L’entreprise sur le divan : la parole autour du feu
Des événements en apparence anodins, aux yeux de certains dirigeants, peuvent affecter une organisation pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Ils ont l’effet dévastateur d’un explosif et, pourtant, ne font pas de bruit. Ils ébranlent d’innombrables sensibilités et d’innombrables intelligences, mais personne n’ose en parler ! La peur qu’ils engendrent préfère le silence à la vérité. En fait, c’est ce silence et cette peur qui minent la vie organisationnelle.
Au cours d’une réunion à laquelle j’assistais, il y a quelques années, un événement de cette nature a paralysé toute une équipe de direction. Il s’agissait d’une intervention ou, plutôt, d’une non-intervention de la part du PDG de l’entreprise où cette réunion avait lieu.
Après avoir présenté l’ordre du jour, il a demandé si quelqu’un, parmi les personnes présentes, avait quelque chose à ajouter. L’une d’elles a timidement levé la main. Elle était visiblement émue. La gorge serrée par l’émotion, elle a dit : « Je voudrais informer mes collègues qu’un de nos confrères est décédé subitement la nuit dernière. » Un murmure a parcouru l’assistance. Tous et toutes cherchaient dans d’autres regards une information supplémentaire, une explication, quelque chose qui apaiserait leur désarroi. Le PDG, surpris, paraissant confronté à une tension qui bouleversait ses plans, a réagi ainsi : « Tu voulais nous informer, c’est fait. On peut maintenant commencer la réunion ; premier point à l’ordre du jour ! » L’air de la pièce avait tout à coup la température de la glace. Les visages exprimaient la confusion, la tristesse ou la colère. Des blessures ouvertes cherchaient des soins. C’était peine perdue, elles étaient confrontées à l’indifférence et au déni. Le décès d’un collaborateur n’est jamais anodin, évidemment. Mais le silence imposé à son sujet peut laisser croire que les réactions qu’il provoque n’ont pas autant d’importance que « les affaires ». Qu’il appartient à chacune et à chacun de gérer personnellement son bouleversement. L’interdiction d’en parler sous-entend que l’espace de travail n’est pas un lieu approprié pour accueillir des émotions, qu’on n’est pas « outillé » pour recevoir la douleur humaine et la traiter.
Bien sûr l’entreprise n’est pas un cabinet de psychothérapeute mais il est bon de se rappeler que la psychothérapie existait bien avant l’arrivée des psychothérapeutes sur la planète. La psychothérapie, pendant des millénaires, a pris la forme de l’écoute. On échangeait autour d’un feu, d’un repas, ou ailleurs. À travers des temps d’arrêt collectifs, on offrait à la parole l’occasion de circuler. On se rassurait quant à la « normalité » de ce que toutes et tous éprouvaient. On sacralisait le réconfort. Où en est-on aujourd’hui ?
Les départs d’êtres significatifs, au sein des entreprises, se multiplient. Les gens s’en vont parce qu’ils ont décidé de relever d’autres défis, d’explorer de nouveaux horizons ou de réveiller des talents en hibernation. Mais, peu en importe la cause, un départ entraîne toujours des réactions, qui viennent avec la perte et le deuil qui l’accompagne. Au fil des ans, il m’a souvent été donné de constater que, dans le monde du travail, le mot deuil faisait peur. Pourtant, à une époque caractérisée par des changements qui s’effectuent à vitesse grand V, les pertes sont innombrables. Et le deuil est devenu une composante centrale du climat organisationnel. Ignorer ce phénomène est une erreur managériale. Les conséquences sont désastreuses : désengagement, burn-out, absentéisme causé par divers problèmes de santé. Même les maux de dos peuvent avoir leur origine dans l’indifférence manifestée à l’égard de ce que ressentent les membres du personnel.
Que faire ?
1.Reconnaître cette réalité !
On m’a déjà demandé si je connaissais des moyens permettant de faire un deuil rapidement. J’ai répondu que, même si j’en connaissais, je ne les partagerais pas. Car on se priverait des avantages précieux qu’apporte cette période d’une existence : la guérison, les apprentissages et les transformations qu’elle permet d’effectuer. C’est dans le deuil qu’on renoue avec les rythmes fondamentaux de la vie : le temps qu’on met à croître, à guérir et à apprendre. En ne respectant plus ces rythmes, on va dans le sens opposé du mouvement de la vie.
2. Retrouver la sagesse millénaire des rencontres autour du feu.
Dans un monde qui cherche sans cesse des moyens d’accélérer ; un monde où la vitesse a acquis le statut de divinité ; un monde où l’épreuve olympique la plus regardée est celle qui couronne l’homme le plus rapide sur terre ; les moments consacrés à identifier les émotions et à leur donner forme sont souvent vécus comme une perte de temps. Ce n’est qu’en remettant la quête de sens à l’ordre du jour, à travers le verbe, qu’on re-sacralisera l’humanitude et la formidable connexion qui en constitue l’essence.