Albina du Boisrouvray : Son fils, ses batailles

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Confrontée au drame de perdre son unique enfant, Albina du Boisrouvray, ancienne productrice de cinéma a décidé de mettre sa notoriété et sa fortune au service des plus démunis. Face à la perte de sens la plus totale, elle a ainsi pu redonner une justification à son existence.

Par Anne-Cécile Huprelle

Votre fils était toute votre vie. Lorsqu’il disparaît, le 14 janvier 1986, dans un accident d’hélicoptère au cours du rallye Paris-Dakar, vous auriez pu avoir la tentation d’en finir, de vous étourdir dans quelque paradis factice. Vous allez revivre et vous confronter aux malheurs des autres…

Et pourtant, ce fut si long, j’étais comme anesthésiée, hagarde, détruite. Après son enterrement, qui fut une cérémonie d’une cruauté infinie, je suis restée recluse dans mon chalet suisse durant une année. Et j’ai passé dix ans à refuser de voir les gens de mon passé. Je me sentais totalement en décalage avec les souvenirs qu’ils ravivaient. Et puis un jour, lors d’une mission avec Médecins du monde au Liban auprès de Bernard Kouchner, je me suis dit : « Ce n’est pas possible, je ne peux pas rester comme ça. » Je rencontrais des gens qui avaient connu des choses pires encore, comme la perte de toute leur famille. Je me suis sentie solidaire de leur douleur.

Vous décidez de vous engager, et donc de tourner la page du cinéma.

Avant la mort de François-Xavier, déjà, je me sentais au bout de ma carrière de productrice cinématographique. C’était amusant, mais insatisfaisant. Et je n’y retrouvais pas mes valeurs. Mais j’ai toujours été une militante qui voulait faire entendre sa voix, agir pour les autres. Ma vraie satisfaction de vie est arrivée quand j’ai créé la Fondation FXB, des initiales de mon fils, pour offrir aux enfants les plus malheureux, aux orphelins du sida, aux malades, une vie de qualité pour compenser le peu qu’il leur restait à vivre. J’avais 48  ans. J’ai vendu tout ce que je possédais, bijoux, tableaux, propriétés, pour  100  millions de dollars, que j’ai dépensés dans mes deux structures. Cela m’a permis de perpétuer la passion de François pour le sauvetage, et la mienne pour les enfants.

D’où tenez-vous votre fibre sociale, vous qui étiez destinée à une vie d’héritière?

Tout d’abord, de mon métissage. Mon père était un cousin éloigné du prince Rainier  III de  Monaco. Ma mère, une riche Bolivienne descendante d’un roi de l’étain. Je me suis politisée très jeune. Je me demandais sans cesse si je faisais partie des « oppresseurs », en raison de mon héritage patrimonial, ou des «  dominés  », en raison de mon héritage d’Indienne quechua. J’ai affiné ma conscience en lisant l’Express, Le Nouvel Observateur, en côtoyant mes amis Jean Daniel ou Edgar Morin. Leurs combats – l’égalité, l’horreur du racisme et de la stigmatisation – sont devenus les miens. Le communisme m’a séduite. Et puis l’Amérique latine se réveillait. Cuba apparaissait comme le nouvel eldorado pour lutter contre le système et le capitalisme. Le Che me faisait rêver…

La Fondation FXB est donc devenue le fer de lance de votre combat contre l’injustice…

J’ai découvert des océans de souffrance, la difficulté à faire avancer les choses. Mais nous avons connu quelques victoires. J’ai créé notre première «  Maison FXB du sauvetage » à Washington pour accueillir des orphelins du sida, eux-mêmes contaminés, et leur offrir une fin de vie plus douce. Et puis j’ai compris que sortir les gens de la pauvreté, c’était aussi leur procurer une autonomie économique. En 1990, je suis allée en Ouganda, le seul pays d’Afrique où le gouvernement avait la volonté de contenir le sida. À l’époque, on aidait les gens à sortir de la pauvreté grâce à des microcrédits –  formidable invention de Muhammad  Yunus, en 1976 – qu’ils devaient rembourser. Un jour, une femme s’est levée et a dit : « Moi, si vous me donniez une vache, je pourrais nourrir mes enfants. » C’est là que j’ai décidé que ces gens vivant dans une pauvreté aggravée par le sida n’auraient pas à rembourser ce microcrédit, mais que FXB leur donnerait l’argent. Quatre ans plus tard, cette femme avait quatre vaches, elle a élevé six enfants, dont deux sont entrés dans le secondaire, et elle a planté un champ d’ananas. Avec l’association, je me suis réalisée. C’est une grande satisfaction de voir que vous pouvez changer la vie de quelqu’un. Ce que vous pouvez apporter se reflète sur vous, cela vous «  rallume  » et vous donne le bonheur de vivre.

Vous le savez, aujourd’hui, la quête de sens est partout. Quel regard posez-vous sur ce questionnement ?

Un regard attendri et compatissant. Vous savez, j’ai 83  ans. Étant arrivée très loin dans le kilométrage de ma vie, je pense avoir rempli mon contrat avec l’existence. Et j’y associe François-Xavier. J’ai connu les années  1960, ses engagements, ses idéologies, ses rêves. Hélas, toutes nos utopies, nos désirs de changement de société se sont peu à peu évanouis. Mais je reste une indéfectible optimiste  : nos révolutions ont changé des choses dans les mœurs. Et nous avons contribué à faire avancer les choses, ne serait-ce qu’un petit peu. On ne s’est pas trompés d’époque, c’est l’époque qui nous a trompés. Pour la jeunesse d’aujourd’hui, c’est no future, avec cette énorme menace du changement climatique, le problème des migrations, la nécessité de survivre, le digital qui coupe l’humain de ce qu’il est profondément. Mais, quand j’écoute les jeunes d’aujourd’hui, je trouve qu’ils ont tout compris. Ils ont conscience de l’urgence et commencent à l’imposer. D’autant que, naturellement, la jeunesse a le don de la nécessité et du partage, de la justice aussi. Je mets beaucoup d’espoir dans cette jeunesse mondiale. Voilà pourquoi nous avons créé le programme FXB Climate Advocates, qui permet aux jeunes de mettre en œuvre des solutions climatiques. Comment donc se projeter dans l’avenir ? En essayant de trouver de l’espoir et de l’inattendu dans la noirceur. Regardez : la Sibérie se réchauffe. Eh bien, cela nous donne la possibilité d’y développer l’agriculture. Vladimir Poutine, tout atroce qu’il soit, a commencé à sortir les gens des villes pour leur prêter des terres sibériennes. Il leur a dit que, s’ils arrivaient à les cultiver, au bout de dix  ans, ces terres seraient à eux. Voilà une partie du globe, jadis invivable, qui s’ouvre. On peut donc imaginer y développer des économies, des infrastructures. Toute l’histoire de l’humanité est une histoire de migration vers des terres plus clémentes. Le monde doit être repensé et partagé, au-delà des frontières.

Vous dites également que le sujet de l’enfance doit être pris à bras-le-corps par les gouvernements du monde…

Oui, car ils se moquent des enfants. Les enfants ne votent pas, ne paient pas d’impôts, ils n’ont aucune voix. C’est le comble d’un capitalisme déraisonnable  : penser au profit seul, sans bien-être. En parcourant le monde comme je l’ai fait, j’ai souvent eu un temps d’avance. Et je me demandais ce qu’il me manquait comme capacité de conviction pour que les gens comprennent. Je m’en suis aperçue il y a longtemps  : je faisais une émission sur les orphelins atteints du sida. J’avais lancé l’alerte au sujet de ce que j’ai commencé à appeler « la génération larguée », c’est-à-dire tous ces enfants en déshérence. Je savais que cela augmenterait la criminalité, le nombre des enfants-soldats, celui des terroristes. Je demandais que ces enfants soient élevés dans des structures familiales pour leur offrir un avenir. Les gens ne voulaient pas en entendre plus. Il y a des études qui ont démontré que le cerveau humain ne peut absorber de trop gros flots d’informations catastrophistes ou anxiogènes.

Les ONG ont encore de longues années à combattre, alors…

Oui, et c’est pour cela qu’avec FXB  j’avais l’idée de réparer le monde, d’apporter ma pierre et ma contribution aux ONG et que cela serve d’exemple aux gouvernements, qui pourraient reprendre nos bonnes pratiques à une autre échelle. Pour FXB, nous avons obtenu deux victoires  : les soins palliatifs à domicile, repris en France et en Suisse, et le Centre FXB à Harvard. Sa mission consiste à faire collaborer des universitaires, des éducateurs et des élus pour faire progresser le droit des enfants. Aujourd’hui, la fondation intervient dans 17 pays auprès de 1,4 million de personnes. Elle a mis en place 87  programmes et est active dans cinq domaines : les Villages FXB et le développement économique et communautaire  ; l’éducation  ; la nutrition, la santé, l’eau, l’assainissement et l’hygiène  ; la protection des femmes et des enfants  ; et la résilience face au changement climatique. Nos activités renforcent, pour les communautés dans lesquelles FXB intervient, leur capacité à agir et à se développer. FXB travaille avec la conviction qu’investir dans les enfants, la jeunesse et les femmes, c’est investir dans la paix et la sécurité à travers le monde.

Dans votre livre Le Courage de vivre, vous parlez de « dignité via le travail ». À l’heure où l’on peut s’interroger sur le sens à donner au travail et sur son utilité, vous, vous y voyez une raison d’être.

Il est essentiel de travailler. Vous savez, il faut assister ceux qui n’ont pas suffisamment. Mais l’assistance ne doit pas devenir de l’assistanat. C’est un pied à l’étrier et pas une couverture sur laquelle on va se coucher. Le travail, c’est la dignité, l’insertion dans la société. J’ai vu beaucoup de personnes dans le besoin qui étaient devenues dépendantes de la fondation, voilà pourquoi j’ai voulu créer des Villages FXB, afin que ces personnes acquièrent une autonomie. Le travail doit être rendu humain, mais il ne faut pas l’enlever aux humains, car cela fait partie de leur dignité, des liens sociaux, de l’insertion et de la raison d’être. D’autant plus quand on contribue à une tâche plus grande que soi-même. C’est pour cela que les entreprises jouent un rôle social également.

Albina du Boisrouvray, Le Courage de vivre, Flammarion