Manager, un poste en désamour ?

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Travail hybride, charge de travail intensifiée, nécessité de faire émerger de nouveaux modes relationnels et de fonctionnement avec ses équipes… L’impact du Covid dans le monde de l’entreprise redessine en profondeur l’essence de la fonction managériale. Entre perte de repères et modèles à réinventer, ce statut si longtemps prisé semble aujourd’hui se chercher… comme rechercher ses adeptes.

Par Frédérique Jacquemin

Constat

En 2018, soit une petite année avant que le Covid vienne rebattre les cartes de nos fonctionnements sociétaux, une étude menée par la grande école de commerce Audencia Business School avançait que 79 % des Français ne souhaitaient pas endosser le rôle de manager[1]. Loin d’être isolée, l’enquête succédait à d’autres, dessinant en trame de fond une tendance bien prégnante, chez les générations millennials, X, Y et les autres, à fuir les fonctions managériales.

  • L’attrait d’un salaire revu à la hausse, se voir confier de nouvelles responsabilités ou gérer des équipes n’est plus perçu comme un graal, mais comme :
    • une source de stress (61 %)
    • une lourdeur administrative (56 %)
    • un manque de reconnaissance en interne (42 %).
  • Un point de bascule, quand la course effrénée au management s’est imposée durant de nombreuses années comme étant la norme en entreprise, qui s’est accentuée depuis l’ère Covid :
    • 7 salariés sur 10 affirment désormais tourner le dos aux fonctions de manager, quand ils sont tout autant à la considérer comme plus difficile que par le passé. Quant aux managers en poste, ils sont un tiers à regretter d’en occuper la fonction[2].

L’éloignement du lien de subordination

« Nous avons le même type de remontées de la part du terrain, dans tous les secteurs et émanant de toutes les générations, avance Gérard Mardiné, secrétaire général du syndicat de l’encadrement. Les réticences sont nombreuses quand il s’agit de s’engager dans un poste à responsabilités. Nos entreprises sont face à de réelles difficultés d’embauche et de fidélisation de leurs cadres, qu’elles essaient de combler de différentes façons, en instaurant des primes de cooptation, par exemple. » Selon l’ancien secrétaire national de la Fédération de la métallurgie, chargé de la protection sociale et de la QVT (2011-2016), la cause principale est à chercher du côté du sens donné au travail dans sa vie, que les périodes de confinement successives ont été des plus propices à soulever. Ce que confirme Matthieu Fouquet, secrétaire général et Partner RH du groupe Onepoint. « On assiste à une nouvelle distanciation par rapport au travail, un besoin d’avoir sa propre vie et des parcours individualisés. Les collaborateurs n’ont plus envie de se ranger dans une case unique de carrière et s’éloignent du lien de subordination. Ils ne veulent plus le voir s’exercer sur eux, ni l’exercer sur quelqu’un. » Un nouveau paradigme dont les contours se seraient en réalité dessinés bien avant l’intrusion du Covid dans nos sociétés, selon l’expert RH. « Depuis les années 2000 et l’accélération de la digitalisation, on assiste à un tsunami numérique qui brise les frontières en permettant de se transposer dans plusieurs types de proximités. D’où le besoin d’individualisation des profils. » Si ce dernier s’est accentué avec la généralisation du télétravail dans le cadre du Covid, ouvrant la possibilité de travailler « n’importe où » à distance, la crise financière de 2008, qui a hissé les entreprises de la tech et de l’information comme référentes au détriment des banques et des industries, constitue pour Matthieu Fouquet l’autre facteur venu accélérer le processus.

La fin de la rente statutaire au profit de l’expertise

Pour le partner RH de Onepoint, de l’individu qui s’adapte à l’entreprise, on serait ainsi passé à une entreprise protéiforme vouée à s’adapter à ses salariés. Une entité où le développement de l’expertise vient se substituer à la légendaire valorisation de la promotion verticale en guise de voie d’évolution de carrière. Ce modèle d’organisation, le groupe expert en transformation numérique des entreprises et des organisations – 97 % de fonctions cadres issues de la génération Y à son actif – l’a adopté depuis ses débuts, déployant un mode de fonctionnement en communautés, propice à la transversalité et au développement des synergies. De quoi permettre à Onepoint d’anticiper la tendance des travailleurs français au « désamour managérial ». « On assiste à la fin de la rente statutaire au profit de la rente d’expertise. Aujourd’hui, le travail s’envisage comme une multiplicité d’expériences, et plus forcément comme une activité à temps plein. L’avenir du travail sera marqué par la multi-activité », ponctue Matthieu Fouquet, s’appuyant sur l’étude prospective Onepoint-Kantar Public « Future of work : comment travaillera-t-on en 2035 ? », publiée en mars 2022. Selon les prévisions d’une vingtaine d’experts, un collaborateur combinera en moyenne 2,3 activités différentes chaque jour, avec des statuts multiples à l’horizon. Ces prévisions rejoignent ainsi l’avis de 93 % des Français sondés, qui estiment que les actifs changeront de nombreuses fois de métier au cours de leur carrière dans les années à venir – 20 % des 25-34 ans affirmant souhaiter franchir le pas dès maintenant, en écho au phénomène de « grande démission » observable aux États-Unis.

Faire de l’argent « for good »

En 2035, on ne travaillera donc plus comme avant. Les profils multi-actifs et la multi-formation seront légion pour répondre à l’apparition de nouveaux métiers. Sept Français sur 10 pensent d’ailleurs que les métiers exercés demain seront principalement des métiers encore inexistants. Une opinion une nouvelle fois confirmée par l’enquête Onepoint-Kantar Public, qui prédit l’émergence probable de pas moins de 606 991 nouvelles professions d’ici à 2035. Ainsi, 60 % des métiers actuels seraient voués à disparaître, quand les 40 % qui subsisteraient seraient ceux qui comportent un impact humain et immédiat. « Jusqu’à la rupture, l’alpha et l’oméga de l’entreprise, c’était de faire du profit. Si l’alpha reste inchangé, l’oméga, lui, a évolué. Il repose sur le rôle de l’entreprise dans la société au travers de valeurs humaines, solidaires, de la responsabilité sociale et environnementale. Le rôle de l’entreprise, à présent, c’est du faire de l’argent for good, au travers d’un leadership expérimenté plutôt que du management », conclut Matthieu Fouquet. Des propos qui entrent en résonance avec l’analyse de Gérard Mardiné. « Ce que les salariés comme les cadres recherchent, ce n’est pas le partage des bénéfices mais bien celui de la valeur. La promesse “du monde d’après-Covid” n’est pas au rendez-vous. Si elles veulent garder ou attirer leurs cadres, les entreprises doivent apprendre à remettre de l’humain dans leur approche et retrouver le sens du long terme. Notamment en prenant conscience qu’elles doivent répondre à des enjeux sociaux et environnements auxquels les nouvelles générations sont très attachées. On a tous entendu le discours des étudiants de Polytechnique lors de la remise de leur diplôme. » Une prise de conscience nécessaire « pour parvenir à s’entourer de profils compétents et ne pas devoir faire face à la désertification des talents », pour Matthieu Fouquet. « Le risque étant de s’appuyer sur moins de collaborateurs, un manque de ressources et donc de résultats », conclut Gérard Mardiné.

84 % des managers souhaitent continuer à manager, selon l’Apec

Selon une étude de l’Apec du 10 octobre 2022[3], 84 % des cadres managers souhaitent le rester, et pour 63 % des cadres non managers de moins de 35 ans, la fonction est encore une aspiration. Si les sondés affirment devoir demeurer « des experts métier reconnus, tout en devenant des professionnels du management dotés de nombreux soft skills », ils disent manquer de temps et éprouver des difficultés à concilier performance et bien-être de leurs équipes en quête de collectif et de reconnaissance de leur travail (42 %). Ils expriment ainsi des attentes fortes en matière de formations susceptibles de les aider dans cette période d’importantes transformations post-Covid. Pour Pierre Lambin, chargé des études au sein de l’agence, si le désamour pour les fonctions managériales ne semble pas être au goût du jour, « c’est un signal d’alarme. Ce besoin d’accompagnement doit être entendu par les entreprises, 4 managers sur 10 seulement bénéficiant de formation ». D’autant que, le 6 octobre dernier, l’Apec publiait une autre étude portant sur les démissions précoces de cadres[4] « qui compliquent des recrutements

 

[1] Enquête BVA pour la chaire innovations managériales d’Audencia Business School.

[2] Sondage Empreinte humaine & Opinion Way réalisé auprès de 2 016 salariés français, du 20 au 30 juin 2022.

[3] Pratiques managériales 2022 : davantage d’attention portée au collectif et à la qualité de vie au travail. Résultat de deux enquêtes en ligne (échantillon de 800 cadres et de 1 000 cadres managers) et de l’exploitation de l’enquête Emploi 2020 de l’Insee.

[4] Résultats de l’enquête annuelle sur la mobilité des cadres, menée du 7 février au 8 mars 2022 auprès de 3 100 cadres et d’un baromètre mensuel, mené en juillet 2022 auprès de 1 000 cadres en poste dans le secteur privé.