Que vous inspire le mot « collectif » ?
Le collectif, c’est un peu un mot fourre-tout. On nous le tartine, on nous le beurre… On nous dit “il faut être solidaires”, mais on n’a pas appris à être “un”. On n’a pas appris, d’abord, à être solitaires. Pour créer un bon collectif, il faut être solitaire et solidaire. Il faut des individus solides pour un collectif solide. Dans une équipe de sport, tout le monde est fort individuellement, mais il faut que tous les joueurs créent ce lien collectif pour réussir leur mission.
Bien souvent, l’individu a la fragilité de chercher des réponses à l’extérieur de lui-même. Je le vois au travers de nos écoles d’insertion, des gens arrivent et croient que l’école va leur donner la solution à tout. Nous leur répondons : “RER”, c’est-à-dire Rigueur, Engagement, Régularité.
Si l’on souhaite entrer dans nos écoles gratuites, la monnaie d’échange, c’est celle-là. Rigueur : c’est le projet. Engagement : c’est lâcher la main du passé quand il est un peu compliqué. Régularité : pas d’absences, pas de retards. Et quand la personne est d’accord avec ce principe, elle fait bloc. L’entreprise, c’est la même chose : s’il y a une cohérence et une cohésion des équipes, les gens peuvent faire un, sans tronquer leur personnalité. Bonaparte disait : “Un soldat est un homme indépendant pour vivre et uni pour gagner.”
Une entreprise, c’est cela : si vous vous entourez de personnes qui sont dans l’incapacité de vivre seules, vous faites des gens assignés et ça, c’est dangereux.
Avez-vous adapté vos méthodes de recrutement en fonction de votre expérience et de vos connaissances ?
Déjà, je recrute toujours des gens qui ont plus de diplômes que moi. Un directeur financier sait jongler avec les chiffres. Moi pas. Et puis, quand je regarde le bas du CV, les activités sportives, sociales, littéraires : cela me donne des éléments pour deux questions qui me semblent essentielles : “Pourquoi voulez-vous travailler pour moi ?” et “Où vous voyez-vous dans deux ans ?” Je ne veux pas annihiler l’ambition des collaborateurs. J’ai besoin de créer un lien de confiance.
L’idée est la suivante : “Qu’est-ce que tu peux faire pour moi, dans le cadre de tes compétences et de la mission qui t’est donnée dans l’entreprise. En échange de quoi je te rémunère. Et si tu as besoin, je te donne un coup de main pour ton projet personnel.”
Vous incitez les individus à être clairs avec eux-mêmes. Votre méthode peut mettre à l’aise mais peut gêner aussi… Mais l’entreprise met mal à l’aise…
Ce n’est pas l’endroit le plus sympathique du monde, surtout dans les grandes tempêtes. Le management et la qualité de vie au travail, c’est du quotidien. Le simple fait de considérer que des gens vont vous donner du temps et des compétences et qu’en échange vous allez les payer, cela ne suffit pas, vous n’éviterez pas le seuil de frustration.
À un moment donné, la personne va prendre l’habitude de ce qu’on lui demande de faire, elle va le faire de plus en plus vite et va rapidement considérer n’être pas assez payée pour tout ce qu’elle sait faire. Il faut lui donner l’envie de monter en compétences pour que le seuil de frustration ne soit pas atteint entre elle-même et sa rémunération.
J’ai trop vu de conflits nés de l’amertume de la non-évaluation de ses collaborateurs. C’est pour cela qu’au sein de mes entreprises, j’ai mis en place un one-to-one, tous les deux mois. Les managers voient leur N-1, à dossiers ouverts : “Où en es-tu dans ton projet, ta motivation, voici l’évaluation de ta mission confiée…” Ce lien doit être entretenu, sinon la frustration gagne les individus et les pressions excessives peuvent survenir.
Avez-vous connu de la frustration ? Cette expérience vous a-t-elle poussé à devenir le manager que vous auriez aimé avoir à l’époque ?
Je vais être très honnête avec vous, ce qui m’a appris à manager mieux, c’est d’être resté éducateur spécialisé durant plus de vingt ans. Car dans mon rôle d’éducateur et de professeur de judo, je n’étais confronté qu’à des gens compliqués à manager.
Et quand je suis arrivé dans le monde de l’entreprise, je ne rencontrais que des gens qui pensaient être surcompétents, mais je leur trouvais beaucoup plus de fragilités. J’ai donc amené plus d’écoute et d’observation pour créer un lien de confiance et réduire les pressions excessives.
Vous parlez beaucoup de “pression excessive” : y a-t-il une bonne pression ?
Oui, il y a une bonne pression, celle de la présence, d’être en phase avec la mission, de vouloir monter en compétences et de se sentir bien. La pression excessive, c’est la mécanique de la bouilloire. Vous la remplissez d’eau et vous bouchez tous les trous : à un moment donné, cela explosera et provoquera des dégâts collatéraux.
Les managements en pression sont dangereux. D’autant plus que cela trahit des ambitions d’entreprise trop démesurées. Considérer que si la société fonctionne mal, c’est la faute des collaborateurs n’est pas la solution.
Quand vous devez vous séparer d’un collaborateur, considérez-vous que c’est un échec de votre méthode de management basée sur la transparence ?
Non, car un contrat de travail n’est pas un contrat de mariage. J’ai considérablement réduit mon turn-over quand j’ai mis mes collaborateurs en face de leur mission et de leurs ambitions. Cela a amélioré les choses. Le monde de l’entreprise est un milieu trop clos pour se mentir. La supercherie se découvre très vite.
Évidemment, le collectif a une réelle signification au sein de la cuisine d’un restaurant. À celles et ceux qui ne connaissent pas ce monde, comment pourriez-vous en définir le fonctionnement ?
L’idée est d’associer des compétences techniques à des réalités opérationnelles en un temps record. Quand, en vingt-cinq minutes, une équipe doit honorer quarante bons de commande, ce collectif doit être en ordre de bataille.
Si quelque chose déraille, c’est catastrophique et empirique. Car le client ne sera pas content, la notoriété de la maison s’effondrera. La mise en place de la notion de service doit être réglée au millimètre.
Il faut mettre en place, en cas de problème, un management dégradé. Si un numéro un est défaillant, un numéro deux doit être prêt pour que le client ne s’aperçoive de rien. Il n’y a pas de place au hasard dans une équipe. Il faut être des artisans avec une rigueur d’industriels.
Qu’est-ce qui peut miner une entreprise aujourd’hui et qui peut être facteur de mal-être ?
Depuis quelques années, nous avons perdu le sens de la courtoisie, de la parole donnée et de l’honneur, dire les choses et faire ce que l’on dit.
En cette période extrêmement instable, le chef est un repère. Or, peut-il lui-même manquer de repères et montrer ses fragilités ?
Ceux qui n’ont pas peur sont des mythomanes ou des fous. Le chef est un solitaire, un angle droit. Il doit exprimer ses doutes et ses peurs. Mais ce qui m’intéresse dans votre question, c’est le mot “repère”, dans lequel j’entends “re-père”.
Vous êtes à l’aise avec cette interprétation psychanalytique ?
Bien sûr. Le manager est un phare, il doit éclairer et forcer le mouvement. Un général vendéen disait : “Si j’avance, suivez-moi, si je recule, tuez-moi, et si je meurs, vengez-moi.” La confiance dans le repère est essentielle au moment de l’action. Et, en tant que manager, vous devez agir, sinon personne ne vous suivra.
Voir aussi : Le Grand Entretien : Alexandre Ricard, président directeur général du groupe PERNOD-RICARD