L’attention, comme moteur ? Vers une culture du Care en entreprise

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Si une culture solide et attractive permet de fidéliser les talents et d’améliorer la performance collective, qu’en est-il du vécu des individus, au moment du choix d’intégrer l’entreprise ? Quelles sont leurs sources de motivation ? Qu’est-ce qui active leurs choix ? Quelles sont leurs attentes à l’origine ou non de leur engagement ?

Par Anne Vermès , Experte en analyse neurocomportementale et neurocognitive

Grande démission ou grande déception ?

Et si, comme le soulignait la philosophe Simone Weil, l’attention devenait le moteur d’une motivation individuelle et collective ? Un récent travail collectif de chercheurs « Travailler Mieux » (La Vie des idées-PUF- 2025), en collaboration avec le journal « Le Monde » démontre la fracture entre les salariés et leurs employeurs. Ils se décrivent comme attachés à leur travail mais évoquent un vécu difficile, voire insoutenable. Le résultat n’est pas comme aux Etats-Unis, une grande démission mais plutôt une grande déception. Les besoins d’attention, d’écoute authentique et active, de reconnaissance et en corollaire, le sentiment d’exclusion, sont les points de divergence et de rupture dans l’engagement des collaborateurs. Le management est jugé trop vertical, distant, guidé par les chiffres, qui considère le travail davantage comme un coût que comme un atout.

Faut-il rappeler que l’émotion du ressenti de l’exclusion est la pire pour le cerveau humain ? Des recherches nous ont montré, les signes neurologiques de la souffrance cérébrale, lorsque la personne se sent exclue. Ces difficultés exprimées sont plus importantes que dans tous les autres pays européens. Tous les indicateurs l’attestent, la France compte beaucoup plus d’arrêts de travail, constat largement documenté par les études, notamment celles de l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales). Il est aussi prouvé (le salarié jetable- Demopolis- 2008) que parmi les dommages causés par les licenciements, outre les pertes de revenus, l’affaiblissement de la cohésion familiale, les atteintes émotionnelles invalidantes sont documentées. Une étude américaine a fait apparaître une corrélation entre chaque point d’évolution négative du taux de chômage et le taux de suicide national. Le traumatisme du congédiement défait les vies, abîme l’estime de soi, détériore les mécanismes neuronaux d’adaptation, par l’impact du stress.

Alors, muni de ces constats, en quoi la marque employeur peut-elle ouvrir vers une approche vivifiante du « Prendre soin », et du savoir porter attention à … ?

Repenser l’attention : du management de la performance au management du care

Dans cette époque de surcharge cognitive, l’attention devient une ressource rare et précieuse — non seulement au plan psychologique, mais aussi physiologique. Les neurosciences montrent que notre cerveau dispose de trois grands réseaux attentionnels :

Le réseau d’alerte, qui nous maintient vigilants ;

Le réseau d’orientation, qui dirige notre attention vers ce qui compte ;

Et le réseau exécutif, qui régule nos priorités et notre concentration.

Or, ces circuits sont en compétition permanente avec les sollicitations externes. En entreprise, cela se traduit par une érosion de la qualité attentionnelle — moins d’écoute, plus de dispersion, davantage de fatigue cognitive. Dès lors, prendre soin de l’attention devient un enjeu collectif. La care n’est plus une simple posture morale, mais une stratégie d’équilibre neurocognitif. Prendre soin, c’est offrir à soi et aux autres les conditions d’un cerveau apaisé, capable d’écoute, d’empathie et de discernement. « Le management du XXIe siècle ne repose plus sur le contrôle, mais sur la qualité de l’attention portée. »

Le care managérial : une nouvelle grammaire du leadership

Le care managérial s’enracine dans notre biologie. Les recherches en neurosciences menées par Antonio Damasio, Tania Singer et Daniel Goleman ont montré que l’empathie et la prise de perspective activent des zones cérébrales spécifiques :

le cortex préfrontal médian, qui permet la régulation émotionnelle ;

le système limbique (notamment l’amygdale et l’insula), siège de la résonance émotionnelle ;

et le cortex cingulaire antérieur, impliqué dans la compréhension de la souffrance d’autrui.

Ainsi, l’attention à l’autre n’est pas une qualité « douce » : c’est une compétence neurologiquement fondée. Être attentif, c’est activer ces circuits, développer une intelligence émotionnelle incarnée. Dans le quotidien managérial, cela se traduit par des gestes d’attention régulatrice : écouter sans interrompre, reconnaître les émotions, ajuster sa communication, créer un climat de sécurité psychologique, neutraliser les biais cognitifs, notamment le biais de confirmation (où l’on a tendance à se focaliser sur les informations qui soutiennent nos croyances) ou le biais de hiérarchie qui va donner une prédominance à la parole du leader, inhibant les éventuelles remarques/ propositions des autres collaborateurs. Le manager devient un chef d’orchestre attentionnel, capable de stabiliser les énergies cognitives de son équipe. Ce leadership de l’attention favorise la neuroplasticité collective : un cerveau soutenu, reconnu et respecté apprend mieux, innove plus, s’engage davantage.

De l’attention interne à l’impact externe : la culture du care comme marque employeur

Lorsqu’une entreprise cultive une culture du care, elle agit aussi sur le cerveau social de ses collaborateurs. Le neuroscientifique Matthew Lieberman parle du « social brain », ce réseau neuronal qui s’active lorsque nous coopérons, partageons ou appartenons à un groupe. Un environnement managérial attentionné stimule ces circuits, favorisant le sentiment d’appartenance et la motivation intrinsèque. À l’inverse, un management négligent ou autoritaire active les zones du stress (amygdale, hypothalamus), générant fuite, repli ou désengagement. Ainsi, le care devient un levier neuro-organisationnel : il permet de créer des environnements cognitivement soutenants, où la sécurité et la confiance remplacent la peur et la tension. Cette attention interne rayonne vers l’extérieur : elle façonne une marque employeur incarnée, fondée sur la cohérence entre discours et pratiques. Les collaborateurs deviennent les premiers ambassadeurs de cette écologie relationnelle. Et dans une société en quête de sens, cette cohérence devient un puissant facteur d’attractivité et d’impact social. « Une marque employeur attentive est avant tout une marque qui prend soin des esprits autant que des talents. »

Vers une économie de l’attention éthique : le leadership du futur

À l’heure où nos cerveaux sont happés par les algorithmes, les notifications et la course à la performance, il est utile de repositionner la question de l’attention. Les entreprises peuvent devenir des lieux de résistance attentionnelle : des espaces où l’on réapprend à être présent, à écouter, à ralentir pour mieux décider. Le leadership du futur sera neuro-éthique : il s’appuiera sur la compréhension du fonctionnement du cerveau pour nourrir des pratiques de management plus humaines, plus durables. Prendre soin, c’est aussi reprogrammer nos réflexes neuronaux — passer de la réactivité à la présence, de la peur à la curiosité, du contrôle à la confiance. « Prendre soin, c’est déjà transformer. L’attention est un acte de leadership inscrit dans nos neurones. »