Le Grand Entretien: Denis Machuel, Directeur général de Sodexo

La crise sanitaire et la généralisation du télétravail modifient-elles l’implication et la présence de Sodexo dans les entreprises ?

L’année qui vient de s’écouler a changé la donne dans le monde du travail. Cette nouvelle situation est un bouleversement et une opportunité pour Sodexo, groupe présent dans le secteur public – hôpitaux, écoles ou maisons de retraite – comme dans les entreprises privées. Aujourd’hui, nous accélérons notre transformation de deux manières pour répondre aux consommateurs qui privilégient la flexibilité.

Tout d’abord, le « anyfood, anytime, anywhere » se renforce, puisque nombre d’entreprises se posent aujourd’hui la question de l’accompagnement de leurs salariés quand ils sont chez eux. Comment garantir le bien-être dans cette vie partagée entre domicile et bureau ? C’est là que la puissance de frappe de Sodexo va être mise en évidence. Aujourd’hui, nous sommes capables de proposer à un même collaborateur une offre de restauration sur place lorsqu’il est au bureau, et une offre de livraison de repas ou de carte restaurant lorsqu’il est en télétravail. Depuis le début de la crise, et avec l’essor du télétravail, cette offre intégrée séduit de plus en plus ceux de nos clients qui veulent améliorer la qualité de vie de leurs collaborateurs.

La deuxième tendance, c’est l’accélération de la transformation des espaces de travail. Aujourd’hui, 80 % de nos clients voient leur bureau comme un lieu pour nourrir la culture d’entreprise. Cet espace doit muter pour devenir un endroit de partage et de convivialité, et ce malgré les restrictions sanitaires. C’est l’objet de l’initiative Rise With Sodexo, que nos équipes ont développée au plus fort de la crise sanitaire avec un objectif : celui d’aider nos clients à rebondir et à se relancer en leur offrant une palette de services essentiels. Il s’agit, entre autres, d’assurer la sécurité sanitaire grâce à des services sans contact, à des protocoles de désinfection des surfaces de travail, des boutons d’ascenseur, des poignées de porte…

À la fin de 2020, Sodexo a annoncé un projet de plan de sauvegarde de l’emploi « qui impliquerait la suppression nette de 2 083 postes », soit près de 7 % de ses effectifs en France, « en majorité dans le segment services aux entreprises ». Vous êtes le premier employeur privé français dans le monde. C’est une lourde responsabilité ?

Oui, c’est une grande responsabilité pour un groupe qui possède des valeurs fortes. Cette décision a été prise au regard des changements structurels des entreprises, avec l’avènement du télétravail, qui impacte une partie de notre activité sur sites de façon durable. De même, dans la mesure où certains pays ne possèdent pas de mécanisme d’activité partielle comme c’est le cas en Europe, nous avons dû malheureusement ajuster nos effectifs. Cette décision n’a pas été facile à prendre. C’est pour cela que nous avons mis en place un programme de soutien de nos salariés, à hauteur de 30 millions d’euros, grâce à la contribution des principaux dirigeants de l’entreprise. Cela nous a permis d’accompagner les collaborateurs quittant nos structures, ainsi aux États-Unis, où leur couverture sociale a été maintenue, ou au Brésil, où des bons de nourriture et des bons d’achat ont été distribués.

Y a-t-il des mobilités internes ?

Absolument. Notre volonté première est de limiter autant que possible l’impact de ce plan sur l’emploi. Nous travaillons beaucoup aux reclassements des hommes et des femmes de Sodexo, grâce à un mécanisme de formation et de reconversion. Près de 850 postes ont été ouverts en France afin de faciliter le transfert interne de nos employés du segment des entreprises qui étaient impactées vers les hôpitaux ou les maisons de retraite qui ont besoin de main-d’œuvre. Nous avons souhaité également favoriser les mobilités externes : nous sommes en contact étroit avec d’autres entreprises qui recrutent des salariés, comme Korian, pour développer des passerelles qualifiantes afin que nos collaborateurs retrouvent un emploi.

La crise révèle-t-elle les qualités et les failles d’un groupe ?

Cette crise nous permet d’aller chercher profondément nos forces. Nous possédons trois valeurs fondamentales : l’esprit d’équipe, l’esprit de service et l’esprit de progrès. L’esprit de service nous indique la voie à suivre : quoi qu’il arrive, nous continuerons de servir nos clients, en Asie, en Europe et ailleurs. Nous n’avons jamais interrompu notre activité et avons eu à cœur de soutenir nos clients et nos consommateurs, en gardant des crèches ouvertes en France pour accueillir les enfants des personnels soignants, ou encore en adaptant nos services en Asie pour que nos grands clients pharmaceutiques puissent poursuivre leurs activités dans des conditions de sécurité maximales. Je tiens à remercier encore nos équipes qui font preuve d’une grande agilité dans un contexte instable. Par exemple, aux États-Unis, nous avons aidé à rouvrir un hôpital fermé, hors service, le St. Vincent’s Hospital, qui est devenu le Los Angeles Surge Hospital, dédié uniquement à la Covid, et ce en moins de quinze jours !

Sodexo réalise régulièrement des enquêtes d’engagement auprès de ses collaborateurs.

L’écoute des collaborateurs est fondamental dans un groupe de 420 000 personnes, où l’humain est la principale richesse. Pour cette raison, nous organisons régulièrement des enquêtes d’engagement depuis de nombreuses années. En 2020, au plus fort de la crise, nous avons voulu prendre le pouls des équipes avec plusieurs sondages éclair pour recueillir l’avis et l’état d’esprit des collaborateurs. En est ressorti un mélange de fierté et d’anxiété. En parallèle, une enquête d’engagement a effectivement été réalisée à la rentrée. Résultat : le taux d’engagement a atteint 80 % et nos salariés sont formidablement investis dans leur mission. Nos métiers sont essentiels, ce que la crise a clairement démontré. Lors du premier confinement, quand nous applaudissions les gens, le soir, aux fenêtres, nous pensions, chez Sodexo, non seulement aux soignants des hôpitaux mais aussi à nos collègues, aux femmes et aux hommes qui étaient sur le pont, contre vents et marées, pour servir les clients dans les entreprises ouvertes, pour nettoyer les chambres de patients atteints de la Covid dans les hôpitaux, pour prendre soin des personnes âgées dans les Ehpad ou à domicile.

Quelles sont les perspectives en matière de qualité de vie au travail pour les prochaines années et décennies ?

C’est en prenant soin des gens que l’on contribuera à ce qu’ils améliorent leurs performances. Leurs univers physiques et digitaux doivent être optimaux. Chez Sodexo, notre façon d’envisager la qualité de vie au travail se fait dans deux domaines. Tout d’abord à travers les moments de restauration, qui sont des moments qualitatifs. Et un sujet est essentiel : la qualité des produits que nous proposons. Les consommateurs veulent plus de local, plus de bio, plus de produits certifiés et labellisés. C’est pour cela que nous investissons dans la pêche durable, depuis plus de vingt ans, et que nous menons des travaux sur l’huile de palme durable depuis dix ans. Autre sujet : la réinvention des espaces de vie et de travail. Le travail traditionnel est déstructuré. On voit bien que les visioconférences ont une vraie utilité pour certains sujets et moins pour d’autres. Quand vous êtes en réunion de créativité, le côté transactionnel d’une visio est pénalisant. En revanche, une business review se fait très bien à distance. Cette réappropriation des espaces participe du bien-être des salariés. Enfin, la sécurité sanitaire restera critique dans les prochaines années. Notre expertise dans les domaines de la désinfection des lieux, du nettoyage, des protocoles à mettre en place dans les espaces de vie commune sera donc essentielle.

Vous proposez un outil d’aménagement de l’espace de travail, nommé Wx. L’idée est d’améliorer l’expérience du collaborateur, pouvez-vous nous en dire plus ?

Aujourd’hui, ce n’est plus le collaborateur qui s’insère dans le cadre de l’entreprise, c’est cette dernière qui doit s’adapter à lui. Notre objectif est de comprendre les aspirations de chacun pour que chacun ressente cette qualité de vie au travail. La société doit réfléchir aux parcours individuels des collaborateurs, de chez eux à leur bureau, en passant par leurs interactions avec leurs collègues. En effet, l’expérience collaborateur démarre déjà à la maison, par exemple avec Klaxit, pour proposer du covoiturage, ou encore avec l’élargissement des choix de restauration, grâce à la carte restaurant ou à la livraison de repas, qui peut se faire à domicile. Sur site, avec Wx, nous accompagnons également nos clients dans la conception des espaces de travail et dans la gestion de ceux-ci au quotidien, par exemple pour créer des espaces de convivialité ou pour permettre de géolocaliser par des capteurs les collègues dans des espaces de flex office. Grâce au digital, on peut réserver des salles de réunion, des espaces, mais aussi optimiser l’occupation des lieux. Vous le voyez, grâce à l’ensemble des solutions que nous proposons, nous favorisons des environnements beaucoup plus fluides, adaptés aux nouvelles attentes des consommateurs.

Activité de conciergerie, garde d’enfants, support pour les aidants familiaux : l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle est-il recherché aujourd’hui plus qu’hier ?

La crise et le développement du télétravail ont effacé les frontières entre vie professionnelle et vie personnelle. Notre ambition est de restaurer un sentiment de normalité en favorisant le bien-être et en minimisant la charge mentale. C’est pourquoi nous avons mis en place des cellules d’accompagnement et adapté notre conciergerie Circles, avec l’offre Be Connected, qui vise à maintenir la cohésion des équipes à distance tout en contribuant à leur performance. Notre marque Liveli est un autre exemple : nous proposons aux parents d’accéder à une crèche différente de leur crèche habituelle si cela leur convient mieux dans le contexte actuel de télétravail.

S’agissant des sujets de diversité et d’inclusion : comment cette politique est-elle menée équitablement dans tous les pays où vous êtes présents ?

La diversité et l’inclusion sont vecteurs de performance et d’engagement des équipes. Nous avons toujours été sensibles à l’harmonisation des différentes pratiques que nous mettons en œuvre auprès de nos salariés. Aujourd’hui, nous avons un certain nombre de standards que nous mettons en place grâce au concours des ressources humaines locales. Nos engagements en matière de diversité et d’inclusion sont, par exemple, déclinés dans tous les pays. Pour ce faire, nous nous appuyons notamment sur le réseau SoTogether, un conseil consultatif dédié, pour assurer un meilleur équilibre entre les genres à tous les niveaux de l’organisation. Lancé en 2009, il rassemble 35 dirigeants, femmes et hommes, de 15 nationalités différentes. Des actions de formation ou de mentorat se mettent ainsi en place à tous les niveaux de l’organisation, à travers 21 réseaux mixtes dans le monde. Nous avons également des leads régionaux et des ambassadeurs dans les pays pour travailler avec nos clients et faire respecter nos politiques ou mener des actions de sensibilisation sur le terrain. À titre d’exemple, nous avons un protocole d’« accueil et de reconnaissance » en Australie et une communauté d’« ambassadeurs inclusion » aux États-Unis : leur mission est de donner une voix aux collaborateurs sur site, de promouvoir des opportunités et un travail constructif, en collaboration avec les DRH de nos clients.

Sophie Bellon, présidente du Conseil d’administration de Sodexo, décrit ainsi la mission du groupe : « Améliorer la qualité de vie des personnes que nous servons tout en contribuant au développement économique, social et environnemental des villes, régions et pays où nous opérons. C’est mon père, Pierre Bellon, qui l’a inscrite dans nos gènes il y a cinquante ans, et nous n’avons pas eu besoin de la loi Pacte pour nous interroger sur notre “raison d’être”. » Avez-vous néanmoins une raison d’être inscrite dans vos statuts ?

Depuis plus de cinquante ans, la mission de Sodexo est double : améliorer la qualité de vie des personnes que nous servons et celle de nos collaborateurs, et contribuer au développement économique, social et environnemental des territoires sur lesquels nous opérons. Cette colonne vertébrale pourrait nous dispenser de détailler une raison d’être, de manière juridique. Nos collaborateurs connaissent le sens et la direction de leur travail. Cela dit, la crise nous a encouragés à moderniser notre raison d’être. C’est un travail mené par Sophie Bellon, le conseil d’administration et le comité exécutif. Nous nous inscrirons ainsi dans la continuité de notre mission.

Allez-vous inclure cette raison d’être redéfinie dans vos statuts ?

C’est une possibilité. Mais ce qui fait la réalité de cette raison d’être, c’est la conscience et la fierté des collaborateurs. En 1968, l’entreprise avait deux ans, et Pierre Bellon, alors président du Centre des jeunes dirigeants, avait déclaré : « L’entreprise n’est pas l’entreprise, elle est la communauté de ses salariés, de ses clients, de ses actionnaires. » C’était la loi Pacte avant l’heure. Cette empreinte de notre fondateur est toujours présente. Ce qui insuffle de l’énergie à nos salariés, c’est le fait de donner le meilleur d’eux-mêmes, dans la profonde compréhension de notre mission.

Quelle est votre raison d’être personnelle ?

Permettez-moi de répondre par un chiffre : 24 % des salariés français de Sodexo sont issus de quartiers prioritaires de la ville, notre politique d’insertion et de diversité est importante et participe au développement des communautés dans lesquelles nous intervenons. C’est un exemple parmi d’autres : j’ai la chance de diriger une entreprise nourrie d’âme et de sens, qui impacte positivement de plus en plus de gens, des collaborateurs aux clients.