Le Grand Entretien : Sébastien Bazin, PDG du groupe ACCOR

En cet été de reprise, quel est votre bilan ?

Au sein d’Accor, j’ai découvert des personnes formidables. La crise a révélé certaines personnalités. En bien et en moins bien. Certains ont eu des difficultés à gérer le rythme et l’anxiété. D’autres ont développé un esprit d’initiative, une émulation, de la créativité, de la force. Cela a été un moment d’expression des valeurs de ce groupe, ancrées depuis plus de cinquante ans.

Vous disiez craindre un changement de comportement de la part de vos collaborateurs : maintenant que la reprise est là, cette crainte était-elle justifiée ?

On est entrés tous ensemble, au même moment, dans un mélange de doutes, de craintes, devant une absence totale de clientèle et ce, sur tous les territoires, avec la même détresse. Les collaborateurs avaient besoin de deux choses : se rassurer auprès de leurs proches et s’investir auprès des autres. Je n’avais pas mesuré l’importance de l’individu au sein du collectif. J’ai été bluffé par de nombreuses personnes dans ce groupe. Certains n’étaient pas des directeurs, ni des chefs de service, et ils se sont révélés extrêmement présents. Que ce soit au Chili, en Russie, en Nouvelle-Zélande…

Un fonds a été alloué aux salariés, nommés heartists[1]. Quelle était la nature de ce soutien ?

Laissez-moi vous raconter comment les choses se sont passées. J’étais assis ici, dans ce même bureau de la tour Sequana, un jour de la fin mars 2020. Cette journée fut incroyable. Le matin, je reçois des d’informations d’Asie, et en moins de deux heures on s’est aperçu que toute l’Europe du Nord allait être impactée, que personne ne pouvait stopper cette première vague, que tous les gouvernements allaient prendre des mesures de confinement. Ce jour-là, il a fallu envoyer un e-mail à tous mes patrons de pays pour leur dire de fermer les hôtels dans les huit jours. À ce moment-là, on réfléchit un instant, parce qu’on se rend compte que cette décision que vous prenez, confortablement assis, à Paris, va avoir une implication personnelle sur 280 000 collaborateurs. Car, dans le monde, un tiers de nos collaborateurs sont payés à la semaine, et non au mois. Donc, 40 % de nos collaborateurs n’auraient plus de salaire, ni d’allocation, ni d’aides de leurs États. Cette décision avait donc trois conséquences : je ne savais pas s’ils auraient assez de ressources pour nourrir leur famille, je ne savais pas s’ils allaient être touchés par la maladie ni s’ils auraient les moyens d’accéder à l’hôpital.

L’après-midi de cette même journée, le conseil d’administration du groupe se réunissait de manière virtuelle. On devait approuver le versement du dividende de l’année précédente : 280 millions d’euros, confirmés trois semaines auparavant. Pendant que je prenais des décisions susceptibles de bouleverser la vie des 280 000 collaborateurs, je me disais qu’il était impensable de confirmer le versement de ces dividendes. On a donc proposé au CA et aux actionnaires du groupe de ne pas procéder à cette opération et de disposer de 25 % de ce qui devait être versé pour les heartists. Puisqu’on avait de l’argent de côté et que nous avions un programme de fidélité se nommant ALL, on a appelé ce fonds de soutien d’urgence ALL Heartists. Aujourd’hui, ce sont 90 000 personnes qui ont pu en bénéficier à travers le monde. Trente millions d’euros ont été déployés, c’est-à-dire 350 euros par personne. Dans certains pays, ce genre d’aide est gigantesque.

Dans l’hôtellerie, la restauration, certains collaborateurs, particulièrement en Europe de l’Ouest, ont pu profiter de leurs soirées, de leurs week-ends pendant les confinements : comment et pourquoi les gens sont-ils revenus au travail ?

Ils ne sont pas revenus si bien que cela. Près de 20 % des effectifs des sièges du groupe nous ont quittés ces douze derniers mois. Une personne sur cinq dans le monde a probablement quitté volontairement Accor mais aussi l’industrie hôtelière. En France, ce sont par exemple entre 20 et 25 % des cuisiniers, maîtres d’hôtels, serveurs, chefs barmen, assistants réceptionnistes qui ne reviennent pas pour l’instant, parce qu’ils ont mesuré le prix de leurs sacrifices depuis des années. Ils ont retrouvé le goût des soirées en famille, des week-ends avec les amis. Pour beaucoup d’entre eux, soit ils ont envie de changer de vie, de changer de métier, soit ils ont mis de l’argent de côté donc ils se laissent vivre pendant quelque temps, soit ils ont envie que les conditions salariales ne soient pas les mêmes, que les horaires imposés ne soient pas les mêmes.

Dans ce cas-là, qu’est-ce qu’on se dit quand on est à votre place ? « Quoi qu’il arrive je trouverai toujours des gens qui auront besoin de travailler » ou « je vais revaloriser au mieux ces tâches dites pénibles » ?

Chaque fois que je me pose une question, je commence par le diagnostic : quels sont les faits qui s’imposent à moi ? Les gens qui veulent changer de métier, c’est respectable, les gens qui ne veulent plus de métier sacrificiel, c’est entendable, les gens qui souhaitent être mieux rémunérés, mieux identifiés, je les comprends aussi. Je n’ai aucune aigreur face à ces raisonnements. Ce qui me pousse à réfléchir à ce que nous avons manqué auprès d’eux depuis des années. Et je pense à ceux qui restent. Est-ce que, eux aussi, peuvent se remettre en question et accepter de faire des nuitées alors qu’ils n’en faisaient plus depuis cinq ans, de manière à pouvoir assurer cette meilleure flexibilité recherchée ? Et puis moi, en tant que PDG, je me pose plusieurs questions : dois-je me tourner vers des gens moins formés et donc les former, dois-je trouver des gens de l’étranger en soif de travail, dois-je tendre la main différemment à ceux qui veulent revenir ? Cependant, la solution unique consistant à augmenter les salaires n’est pas viable. Il faut prendre la problématique dans un ensemble plus large. Notre industrie n’est pas suffisamment riche. Elle est trop fragile pour pouvoir payer davantage des dizaines de milliers de collaborateurs.

Quel autre type de valorisation alors ?

Probablement la mobilité, la formation. Une personne acceptera un certain nombre de sacrifices si cela ne dure que trois ans, si elle grandit au cœur de l’organisation. Quand j’étais jeune, j’ai accepté un certain nombre de contraintes pour durer et évoluer en entreprise.

Certains de vos collaborateurs vont-ils avoir besoin de plus d’autonomie, d’une personnalisation de leur mission chez Accor ?

Sans aucun doute, ils ont besoin d’être reconnus. Beaucoup de personnes ont pu démontrer leurs capacités de création et leur richesse imaginative. J’aurais dû me rendre compte de tout ce potentiel plus tôt. Il est de notre devoir d’identifier les collaborateurs qui ont envie d’avoir un destin chez nous, d’en parler avec eux, de les remercier. Vous devez leur donner plus d’agilité, de pouvoir, de facilité. Depuis le début de la crise nous avons réfléchi à l’organisation du groupe depuis cinquante ans, nous avons identifié tous nos chantiers en cours, on a appelé cela les « 7 000 tâches ». On s’est posé la question sur chaque mission : est-elle nécessaire ? Est-elle bien rémunérée, est-elle faite par les bonnes personnes, dans la bonne géographie, pour quelle rentabilité ? En faisant cela, nous avons supprimé quasi un tiers de ces missions qui, effectivement, n’étaient pas très utiles. Et nous en avons conclu que, pour redonner plus d’agilité à notre entreprise, nous devions redonner le pouvoir au terrain. Nous avons enlevé un échelon hiérarchique, celui des régions.

Parlez-nous de cette nouvelle autonomie des régions…

Cent pour cent du chiffre d’affaires du groupe sont entre les mains de 5 200 directeurs et directrice d’hôtels Accor. Moi, je ne fais que dépenser leur argent. Ce sont les personnes les plus importantes du groupe. Je dois donc leur donner « les clés du camion », comme on dit. Ils connaissent leur métier par cœur, ils connaissent leurs collaborateurs, ce sont eux qui les ont embauchés. Ils ont un lien privilégié avec leurs fournisseurs. C’est donc à eux de prendre toutes les décisions. Auparavant, nous avions trop de Français, parisiens pour la plupart, qu’on envoyait dans trop de régions, alors qu’ils n’étaient pas les plus compétents. Aujourd’hui, 99 % des décideurs locaux sont issus des régions en question. Cela change tout. L’hôtellerie est un métier passionnant. Chaque jour, vous devez faire face à deux ou trois imprévus. C’est une profession très motivante, concrète, dans l’instant présent. Vous ne pouvez pas faire autrement que d’être dans cette sensibilité-là.

De nouvelles perspectives vont-elles être ouvertes au sujet de l’équilibre vie personnelle-vie professionnelle ?

Avant j’étais obtus, je pensais que le télétravail était une échappatoire. Cela s’est révélé inexact. Les gens restent présents et ponctuels. Ce besoin d’avoir une meilleure qualité de vie et de disposer de temps, d’avoir une empreinte carbone moindre, il faut l’entendre. Et en plus, ce n’est pas au détriment de la société. Chaque industrie réagit différemment. Les banques et les assurances souhaitent que les collaborateurs reviennent en permanence sur site. D’autres, comme Google, acceptent 100 % de télétravail. Chez Accor, nous avons décidé d’autoriser nos collaborateurs à télétravailler douze jours par mois, soit trois jours par semaine. Ces jours doivent être définis avec le supérieur hiérarchique direct.

L’outil numérique vous permet aujourd’hui d’être en prise avec les attentes des collaborateurs, mais c’est un frein à vos activités liées au tourisme d’affaires…

La même cause produit des effets bénéfiques, d’un côté, et dévastateurs, de l’autre. Ce qui est fâcheux, c’est que nous risquons de perdre une partie de notre clientèle internationale, celle-là même qui partait de Singapour pour arriver à Seattle. Cette baisse de chiffre d’affaires atteindra à mon avis entre 5 et 10 % de nos ventes globales. C’est une perte importante, car ce tourisme d’affaires est extrêmement rémunérateur. Toutefois, dans cette optique de généralisation du télétravail, des salariés d’autres groupes pourront aller passer trois jours au Touquet et, donc, s’ils ont la gentillesse d’aller à l’hôtel, ils viendront chez moi le vendredi soir et le lundi soir. Autre point positif : des centaines de milliers de télétravailleurs vont avoir besoin de travailler ailleurs que chez eux. À ce moment-là, les bars, restaurants, musées et hôtels vont être des réceptacles parfaits pour ceux qui souhaitent trouver un point d’ancrage à dix minutes de leur domicile, pour travailler efficacement et en sociabilité.

Peu d’endroits sont ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre : il y a les hôpitaux, les commissariats de police et les hôtels. Aucun doute que les 5 200 établissements Accor dans le monde seront une des offres les mieux appréciées. Mais elles ne seront pas les seules. Nous réfléchissons beaucoup aux outils technologiques, qui permettent de réaliser cette interface entre une offre d’hébergement et le besoin d’un lieu pour travailler. Je vous avoue que cette attente-là m’enthousiasme beaucoup. Notre métier est de recevoir les gens, et je pressens qu’il faut travailler avec la dimension de proximité.

Vous souhaitez « faire entrer l’hôtel dans les quartiers » ?

Depuis cinquante ans, nous autres hôteliers avons été aveugles, nous nous sommes toujours adressés aux clients qui « venaient de loin », alors que nous étions dans la même avenue que le fleuriste, le droguiste et le boulanger… Jamais nous n’avons proposé une offre locale, alors qu’elle s’adresse à 5 milliards de la population mondiale. D’autres ont réussi avant nous, et c’est pour cela que nous sommes rentrés dans le lifestyle. Pourquoi les lieux d’accueil tels que Mama Shelter marchent-ils très bien ? Parce que 50 % de leur activité est faite avec les gens du quartier… Parce qu’ils ont réussi, à travers une offre de restauration et de bars, à maintenir une fréquentation entre 8 heures et 2 heures du matin. Les touristes et les locaux se rencontrent en ces lieux : c’est le début d’une transformation de l’industrie hôtelière.

Cette tendance à l’« extra-local » sera-t-elle pérenne ?

Je ne sais pas, en tout cas elle vaut le coup qu’on s’y intéresse. Dans les pays matures, comme en Europe, à la différence des pays en voie de développement où l’offre est encore standardisée, la recherche de bien-être, de rencontres, le besoin de se ressourcer sont multipliés par quatre ou cinq, c’est une évidence.

Pour accompagner les transformations du groupe, recherchez-vous des compétences particulières, de nouveaux talents ?

De plus en plus. Nous avons lancé un plan de sauvegarde de l’emploi dans tous les pays depuis plusieurs mois, et c’est très dur à expliquer. On n’est pas loin de faire partir 400 personnes en France, où pourtant nous allons embaucher le même nombre de gens. Des missions doivent être abandonnées, des personnes qui n’ont pas été suffisamment formées aussi. On a moins besoin de gens qui sont dans l’administration et on recherche des talents dans la data, l’intelligence artificielle. C’est pour cela que je m’en veux : on aurait dû former à ces nouvelles expertises ceux que nous faisons partir. Je ne sais pas s’ils l’auraient souhaité, s’ils en auraient été capables. Mais c’est très étonnant de laisser partir des collaborateurs et d’en engager autant juste après. Accor a évolué, auparavant c’était un groupe immobilier avec des propriétés d’hôtels. La location d’établissements a été cédée : on est passé d’une entreprise de biens à une entreprise de services. En termes d’ADN et de culture, les métiers ne sont pas les mêmes.

Les États vont-ils devoir légiférer sur le télétravail ?

Je ne pense pas que la législation soit utile. En revanche, il faut prendre en compte les nombreuses demandes de déplacement en région. Un Parisien qui souhaite s’installer à Bordeaux, cela ne doit pas remettre en question son salaire, quand bien même sa qualité de vie serait supérieure. Il sera là quand on aura besoin de lui. Qui devrait payer l’aller-retour ? Si c’est le choix du collaborateur, il faudra trouver un juste milieu…

Aussi, il n’y a aucun doute que les petites et grandes entreprises doivent accompagner leurs collaborateurs dans l’accessibilité à un certain nombre de lieux de travail, choisis en commun avec le salarié. Il faut que ces lieux respectent les valeurs de l’entreprise et que ce service soit gratuit pour le collaborateur. C’est ce que nous avons fait durant le second confinement, beaucoup de nos salariés ont travaillé dans les Wojo (voir l’interview de Stéphane Bensimon, PDG de Wojo, dans notre rubrique « Environnement ») près de chez eux : 40 % des 1 900 collaborateurs de Paris ont utilisé nos services de coworking à moins de quinze minutes de chez eux.

Allez-vous des accords avec d’autres grandes sociétés pour héberger leurs collaborateurs ?

Aucun doute. Ce sera mis en place. Nous discutons déjà de ce sujet avec plusieurs groupes.

En tant qu’homme, cette crise vous a-t-elle donné une nouvelle impulsion, a-t-elle justifié une implication personnelle plus soutenue de votre part ?

Vous savez, je viens tous les jours au bureau, je n’ai pas d’ordinateur, je n’ai jamais travaillé de chez moi, je ne le veux pas. En plus, c’est rassurant pour les hommes et les femmes du groupe : le gouvernail est au bureau. Je comprends et favorise le télétravail de mes collaborateurs car c’est efficace, et c’est leur qualité de vie qui en dépend. Mais, pour ma part, je ne ferai pas ce choix. Je me sens libre ainsi.

[1] Les collaborateurs du groupe sont appelés heartists, contraction de heart, « cœur » et de artist. Autrement dit, le travail est réalisé « avec la main et le cœur ».