Raison d’être : y a-t-il un piège ?

Un contexte porteur voire contraignant

Le concept d’« objet de l’entreprise » a progressivement émergé à la suite du concept de responsabilité sociale des entreprises, de la théorie des parties prenantes depuis 2001 (loi NRE) et, plus récemment, de la notion d’impact avec les Objectifs de développement durable (ODD). Ce concept est aujourd’hui intégré dans la gouvernance d’entreprise.

En France, c’est la loi relative à la croissance et à la transformation des entreprises du 11 avril 2019 qui a sauté le pas en imposant un objet social élargi consacrant la place des enjeux environnementaux et sociaux (article 1833 du Code civil) :

« La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. » La loi inclut aussi la possibilité d’insérer une raison d’être dans les statuts (article 1835 du Code civil).

La raison d’être est constituée des principes dont la société se dote et qui vont guider ses orientations stratégiques.

Comment choisir sa raison d’être ?

La cohérence du message est très certainement la question essentielle : un message trop général, pompeux ou inadéquat portera atteinte à la crédibilité de l’entreprise alors que, si la raison d’être devient un élément particulier de l’identité de l’entreprise et est exprimée clairement, elle contribue fortement à son image et devient un élément essentiel pour porter la marque à l’extérieur et valoriser l’entreprise. Mais également dans le domaine des RH, car une raison d’être motivante mobilise les collaborateurs et permet d’en attirer d’autres, notamment les jeunes talents, exigeants désormais sur le purpose [« l’objectif »] de l’activité.

Prenons l’exemple de Carrefour : « Une alimentation de qualité accessible à tous », raison d’être statutaire adoptée le 4 juin 2019. « Notre mission est de proposer à nos clients des services, des produits et une alimentation de qualité et accessibles à tous à travers l’ensemble des canaux de distribution. Grâce à la compétence de nos collaborateurs, à une démarche responsable et pluriculturelle, à notre ancrage dans les territoires et à notre capacité d’adaptation aux modes de production et de consommation, nous avons pour ambition d’être leader de la transition alimentaire pour tous. » Promesse forte, délivrée lors de campagnes publicitaires.

Se pose également la question de la manière de définir la raison d’être. Le processus d’adoption de celle-ci n’est pas neutre. Le rôle des collaborateurs, afin qu’ils s’engagent, devrait être majeur, voire, au-delà, celui de l’écosystème. Philippe Renard, responsable du service gouvernance d’Engie indique avoir consulté une quinzaine d’actionnaires au sujet du cahier des charges. Pourtant, parce que les choses ne sont jamais simples, le revers de la médaille d’un processus engageant l’ensemble des parties prenantes est le risque d’arriver à une formule consensuelle, donc vague ou neutre.

Prenons en contre-exemple Orange : « L’acteur de confiance qui donne à chacune et à chacun les clés d’un monde numérique responsable. » Le processus de création de cette raison d’être a été hypervertueux : mobilisation de l’ensemble des parties prenantes et d’experts (internes et externes : 2 300 propositions recueillies) ; nombreuses questions posées aux salariés (vote de plus de 130 000 salariés) ; vidéos de collaborateurs « gardiens de la raison d’être d’Orange ».

Enfin, quid du risque de purpose washing ou d’une communication soit superficielle, soit peu audible ?

La raison d’être n’est pas un exercice de communication, mais un travail d’alignement stratégique entre mission et actes. Un risque est présent si ce ne sont que des mots. Risque d’ordre réputationnel avant tout, car l’image est une partie de la valeur de la marque ou de l’entreprise. Une raison d’être que personne ne peut reprendre à son compte ne remplit pas son office.

L’exemple de la Française des jeux : structurée autour de cinq piliers (l’offre de jeux, le modèle responsable, l’engagement sociétal, l’ancrage territorial et la durabilité), sa raison d’être s’inscrit dans la continuité de ce qui fait la spécificité de l’entreprise. Le groupe FDJ propose à tous ceux qui aspirent à jouer et à vivre des instants d’émotion une offre de jeux diversifiée et responsable. « Le jeu est notre métier, la contribution à la société notre moteur et la responsabilité notre exigence. Afin de promouvoir une pratique récréative du jeu d’argent, nous plaçons au cœur de nos préoccupations l’accompagnement de nos clients, l’intégrité de nos jeux et la réduction des risques et des conséquences liées à notre activité. Ainsi nous agissons pour prévenir les comportements d’addiction au jeu des mineurs. Héritiers de la Loterie nationale, créée pour venir en aide aux blessés de la Première Guerre mondiale, nous perpétuons nos actions sociétales et solidaires et notre participation au financement de l’intérêt général. Partenaires majeurs du commerce de proximité, nous rendons nos jeux et services accessibles au plus grand nombre, grâce à un réseau de commerçants présent sur tous les territoires. Forts de l’engagement de nos collaborateurs et de notre capacité d’innovation, notre ambition est de poursuivre notre développement dans le cadre d’un modèle responsable et utile à la société, et d’un dialogue étroit avec nos parties prenantes. »

D’autres exemples : autour de sa mission « Ressourcer le monde », Veolia se donne (hors statuts) pour but de contribuer au progrès humain, à la santé publique, aux enjeux économiques et environnementaux, à faciliter l’accès aux ressources naturelles… et de favoriser le bien-être de ses salariés. Dès qu’on passe le stade de la proclamation et qu’une raison d’être est intégrée dans les statuts (Atos, Carrefour, Engie, EDF, Danone), l’entreprise sera redevable devant des actionnaires, des salariés, etc. Différentes parties prenantes n’ayant pas toujours les mêmes intérêts et qui pourraient s’engager dans des actions, voire tenter un contentieux considérant que les bons arbitrages sur les allocations de ressources n’ont pas été réalisés.

Le Groupe Rocher est la première entreprise à avoir choisi d’être « à mission ». Bris Rocher a décidé d’y aller « même si s’engager dans cette voie est s’exposer. La raison d’être, c’est l’impact sur le long terme, à condition que la performance à court terme soit assurée. Être une entreprise à mission, c’est conjuguer performance économique et contribution au bien commun ». La raison d’être statutaire du Groupe Rocher (du 9 décembre 2019) est : « Reconnecter l’homme à la nature. » Forte de ses expertises botaniques, agronomiques et scientifiques et du modèle unique créé à La Gacilly, la société cultive un lien direct avec ses communautés et ses territoires. Bris Rocher s’inscrit dans les racines du groupe et le sillon tracé par son grand-père. Ainsi, la raison d’être du groupe s’accompagne d’engagements : réduction des émissions de gaz à effet de serre de 50 %, certification B Corp de 100 % du groupe, réduction de 30 % des consommations de plastique, plantation de 200 millions d’arbres à échéance 2030.

Tous les secteurs d’activité peuvent-ils trouver une « raison d’être » ?

Les secteurs polluants ou les sociétés commercialisant des produits clairement identifiés comme nocifs pour la santé sont-ils écartés d’office du dispositif proposé par la loi Pacte ? Sur le plan légal, rien n’empêche un industriel du tabac, de la pétrochimie ou de la mode, deuxième secteur le plus polluant au monde, de devenir une entreprise à mission.

Ce qui fait l’entreprise à mission, ce n’est pas la « morale » du produit, c’est la démarche qui place une « raison d’être » et des objectifs au cœur de la stratégie. Cette démarche est hautement « challengeante », ne serait-ce que parce qu’elle est adossée à des relations parties prenantes, internes et externes, qui ne sont pas là pour avoir leur langue dans la poche… Et qui veillent, avec l’organisme tiers indépendant (OTI), à ce que la « mission » soit bien remplie, que l’action quotidienne de l’entreprise soit cohérente avec sa raison d’être et qu’on ne verse pas dans le mission washing. Il y a donc un risque à s’engager dans ce projet : celui de ne pas pouvoir tenir ses engagements ! Mais il y a aussi une formidable opportunité : celle de se transformer.

De ce fait, la démarche peut assurément attirer des industriels exerçant actuellement une activité polluante ou bien dont l’impact social ou sanitaire est critiqué car elle peut les amener à se redévelopper sur des produits et services d’avenir, en considération des défis de la durabilité et en résonance avec les attentes de la clientèle d’aujourd’hui et de demain.

On ne saurait donc qu’encourager les entreprises les moins attendues sur une « raison d’être » à s’en doter pour s’obliger à innover dans le sens de l’histoire. Il y va de la durabilité dans tous les sens du terme et, pour commencer, au sens premier : durer. On pourrait effectivement imaginer qu’un effet de « kodakisation » affecte un certain nombre d’organisations qui rateraient le tournant disruptif de la mission à impact positif. Souvenons-nous : le célèbre producteur d’appareils et pellicules photo ne s’est pas désintéressé du numérique, mais il l’a considéré à la marge de son activité… Un peu comme de trop nombreuses entreprises considèrent encore aujourd’hui la RSE comme une cerise sur le gâteau de la performance ! Mais si, demain, entretenir des relations durables et équitables avec son écosystème devient l’ingrédient principal de la performance, il est déjà grand temps que les secteurs qui produisent massivement des externalités négatives se recentrent autour de l’objectif premier de leur activité.

On ne produit pas des voitures pour polluer, mais pour proposer des solutions de mobilité. On ne produit pas des médicaments pour rejeter des composants chimiques dans l’air et dans l’eau, mais pour soigner. On ne produit pas du prêt-à-porter pour contribuer à l’esclavagisme « moderne » qui touche 40 millions de travailleurs et travailleuses aujourd’hui, mais pour permettre à des gens de se vêtir et de se parer. Devenir une entreprise à mission, cela commence ici : se souvenir de pourquoi on fait ce que l’on fait et, à partir de là, (re)bâtir une chaîne de valeur centrée sur la mission et écartant tout ce qui la corrompt.