Fatigue psychique : une réalité encore trop invisible

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Par ANNE-CECILE HUPRELLE

La santé mentale a été déclarée Grande Cause Nationale. Mais le sujet reste délicat. Pourquoi ?

Le terme même de « santé mentale » effraie. Il renvoie immédiatement à la psychiatrie, à des pathologies lourdes. Je préfère parler de « fatigue », un mot plus tangible, plus concret. La fatigue psychique est bien plus difficile à percevoir et à verbaliser que la fatigue physique. Elle est pourtant tout aussi éprouvante, mais reste perçue comme une faiblesse ou un tabou. Attention aussi à ne pas euphémiser la Grande Cause qui concerne d’abord les moyens de prise en charge des pathologies psychiatriques.

Attendez-vous des changements concrets dans les entreprises ?

Je crains que cette labellisation soit davantage symbolique qu’opérationnelle. Les données publiques sont claires : une majorité de salariés se sentent débordés, épuisés, stressés. La priorité devrait être de lever le déni autour de cette fatigue généralisée. Il faut reconnaître que le ressenti d’une surcharge est légitime, sans avoir à le justifier. Ce que nous devons combattre, c’est l’invisibilité de cette surcharge mentale, surtout dans les métiers où le résultat n’est pas un produit fini, mais une action invisible, parfois subjective.

Comment évaluer cette charge mentale ?

Il faut adopter une approche globale. La charge de travail ne se limite pas aux tâches à accomplir, mais englobe tout ce qui façonne notre rapport au travail : qualité du management, équilibre vie pro/perso, autonomie, reconnaissance, droit à l’erreur, implication… Évaluer cette charge nécessite des outils, comme des questionnaires scientifiques, mais surtout une volonté de questionner en profondeur l’organisation. Et ça, peu d’entreprises osent vraiment l’ouvrir, cette boîte de Pandore.

Le tabou de la santé mentale commence-t-il à se fissurer malgré tout ?

Oui, les choses bougent. Le lien entre conditions de travail et qualité de vie est de mieux en mieux compris. Des outils existent, comme la grille des risques psychosociaux de Gollac. Mais ils sont encore trop peu utilisés dans les CSE ou les documents de référence. Ce n’est pas une question d’outils, mais de volonté de les activer.

La surcharge mentale est-elle amplifiée par les outils numériques ?

Évidemment. Prenez les mails : au départ, c’était un outil d’information, c’est devenu une boussole qui rythme nos journées. L’automatisation peut alléger certaines tâches, mais elle en complexifie d’autres. L’exemple des pilotes d’avion est parlant : l’autopilote facilite les vols calmes mais intensifie les moments critiques. L’enjeu, c’est de ne pas laisser la technologie s’imposer sans concertation. Il faut en débattre avec les salariés.

Avez-vous des exemples d’initiatives RH réussies sur la santé mentale ?

Oui, mais elles restent fragiles. Elles tiennent souvent à l’engagement personnel de dirigeants convaincus. Dès qu’un acteur clé quitte l’entreprise ou que la situation économique se tend, ces politiques peuvent s’effondrer. Ce qui fonctionne, ce sont les dispositifs de dialogue avec un tiers neutre – ni hiérarchique, ni syndical – pour créer un espace sécurisé d’échange sur l’activité réelle. C’est ce pas de côté qui permet d’aborder les vraies questions et qui nourrit le dialogue social.

Et sur le télétravail ?

Le télétravail a été une opportunité rare de négocier l’organisation du travail. Il dit beaucoup de choses sur notre rapport au travail : le besoin d’autonomie, de rythme personnel, de distance aussi. Mais il y a un seuil : au-delà de deux jours par semaine, on entre dans un autre mode de vie, plus proche du consultant que du salarié classique. Revenir en arrière sur ce sujet, c’est questionner la confiance et l’équilibre vie pro/vie perso.

Quelles sont les actions menées par la CFDT Cadres cette année ?

Nous formons les managers et les militants à écouter les signaux faibles de la fatigue, à explorer cette zone grise entre malaise passager et détresse avérée. Nous demandons la mise en place d’entretiens semestriels sur la charge de travail, pour tous, et pas seulement pour les télétravailleurs. Il faut que ce thème devienne un enjeu de négociation obligatoire. Il est temps de cesser de tout renvoyer à la responsabilité individuelle – «gérez votre stress » – alors que les causes sont majoritairement organisationnelles.