JEAN-BAPTISTE GODIN : le mutualisme dans la pierre

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« Les idées ne reçoivent pas tout d’un coup leur application intégrale, elles font leur chemin peu à peu, et ce n’est qu’en les soumettant à l’examen et à la discussion qu’on ouvre la voie pour l’avenir. » Cette citation de Jean-Baptiste Godin représente parfaitement sa pensée économique et sociale. Avec son Familistère de Guise, il crée dans la seconde moitié du XIXe siècle une organisation mutualiste dont les principes et le fonctionnement sont inspirants encore aujourd’hui.

Par Anne Vermès et Yann Harlaut, , du cabinet de conseil Traits d’Unions

L’homme et son défi Jean-Baptiste Godin naît en 1817 à Esquéhéries, dans le nord de la France. Sa famille connaît la pauvreté et toutes les difficultés propres à la condition ouvrière de l’époque. Il quitte l’école à 11 ans, après avoir acquis un savoir des plus rudimentaires : les bases de la lecture et quelques règles arithmétiques, qui lui permettent de rejoindre l’atelier paternel de serrurerie. Son instruction ne s’arrête pas là pour autant. Autodidacte, il suit des cours du soir jusqu’à 14 ans et achète des livres avec son argent de poche. Il découvre avec curiosité les philosophes des Lumières. À 17 ans, il effectue son Tour de France des Compagnons du Devoir. Il reprend le travail à la forge et à l’idée de remplacer la tôle par la fonte dans la fabrication d’appareils de chauffage et de cuisine. Il dépose son premier brevet en 1840. Le succès est au rendez-vous et Godin crée alors son premier atelier de fonderie avec deux ouvriers. En 1846, il s’installe à Guise, en Picardie, où il emploie 32 personnes (à la fin du XIXe siècle, cette usine en comptera 1 200). Godin est un homme capable de percevoir les transformations de la société de son temps. Conscient des conditions précaires de vie et de travail des ouvriers, cet humaniste veut corriger les effets néfastes de l’économie industrielle. Il entend ainsi utiliser sa fortune pour améliorer la vie de ses employés. Il s’inspire en cela du fouriérisme. Bien plus qu’une simple théorie de l’organisation du travail, ce courant propose une véritable révolution sociale. Godin va d’ailleurs adhérer aux dynamiques de la Révolution de 1848 et s’engager en politique, mais ses espoirs sont déçus. Dès les années 1850, il soutient le projet du polytechnicien et économiste Victor Considérant d’implanter au Texas une colonie fouriériste appelée Réunion. Mais il est mis à l’écart par ceux qui pilotent le projet depuis la France. Tous diplômés, ils méprisent les idées de l’entrepreneur, qui a pourtant une bonne expérience du terrain. Godin tire les leçons de cette mésaventure : « Je fis un retour sur moimême et pris la ferme décision de ne plus attendre de personne le soin d’appliquer les essais de réformes sociales que je pourrais accomplir moi-même. » Créer un cadre innovant, harmonieux et protecteur Dans son usine de Guise, Godin tente une expérimentation pratique des pensées de Fourier et de Saint-Simon. Il lance la première expérience d’utopie sociale à grande échelle en associant au lieu de travail un ensemble de bâtiments collectifs. Il le nomme « Familistère ». À proximité de l’usine de Guise, il fait construire des maisons, des écoles, une piscine, un lavoir, un théâtre et une bibliothèque. La réalisation du Palais Social est profondément originale. Trois parallélogrammes juxtaposés et reliés par un angle forment le corps principal en retrait et les deux ailes du palais, dont la façade se développe sur 170 mètres. Les fonctionnalités de l’habitation collective sont soigneusement étudiées : aération de la cour et des appartements, diffusion de la lumière naturelle ou artificielle, eau courante… Après leur achèvement complet en 1878, 350 appartements sont loués aux familles des employés de l’usine. Les 1 200 habitants bénéficient d’un confort et d’une qualité de services alors inégalés dans le logement des classes populaires ou moyennes. Dans son expression urbaine et architecturale comme dans son organisation économique et sociale, le Familistère est tout autre chose qu’une cité ouvrière. C’est une conception différente du monde et de la société humaine confrontée aux réalités et à l’expérimentation. Godin a ainsi relevé un défi, celui du risque de créer une nouvelle organisation, mutualiste : « il s’agit d’une société où les passions s’épanouissent librement pour aboutir à une grande harmonie individuelle et collective. » Godin instaure également un système de protection sociale pour ses employés en cas de maladie et d’accidents du travail, avec également une retraite pour les plus de 60 ans. Selon lui, « avant de penser à faire participer les employés aux bénéfices, il faut leur assurer une position décente et assurer leur lendemain et celui de leur famille ». Le dirigeant de l’entreprise fait également preuve d’une grande modernité en cherchant à rassembler les employés à sa vision et aux objectifs de production. Les modalités de rémunération et de primes sont donc votées. Le rythme de travail est limité à dix heures par jour (au lieu de douze à l’époque) et les rémunérations sont plus élevées qu’ailleurs. En cas de crise, ces dernières restent à niveau et Godin ne licencie que les auxiliaires. L’objectif est de former et de maintenir une équipe qualifiée et compétente, capable de répondre aux objectifs tout en participant activement au processus d’innovation. Trois concepts : association, coopération, mutualisme L’innovation chez Godin se poursuit quand il transfère l’outil de production à ses ouvriers, qui deviennent ainsi sociétaires de leur entreprise. En 1880, l’industriel transforme l’entreprise en coopérative de production : les bénéfices sont utilisés pour financer les diverses oeuvres sociales, puis le reliquat est distribué entre les ouvriers, proportionnellement au travail fourni pendant l’année. L’entreprise est d’ailleurs leader sur son marché, avec un chiffre d’affaires de près de 4 millions de francs en 1880. Pour réussir cet exploit, l’entrepreneur a misé sur des matériaux innovants. La fonte permet de fabriquer des appareils de meilleure qualité, tandis que l’émaillage les rend plus esthétiques… En 1884, plus de 180 brevets ont été déposés. Jean-Baptiste Godin a également su diversifier sa production. Commençant par fabriquer des poêles, il offre à cette époque tous les éléments d’une cuisine fonctionnelle. Godin a synthétisé trois concepts : association, coopération et mutualisme. Il a été le pionnier d’un nouveau management qui se fonde sur l’implication et la participation de tous les collaborateurs. Il veut ainsi donner les mêmes droits au travail et à l’intelligence qu’au capital lors de la distribution des bénéfices. L’oeuvre de Godin et le Familistère de Guise constituent la preuve que l’alternative est possible, que l’on peut faire autrement et sortir des normes. Encore faut-il agir et prendre le risque de créer une autre histoire …