« Le leadership spirituel est discret, mais profondément transformateur »
Chercheuse engagée et pionnière dans l’exploration du lien entre spiritualité et management, Catherine Voynnet-Fourboul partage sa vision d’un leadership réenchanté par la quête de sens, la transcendance et la reconnaissance des épreuves humaines. Dans cet entretien riche et intime, elle revient sur les définitions complexes de la spiritualité, son rôle dans les organisations, et les chemins parfois discrets, qui y mènent.
Vous évoquez la spiritualité comme un levier managérial dans toutes vos publications. Comment la définissez-vous dans le contexte professionnel ?
Ce n’est pas si simple ! J’ai d’abord travaillé à en cerner les contours. Dans l’un de mes ouvrages, co-écrit avec Gaëlle Moëlle-Hulvoas, nous avons identifié plusieurs courants dont l’un ancré dans la quête de sens, l’autre dans la transcendance. Pour certains, la transcendance est un moyen d’atteindre le sens, pour d’autres, c’est l’inverse. Personnellement, je me situe dans la seconde voie : la connexion à quelque chose de plus grand que soi.
Dans le contexte professionnel, la spiritualité désigne la quête personnelle de sens, de cohérence et de transcendance que les individus mobilisent dans leur travail. Elle se manifeste par une connexion authentique à soi, aux autres et, parfois, à une réalité plus vaste (nature, humanité, idéal ou divin). Indépendamment de toute affiliation religieuse, elle soutient des comportements éthiques, favorise l’engagement, nourrit la coopération, et contribue au bien-être et à la qualité relationnelle au sein des organisations. En tant que processus dynamique, elle éclaire les finalités de l’action professionnelle et participe à l’intégration harmonieuse des dimensions personnelle, collective et institutionnelle du travail.
La difficulté à définir la spiritualité est un frein à sa reconnaissance dans le monde du travail ?
En effet, l’absence de définition consensuelle de la spiritualité complique son étude, notamment dans le champ de la recherche. Pourtant, cette diversité sémantique reflète la richesse et la pluralité des expériences spirituelles vécues. Si la théorie cherche à en rendre compte par des typologies ou des modèles, c’est souvent par l’expérience personnelle que la compréhension s’approfondit. Une réalité complexe à définir n’en est pas moins réelle. La difficulté à circonscrire conceptuellement la spiritualité ne doit pas en masquer la présence ni la portée dans les parcours de vie et les environnements professionnels.
Est-ce que le leadership spirituel est accessible à tous ? Ou bien suppose-t-il une épreuve initiatique ?
Oui, le leadership spirituel est potentiellement accessible à tous, mais il ne se décrète pas : il se révèle, se cultive et s’incarne. Il ne dépend ni d’un statut hiérarchique, ni d’un bagage spirituel préalable, mais d’un cheminement intérieur souvent déclenché par une prise de conscience, une épreuve ou une quête de cohérence entre l’être et l’agir. Ce leadership repose sur des qualités humaines universelles : l’écoute, l’espérance, la compassion, le sens du service que chacun peut développer.
Toutefois, son accès suppose un certain degré de maturité, de réflexivité, et le courage de se confronter à ses propres vulnérabilités. En ce sens, il est ouvert à tous, mais n’est pas emprunté par tous. La dimension spirituelle peut émerger très tôt chez certains, portée par une sensibilité intérieure ou un environnement favorable, puis être mise en veille ou tenue à distance de la sphère professionnelle. Pour d’autres, elle se révèle plus tardivement, souvent à la suite d’une épreuve fondatrice. Celle-ci agit comme un choc existentiel : elle fissure les certitudes du modèle rationnel dominant et ouvre une brèche, souvent vécue comme un appel spirituel pour traverser l’épreuve. Ce moment de bascule devient alors un seuil, car l’épreuve devient le révélateur de motivations intrinsèques profondes. En s’appuyant sur des valeurs altruistes, la personne engagée dans un cheminement spirituel met son leadership au service d’une vision inspirante et partagée, donnant sens à l’action collective. Cette vision suscite un double mouvement : un sentiment d’appel, où chacun ressent que sa vie et son travail ont une portée singulière ; et un sentiment d’adhésion, nourri par une culture organisationnelle fondée sur le respect et la reconnaissance mutuelle. Le leadership spirituel soutient à la fois le bien-être personnel et la performance organisationnelle.
Justement, le modèle rationaliste est-il à bout de souffle ?
Le modèle rationaliste, fondé sur la maîtrise, la prévisibilité et la mesure, a longtemps structuré les organisations et permis des avancées en matière d’efficacité. Toutefois, face à la complexité croissante des environnements, à l’incertitude des contextes et à la quête de sens exprimée par de nombreux collaborateurs, ce modèle montre aujourd’hui ses limites. Il ne suffit plus à nourrir l’engagement, ni à susciter des dynamiques collectives durables. Il ne s’agit pas de le rejeter, mais de le compléter, de l’équilibrer par des approches qui reconnaissent les dimensions relationnelles, émotionnelles et spirituelles du travail, là où se joue désormais une part essentielle de la motivation et de la transformation. Je pense que la jeune génération est plus ouverte à ces sujets. Mais la spiritualité est intime, donc difficile à intégrer dans les cadres professionnels classiques. Il faut créer des espaces sûrs pour en parler. Et surtout, veiller à ne pas tomber dans des dérives sectaires et faire preuve de vigilance constante.
Ressentez-vous cette méfiance chez les dirigeants français ?
D’une manière générale, ce sont des sujets sensibles, qui appellent à avancer avec prudence. Lorsque j’ai commencé à inviter mes étudiants à analyser le style de leadership de leurs mentors, les premiers entretiens révélaient souvent une certaine retenue. L’expression de la dimension spirituelle restait implicite, voire hésitante. Mais au fil des années, cette réserve s’est estompée : la parole se libère progressivement, et des dirigeants partagent aujourd’hui des témoignages profonds, sincères, où transparaît clairement une dimension spirituelle. Cela témoigne d’une évolution en cours, encore discrète, mais indéniablement significative.
Avez-vous des exemples concrets de dirigeants spirituellement engagés ?
Oui, certains dirigeants incarnent la dimension spirituelle de manière remarquable. Emmanuel Faber, par exemple, a profondément marqué les esprits. Il portait une vision engagée de l’entreprise. Son passage à la tête de Danone a laissé une empreinte durable.
J’ai également eu l’occasion de rencontrer Mohamed Yunus, dont la présence lumineuse reflète une foi dans la transformation sociale par l’action économique. Enfin, André Delbecq, l’un des pionniers du leadership spirituel, rayonnait d’une douceur et d’une profondeur rares. Ces figures exercent une influence singulière : leur manière d’être touche, élève, et produit un effet presque « guérisseur » face au stress et à la pression ressentis dans les organisations. Mais il faut souligner que la plupart des leaders spirituels restent discrets : leur engagement ne se proclame pas, il s’incarne, dans le quotidien, avec humilité.
Mais alors, comment promouvoir le leadership spirituel si ceux qui le pratiquent restent dans l’ombre ?
C’est tout le paradoxe. Le spirituel, c’est l’intime. La spiritualité agit souvent en profondeur, sans bruit. Les dirigeants préfèrent mettre en avant leurs résultats tangibles. Pourtant, ces dimensions ne s’opposent pas : un être équilibré incarne aussi la matérialité. Se focaliser uniquement sur la dimension spirituelle, en négligeant son inscription dans le réel, poserait question. Nous sommes des êtres spirituels incarnés, appelés à agir dans le monde. Il est donc non seulement légitime, mais essentiel, d’assumer cette articulation entre intériorité et action. Pour promouvoir le leadership spirituel, on peut miser par exemple sur l’exemplarité discrète, le codéveloppement et le mentorat, qui permettent une transmission authentique, enracinée à la fois dans l’être et dans le faire.
Vous avez mentionné un doctorant travaillant sur la foi chrétienne dans le management…
Oui, c’est passionnant. Il étudie comment la foi chrétienne, lorsqu’elle est vécue de manière incarnée, devient une force intérieure qui guide le discernement et l’action managériale. Ces dirigeants, souvent issus de communautés catholiques ou évangéliques, traduisent leur foi en pratiques concrètes, en s’appuyant sur les principes de la doctrine sociale de l’Église. Leur leadership, ancré dans la prière, la relation et la fidélité intérieure, conçoit l’entreprise comme un lieu de mission. C’est une spiritualité collective, discrète dans les mots mais puissante dans les actes.
Et vous, personnellement, qu’est-ce qui vous a menée à croiser spiritualité et management ?
J’ai eu très jeune une expérience spirituelle marquante. Plus tard, une étude sur la médiation dans les PME m’a fait percevoir combien la restauration des relations entre les personnes en conflit relevait aussi du spirituel. Puis à l’Academy of Management, j’ai vu que d’autres chercheurs s’emparaient du sujet. Cela m’a encouragée à creuser cette voie.
Vous êtes à l’origine de plusieurs structures autour de ces thématiques. Pouvez-vous nous en parler ?
Tout a commencé au sein de l’AGRH, avec la création d’un groupe de recherche dédié au management et à la spiritualité. À l’instar de ce que propose l’Academy of Management à l’échelle internationale, nous avons souhaité offrir un espace francophone de réflexion et de dialogue. Ce premier noyau s’est élargi avec la création de l’Association Spiritualité au Travail & Management, qui réunit chercheurs et professionnels autour de ces enjeux. Nous avons également lancé des webinaires ouverts à tous, afin de diffuser les résultats de la recherche, susciter des échanges et encourager le partage d’expériences. Nous espérons à l’avenir recueillir davantage de témoignages de dirigeants engagés dans cette voie.