À la clé d’une renaissance verte : l’« ingénierie produit »
Passé de Saint-Gobain aux ors de l’Élysée, Olivier Lluansi a lancé l’ini-tiative Territoires d’industrie. Interview d’un expert prolixe et vision-naire, associé de PwC Strategy& et enseignant à l’ESCP Business School et à Mines Paris-PSL.
Peut-on parler de révolution industrielle verte ?
Nous sommes dans ce que j’appelle un changement de paradigme. Nous étions dans une société de consommation de masse avec un outil de production qui répondait à ce besoin. On est en train de basculer vers une société qui n’a pas encore trouvé son nom, mais qui recherche à la fois une symbiose avec l’environnement et une souveraineté. Cette bascule de modèle de société entraînera celle de notre outil productif. En fait, elle est déjà bien avancée, peut-être plus que l’on n’en a déjà conscience dans les discours politiques. Je suis impressionné par la manière dont les entreprises et les territoires avancent. Tous les secteurs sont concernés. Par ailleurs, je n’aime pas le terme de « révolution », qui implique des divisions, je préfère celui de « renaissance ».
Comment cette renaissance se traduit-elle concrètement ?
Par un certain nombre de nouvelles exigences pour les entreprises : il faut décarboner la production, aller vers des produits qui utilisent de moins en moins d’énergie et qui soient de plus en plus écoresponsables, notamment en fin de vie. Il faut désormais penser aux cycles de vie, utiliser des matériaux qui, si possible, réduisent nos dépendances ou n’en créent pas de nouvelles, et qui puissent être réutilisés. Tout cela entraîne que la plupart des produits, des objets sont ou seront inévitablement repensés pour répondre aux attentes complètement nouvelles de la société, des consommateurs-citoyens, de la réglementation et du marché.
Dans les faits, comment un produit peut-il se transformer ?
J’aime à citer l’exemple de Mob-ion, qui fabrique des scooters électriques. Un amortisseur, jusqu’à présent, était serti, il ne se démontait pas. Mob-ion a inventé un amortisseur qui peut l’être. Certaines parties ont une durée de vie de dix ans, d’autres de trois ans. On peut réinjecter, dans la deuxième vie du scooter, une pièce qui ne pouvait pas l’être auparavant. Les pièces se démontent et se remontent facilement. Elles se recyclent aussi. Sur les moteurs électriques, il n’y a aucun contact d’usure, à l’exception du moyeu qui est dans le carter. Même chose : démontable, il permet de conserver presque à l’infini le rotor et le carter du moteur. Ainsi la manière de concevoir les objets leur donne la possibilité d’une deuxième, d’une troisième existence, et cela sera complètement différenciant. Des secteurs sont plus précurseurs que d’autres, ils touchent à nos modes de vie, ils ont un impact environnemental important. On pense naturellement à la mobilité. C’est la formidable démonstration de Tesla : la nouvelle voiture n’est pas du tout la même que celle d’avant. Quand Testa dit : « Une voiture, c’est quatre roues motorisées et un logiciel dedans », on est loin du modèle passé où le moteur thermique était au cœur du processus industriel, lequel consistait ensuite à assembler autour des pièces fournies par des intermédiaires.
Comment les groupes et les sociétés vont-ils s’adapter ?
Le risque principal qu’ils courent est de se retrouver avec une dizaine de feuilles de route pour répondre à toutes ces nouvelles attentes : décarbonation, déchets, sécurité d’approvisionnement, foncier et biodiversité, réparabilité, réduction des dépendances, etc. Ce serait ingérable. Il n’y a qu’un seul moment dans la vie industrielle et dans la vie du produit où toutes ces exigences se rejoignent et peuvent être traitées globalement, y compris dans leurs contradictions, c’est celui de la conception. Cela va changer beaucoup de choses ! Nombre de spécialistes des produits qui œuvrent dans leur bureau devront apprendre à travailler ensemble. Cela passe à mes yeux par une unité centrale : l’« ingénierie produit ». Tous les groupes et même les petites structures devront organiser cette fonction clé.
Les grands groupes et les petites structures sont-ils armés de la même manière pour répondre à cette évolution ?
Les grands groupes sont plus riches en ingénierie, ils peuvent recruter plus facilement des compétences. Mais ils sont parfois moins agiles, moins réactifs aux changements de culture. Pour une PMI, c’est moins évident en matière de ressources. Celles qui réussiront demain seront sans doute celles qui intégreront cette fonction d’ingénierie produit. La PMI classique sous-traitante d’un groupe qui, lui, conçoit et prescrit les sous-ensembles et en délègue la production risque de disparaître. Cela fait partie des dernières petites morts du modèle taylorien tel qu’on l’a mis en place en France sous les années fastes de De Gaulle et de Pompidou, avec la constitution de « fleurons » : surtout de grands groupes qui s’appuyaient sur une noria de PMI exécutantes et variables d’ajustement. Les PMI doivent ainsi requestionner leurs produits et apporter des solutions nouvelles à leurs clients anciens et au marché.
Le risque d’une fracture existe-t-il entre les « gros » et les « plus petits » ?
Le risque est là, mais j’observe aussi que ce n’est plus le plus gros qui mange le plus petit, mais le plus rapide qui mange le plus lent ! Aussi tout le monde a ses chances. On est dans une bascule qui va terriblement vite. Un grand groupe a des moyens, mais il est aussi engoncé dans une culture. C’est sa force, mais aussi quelque part sa faiblesse. Pas facile de faire évoluer une culture rapidement. Il n’est pas évident de dire quel sera le modèle gagnant. Sans doute un mélange des deux, mais avec d’autres ponts d’équilibre. Autre question : la sécurité d’approvisionnement et l’environnement, tout cela a aussi un coût. Comment est-il répertorié ? Qui paie ?
Qui va financer, alors ?
Des pays ou des zones géographiques ne vont pas vouloir aller à la même vitesse ni utiliser les mêmes outils d’incitation. L’Europe aime et privilégie la réglementation. Les États-Unis y vont à grands coups de subventions avec l’Inflation Reduction Act (IRA). La Chine reste adepte des planifications massives. Cette renaissance verte a un coût, il ne faut pas se leurrer. Comment répartit-on ce surcoût au sein d’ensembles géopolitiques ou économiques qui ne mettent pas les mêmes priorités aux mêmes moments ? Il n’y a pas de réponse à cette question et c’est un vrai sujet ! La puissance publique n’en est pas à ce niveau de réflexion. C’est là où la société est en avance sur la politique. Sur le temps long, je suis optimiste. Sur le temps court, j’aimerais bien que ça aille un peu plus vite…
Va-t-on vers un nouveau modèle économique ?
C’est bien le sujet ! Et le moins défriché aujourd’hui. L’Europe veut aller plus vite que les États-Unis ou faire différemment de la Chine. Il y aura la tentation de la protection. Cependant la taxe carbone, qui semblait être une bonne idée, est moins évidente. La dernière étude de La Fabrique de l’industrie [laboratoire d’idées indépendant] révèle que cette taxe menace 150 000 emplois industriels en France, soit 6 % de la population active de l’industrie. Des bonnes idées peuvent parfois se révéler contre-productives…
Ne va-t-on pas vers une société à deux vitesses ?
En 2020, on devinait ce chemin industriel à travers la brume. Il devait exister. Aujourd’hui, on est capable de le cartographier jusqu’à un certain point : potentiel de création d’emplois, besoins de formation, de foncier, d’investissement… Cette renaissance verte va coûter plus cher. Et dans une société qui a généré déjà pas mal d’inégalités en matière de pouvoir d’achat, il va aussi falloir gérer cet aspect…
Le grand gagnant n’est-il pas déjà connu, n’a-t-il pas pris une longueur d’avance ?
Nous avions un temps d’avance en Europe. Les États-Unis sont en train de nous rattraper et peuvent nous dépasser. Ils ont plusieurs atouts que l’on peine à réunir en Europe. Le premier, c’est un esprit d’entrepreneuriat très fort qui fait partie intégrante de leur culture. Le deuxième est lié à leur relation au financement et à la prise de risque, complètement différente de la nôtre. En France, les entreprises se financent avec 25 % de fonds propres et 75 % de dettes. Aux États-Unis, c’est le ratio inverse. Le troisième point est le dogme du libre marché et de sa régulation. Les États-Unis, qui sont à l’origine de cette pensée, ne sont pas aussi dogmatiques que nous. Face au défi de la transition écologique, ils ont décidé de mettre 470 milliards de dollars sur la table. Sans doute plus, même, car l’IRA est un véritable guichet ouvert ! Certains estiment qu’à l’arrivée jusqu’à 1 400 milliards de dollars pourraient être investis dans cette nouvelle économie. Les États-Unis se donnent la capacité de déroger à un moment donné d’un cadre conceptuel du libéralisme et de la réglementation, ce qu’on a beaucoup de peine à faire en Europe.
Des entreprises françaises n’ont-elles pas la tentation d’aller alors investir outre-Atlantique ?
En France, on n’a pas perdu de grands projets, sans doute parce que l’on a mis aussi le chèque. On refait des cathédrales industrielles : des « gigafactories » de batteries, de puces électroniques, d’électrolyseurs. On n’avait pas vu ça depuis des décennies. En revanche, les projets plus petits, notamment ceux portés par des ETI, passent sous les radars. Or, l’IRA américain sait aussi les accueillir… Ils ne font pas beaucoup de bruit ni la une des journaux. Pour ce type d’entreprises, aller profiter de l’IRA est une opportunité énorme, il ne faut pas se voiler la face…
Les nouvelles énergies sont cruciales dans cette renaissance. Comment la France est-elle armée ?
Elle l’est à la fois très bien et elle a fait de grosses fautes. On se dirige vers une économie industrielle décarbonée ; on a un véritable atout avec l’électricité d’origine nucléaire ou renouvelable ; mais on s’est aussi tiré une balle dans le pied pendant plusieurs années en ne construisant pas de filières industrielles pour les équipements qui produisent d’ENR [énergies renouvelables], et aussi en mettant en sommeil notre filière nucléaire, qui nous a fait perdre de la compétence et de la capacité d’innovation. On se dirige vers des réacteurs nucléaires plus petits après avoir visé des réacteurs plus gros. Il y a quelques années, la France était à la pointe sur tout ce qui se faisait dans ces technologies-là. Il est probable que la vitesse de notre réindustrialisation va être limitée par notre capacité à donner à notre industrie une énergie décarbonée, même s’il y a d’autres freins : des procédures administratives trop lentes ou encore le foncier qui n’est pas disponible, pas plus que les talents. Nous devrions être capables de faire notre réindustrialisation en revalorisant les friches industrielles existantes. On a ce qu’il faut. Enfin, il y a la formation, qui devient un point bloquant. Si on remet l’industrie au cœur d’un projet collectif, d’un récit national, il faut être capable d’attirer à nouveau les gens vers ce secteur. On a créé 60 000 emplois industriels, mais on en a encore 60 000 de vacants. Il faut reconnecter l’industrie et son image. Il y a un décalage entre la perception et la réalité. Nous devons aussi faire renaître nos héros industriels. Auparavant, de grands capitaines d’industrie incarnaient cette réussite. Braquons les projecteurs sur les nouvelles générations. Mon dernier livre* sur les néo-industriels les met en avant, et j’espère qu’il donne envie de les suivre. Qui dit renaissance dit aussi nouveaux acteurs…
* Olivier Lluansi est l’auteur de plusieurs ouvrages. Il vient de publier Les Néo-industriels, l’événement de notre renaissance industrielle, aux éditions Les Déviations.