Industrie financière : la réussite mutualiste

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La finance est au coeur d’une époque dominée par un capitalisme concentré : elle relie autant les hommes, par l’indispensable monnaie, qu’elle les divise par ses excès. Pourtant, sur quelques géographies qui comptent, elle prend
un autre visage : celui du mutualisme. Hyper local, humain plus que financier, issu du collectif et tourné vers le bien commun, il est notre époque à l’envers.

Par Christophe Baniol , Partner chez Circle Strategy

Issu d’une tradition agricole de nécessaire solidarité face aux aléas le mutualisme financier a su se réinventer au fil des décennies pour devenir dominant. En France près de 80% des crédits immobiliers sont accordés par les trois groupes mutualistes que sont Crédit Agricole, BPCE et Crédit Mutuel. Côté assurance, c’est la même chose : les assureurs mutualistes mènent la danse, une suprématie tout juste contestée par les compagnies d’assurance des banques… mutualistes !

 

Témoignage de ces succès, la satisfaction client. Quand les banques nationales affichent un Net Promoteur Score (différence entre les clients très satisfaits et très mécontents), nul voire négatif, les banques mutualistes culminent à +20 ou +30. Et si, côté résultats financiers, les performances sont comparables, les acteurs mutualistes se singularisent par leur absence d’incident de parcours. Le modèle mutualiste a donc, dans l’industrie financière, le vent en poupe.

 

Qu’est-ce qui explique cette domination ? Ce modèle va-t-il résister aux chocs à venir, à l’accélération de l’histoire ? Tentons d’y voir clair.

 

Le mutualisme, c’est l’humain. Mais paradoxalement, le premier avantage du modèle mutualiste est… financier. Car ces établissements, dotés de sociétaires et non d’actionnaires, ne distribuent pas de dividendes. A l’inverse, les banques ou assureurs traditionnels se défont chaque année de 50% de leur bénéfice au profit de leurs actionnaires. Ainsi, un exercice après l’autre, les banques et assureurs mutualistes disposent de milliards d’euros supplémentaires que leurs confrères n’ont pas : pour prêter plus, assurer plus ou investir plus.

 

Le mutualisme, c’est aussi l’espace donné à l’échelon local. Les établissements mutualistes sont tous organisés en régions. Le Crédit Agricole avec ses trente-neuf Caisses régionales, le Crédit Mutuel avec ses quatorze Fédérations, les neuf Caisses Régionales Groupama, etc. Ce sont d’ailleurs ces échelons régionaux qui détiennent les structures nationales. Ce sont même parfois les agences elles-mêmes érigées en « Caisses » qui pilotent. Le modèle mutualiste est donc inversé par rapport au schéma capitaliste classique. Les filles détiennent la mère en quelque sorte. Conséquence de cette décentralisation des responsabilités : des collaborateurs plus engagés, acteurs d’une scène élargie, en capacité de mieux servir leurs clients.

 

L’autre avantage mutualiste tient à un modèle de management qui favorise l’engagement collectif. A commencer par la rémunération. L’intéressement y est deux à trois fois supérieur qu’à la concurrence, la rémunération variable des commerciaux y est beaucoup plus assise sur la performance de l’agence ou du groupe d’agences que sur la réussite individuelle du conseiller. Certains acteurs ont même décidé de supprimer la part variable de leurs commerciaux. Ils affirment que, sur le long terme, cette pratique détruit de la valeur.

Les parcours des cadres dirigeants répond, quant à lui, à une forme de compagnonnage avec des passages imposés en régions, sur le terrain, au sein de tous types de métiers. L’ascenseur social n’y est pas une chimère puisque nombre de dirigeants actuels ont débuté leur carrière comme modeste cadre dans une province éloignée, pourvus d’un diplôme solide sans être brillant. Leurs homologues des banques traditionnelles sont, eux, issus de l’ENA, des plus grandes écoles ou de la filière d’inspection interne ultra élitiste. Ils ont démarré leur parcours dans la grande administration et rarement fait toute leur carrière dans le groupe qu’ils dirigent. Malgré leurs efforts sincères pour aller rencontrer les équipes, ils n’ont du terrain qu’une compréhension intellectuelle. Dans une activité de retail, dont la réussite se dessine chaque jour face aux clients et sur des termes longs, le modèle de management local que prône le mutualisme, est peut-être moins brillant, mais s’avère un sacré atout.

 

Enfin, il y a l’image. De ce point de vue, les groupes mutualistes ont su tirer la quintessence du changement d’époque. Les années quatre-vingt ont sonné la charge de la finance triomphante, celle qu’on admirait. Elle a duré trente ans. C’était Catherine Deneuve qui prêtait son image glamour à la privatisation de la Financière de Suez en 1989. La crise financière de 2011 a brutalement renversé la table. La crise climatique a ensuite enfoncé le clou. Ces banques qu’on admirait sont devenues « des ennemis » pour le Président de la République lui-même. La finance mutualiste a su habilement tirer pari du nouveau paradigme. Un pied dans le capitalisme, un pied dehors, elle a su asseoir ses différences auprès du grand public à travers des slogans bien sentis : « Une banque qui appartient à ses clients ça change tout » au Crédit Mutuel, « L’assureur militant » à la Maif, le « Vous être utile » à la Caisse d’Epargne. Ces formules dessinent, pour ces acteurs financiers, des territoires de marque en dehors de la finance qui sonnent vrai dans l’esprit des Français.

 

Et demain ? La messe est-elle dite ? Bien sûr que non. D’abord parce que, dans notre monde VUCA, les recettes d’hier ne feront pas les succès de demain. Et puis aussi, parce que la finance mutualiste n’a pas tout réussi ces dernière années.

 

En premier lieu, elle a mal négocié le virage digital, notamment vers le mobile. Les App des banques et assureurs mutualistes sont à la fois les moins complètes et les moins agréables à utiliser. Ces acteurs n’ont pas non plus en leur sein de marque digitale dynamique comme peut l’être Boursobank pour SG. Or, ce segment croit très vite.

 

La finance mutualiste ensuite n’a pas ou peu pris de dimension internationale. A l’heure d’une consolidation de la finance européenne que les autorités appellent de leur vœux, c’est préoccupant.

 

Enfin, le modèle mutualiste souffre de la lourdeur de ses prises de décisions. Très consensuelles et décentralisées, celles-ci prennent du temps. Or, l’histoire s’accélère et la manœuvrabilité devient un critère de survie. La finance mutualiste vit par et pour le temps long. Elle pourrait souffrir de cycles de plus en plus courts auxquels sa gouvernance ne répondrait pas.

L’irruption de l’IA, et notamment de l’IA générative, fera, à cet égard, figure de test. Cette technologie entraînera des changements majeurs que l’on sent peu compatibles avec la culture mutualiste. Et pourtant, si les concurrents s’en emparent, il faudra réagir. La finance mutualiste saura-t-elle le faire ? Le faire assez vite ? Trouver une voie qui respecte ses fondamentaux ? C’est un vrai défi.

 

En synthèse, la finance mutualiste, forte d’une santé financière remarquable, de clients satisfaits et de salariés engagés possède de nombreux atouts pour demeurer le modèle dominant. Mais elle devra pour cela intégrer les mouvements de fond d’une époque qui challenge ses valeurs. Et elle devra le faire en gardant son âme. C’est sans doute son principal challenge.