priver de 50 % de talents potentiels et d’un moteur de croissance crucial alors que la tech européenne manque de 700 000 profils », conclut Sophie Vigier.
[1] Selon un document édité par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion en juillet 2019.
[2] Selon le libre blanc édité par Syntec Numérique et Social Builder pour soutenir la reconversion des femmes dans le numérique.
[3] L’Intelligence artificielle, pas sans elles !, d’Aude Bernheim et Flora Vincent, collection « Égale à égal », Belin Éditeur, 2019.
[4] Les Oubliées du numérique, d’Isabelle Collet, Le Passeur Éditeur, 2019.
[5] Dans son ouvrage, Invisible Women, Exposing Data Bias in a World Designed for Men (2019), la journaliste britannique Caroline Criado-Perez évoquait cette invisibilisation des femmes dans les dispositifs de sécurité des voitures. Selon les données de l’auteure, les femmes avaient 47% de risques supplémentaires d’être sérieusement blessées en cas d’accident. Ce n’est qu’en 2011 que les Etats-Unis ont introduit des mannequins féminins dans les tests de collision. Mais des lacunes persistent : les femmes ne sont souvent pas positionnées de la même manière en raison de leur taille en moyenne plus petite. Caroline Criado-Perez explique : «C’est juste un mannequin masculin réduit. […] Mais les femmes ne sont pas des hommes réduits. Nous avons une distribution de masse musculaire différente. Nous avons une densité osseuse inférieure. Il existe des différences dans l’espacement des vertèbres. Même notre corps est différent. Et ces différences sont toutes cruciales en ce qui concerne le taux de blessures dans les accidents de la route.»