Arnaud Riou : « Le but de l’entreprise n’est pas de gagner de l’argent, mais de créer de la valeur. »

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Arnaud Riou est l’un des hérauts de l’immersion de la sagesse en entreprise, par la voie de la pleine conscience, de la méditation ou du chamanisme. Reconnu lui-même comme chaman, il accompagne des groupes et des sociétés.
Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont « La puissances des rituels » (Leduc)

Par Anne-Cécile Huprelle

Depuis des décennies, vous construisez des ponts entre cultures ancestrales et monde moderne. On voit aujourd’hui que la conscience et le désir d’un management vertueux sont pris au sérieux. Ce sont des sujets importants. Peut-on parler de sagesse ou le chemin est-il encore long pour définir ainsi cette prise de conscience ?

C’est déjà un bon point de départ de parler de sagesse. Tant qu’on n’a pas défini et incarné la sagesse, on travaille contre nous-mêmes. Nous sommes dans une période de grand développement, et plus on se développe, plus on a besoin de revenir à la sagesse. C’est vraiment le point de départ. La sagesse en entreprise, c’est-à-dire l’attention à une dimension qui nous dépasse, est une idée magnifique. Et concrètement, cela passe déjà par les managers. 

Mais comment faire quand cette notion n’est pas partagée en haut de la pyramide ?

Vous savez, je passe beaucoup de temps à observer les ruches. Je vois que la reine est portée par les individus. Quand elle n’est pas compétente, elle finit par être remplacée. Donc, le rôle du directeur, du président, du PDG, c’est vraiment d’être un visionnaire. Les managers doivent porter cette vision et réajuster si elle n’est pas juste, éthique, pérenne, ou si elle ne sert pas le plus grand nombre. C’est pourquoi nous devons réinventer les organigrammes des entreprises, souvent pyramidaux et descendants, coupés de la vie et manquant de sagesse. C’est l’un des piliers : réinventer les entreprises, à tous les niveaux. Chacun doit prendre conscience de son pouvoir, de sa responsabilité, et affirmer son pouvoir pour réajuster des organigrammes viables. On a besoin les uns des autres. Les salariés ont besoin des dirigeants, les dirigeants ont besoin des salariés. Nous sommes à une époque de sens et de décloisonnement.

Dans cette réponse, il y a la question de l’autonomie, c’est-à-dire de la confiance apportée aux collaborateurs. Pourquoi, en France, a-t-on encore du mal à intégrer ce mode de management ?

Cela vient de l’école. Les plus diplômés, qui ont fait de grandes écoles de management, ne sont pas forcément les plus aptes à prendre des décisions. Ils ont dû se plier aux normes, correspondre aux attentes, là où dans l’entreprise, on a besoin de prendre des risques, d’apprendre en se trompant, en faisant des erreurs, sur le terrain. C’est une vision à réinventer. L’entreprise arrive à une limite et a besoin d’être réinventée. En cyclisme, c’est celui qui est sur le vélo qui peut le mieux appréhender la route, l’angle des virages, la vitesse, la précision du freinage. Un manager qui voudrait lui imposer ses consignes ne ferait qu’en renforcer les risques d’accident. Il en est de même en entreprise. Les salariés sur le terrain sont les mieux placées pour prendre des décisions qui les concernent. Les structures trop pyramidales entraînent une perte d’efficacité et de sens, de cohérence, de congruence, d’éthique, d’écologie, de vision globale. 

Au contact des peuples premiers, vous avez retrouvé la simplicité des rapports humains. Que l’on soit une grande ou une petite entreprise, le problème ne réside-t-il pas dans le fait que tout ce qui est informel mais essentiel, comme la parole donnée, l’écoute, la connaissance de l’autre, et donc la confiance accordée, doit être réintégré comme du mortier entre des briques ? 

C’est difficile d’établir les liens entre la sagesse des peuples premiers et le monde moderne, non pas parce que ce sont des entreprises ou des peuples premiers, mais parce que nous avons des institutions ou des entreprises de 40 ou 50 000 salariés avec des sièges à Dubaï, des comex à Amsterdam, et des salariés aux quatre coins du monde. C’est cela qui est difficile. L’intelligence des peuples premiers n’est pas en question, car ils démontrent une qualité de parole, d’écoute, de lien. Par exemple, les peuples d’Amazonie servent ensemble le bien commun, même s’ils se rencontrent très peu. Ils sont au service de la nature, ils écoutent autant leur intuition que leur raison, etc. Les dirigeants et décideurs gagnent à écouter davantage ce qui se passe sur le terrain, confier des responsabilités et des strates de pouvoir à ceux qui sont sur le terrain. Cela donne l’envie d’être ensemble. Les formations en intelligence émotionnelle commencent à se répandre, mais on gagne à apprendre à utiliser toutes nos intelligences. Dans le management, on utilise très peu l’intelligence émotionnelle, encore moins l›intelligence intuitive. Pourtant, des modèles naturels comme les abeilles montrent une intelligence dont on devrait s›inspirer.

Aujourd’hui, les formations managériales sont encore basées, pour une grande part, sur la gestion et la technicité. Mais il est certain que l’entreprise arrive à une limite et doit être réinventée. Comment voyez-vous cela ?

C’est une certitude : l’entreprise a besoin d’être réinventée. Nous avons causé plus de dégâts en 40 ans que nos ancêtres en des millénaires. Il faut changer radicalement. Par exemple, les abeilles, qui existent depuis 120 millions d’années, sont sur le point d’être exterminés par les dégâts que l’homme a causé ces quarante dernières années. Malgré les indicateurs sur l’écologie, le réchauffement climatique, et même le « réchauffement humain » avec les burn-out, les dépressions, la difficulté à recruter, et le manque de motivation, il n’y a pas de changement radical à la hauteur des enjeux. Le changement doit être collectif. Les salariés, managers, dirigeants, et politiques doivent sortir du court terme et des intérêts égoïstes pour aller vers un intérêt collectif. Les peuples premiers l’ont compris : les anciens estimaient toujours les impacts possibles sur sept générations avant de prendre une décision. Nous gagnons à intégrer des dimensions philosophique, spirituelle, émotionnelle, écologique, et économique dans nos réflexions, pas seulement la réalité matérielle et industrielle.

Un autre mot tabou dans l’entreprise est la spiritualité. Cela commence à changer, mais il y a encore des réticences. 

Je le comprends, mais cela me désole. Les entreprises confondent souvent spiritualité et religion. La religion n’a pas sa place dans un établissement public, ni dans une entreprise. La spiritualité, en revanche, est essentielle car nous sommes des êtres spirituels. La spiritualité nous relie au sens, à la cohésion, au respect des valeurs, au long terme. Sans spiritualité, nous ne devenons que des consommateurs. Aujourd’hui, chacun s’interroge sur le sens de sa vie. C’est la question à la mode ! L’entreprise aussi doit s’interroger sur sa première vocation. Le but de l’entreprise n’est pas de gagner de l’argent, mais de créer de la valeur. Or, nous créons souvent plus de maléfice que de bénéfice. 

L’entreprise fonctionne encore trop en silo, elle est coupée de tant de mondes. Il existe aujourd’hui des formes d’intelligence très avancées qui ne se rencontrent pas. Les neuroscientifiques, les pédagogues, les managers, les lamas ne se rencontrent pas, pourtant, ils oeuvrent chacun à mieux connaître notre nature humaine. Nous avons besoin de rassembler toutes nos facettes. Une entreprise est une entité vivante, elle est enrichie lorsqu’elle affirme ses trois intelligences : intellectuelle, du cœur, et vitale.

Les vocations de managers sont en baisse : comment l’expliquez-vous ? 

Il faut savoir ce qu’on met derrière « manager » et « leader ». Le manager de proximité se retrouve souvent entre le marteau et l’enclume, entre des objectifs irréalistes et la réalité du terrain. La perspective ne fait pas rêver et beaucoup de jeunes ne veulent plus être managers. Le manager doit donner une direction, adhérer pleinement à la vision. J’ai accompagné des managers qui disaient ne pas croire en la vision de la direction et se retrouvaient perdants car obligés de défendre une direction avec laquelle ils n’étaient pas solidaires. C’est typique d’une décision descendante avec une grande tête et un petit corps. L’entreprise est une entité hydrocéphale. Elle serait plus efficace avec une tête moins importante, un cœur plus vibrant, et un corps plus présent. La nature nous enseigne : les peuples premiers durent dans le temps en s’inspirant de la nature.

Nous avons des milliers de podcasts et de vidéos sur comment trouver un sens à notre vie. Est-ce une nouvelle injonction ?

Nous n’avons pas besoin de donner du sens à la vie, elle en a déjà. Nous devons comprendre le sens des événements qui nous arrivent. Observez chaque action et les résultats qu’elle produit. Si cela vous convient, continuez. Sinon, changez. Nous avons tendance à vouloir résoudre les problèmes sans comprendre pourquoi ils arrivent. L’entreprise fonctionne en silos, chacun persuadé d’être dans la réalité et que les autres en sont coupés. Nous gagnons à superposer toutes les réalités pour avoir une vision de la réalité plus complète. L’entreprise doit moins utiliser sa tête et plus son cœur. Elle passera ainsi du savoir à la connaissance. La connaissance passe par l’expérience.

Votre dernier livre est consacré aux rituels. L’entreprise en manque-t-elle ? 

Les rituels sont présents dans toutes les cultures, pour structurer et donner du sens à la vie collective. Ils permettent de se retrouver, se reconnecter à soi-même, aux autres et au monde. C’est aussi un ciment social. En entreprise, les rituels peuvent être des moments de célébration, de partage, de réflexion. L’onboarding est, par exemple, un moment clé pour intégrer de nouveaux collaborateurs, leur transmettre les valeurs et la culture de l’entreprise. Les grands rendez-vous, comme les séminaires ou les team buildings, sont des occasions de renforcer la cohésion, de réaffirmer la vision et les objectifs. Les rituels ne doivent pas être perçus comme des obligations, mais comme des opportunités de se retrouver et de grandir ensemble.l