Le travail remis en question

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Face à l’évolution des attentes professionnelles, la question du sens au travail reste encore et toujours un enjeu crucial pour la santé mentale des salariés. Comment concilier aspirations personnelles et exigences professionnelles sans compromettre l’équilibre psychologique des travailleurs ? Analyse d’une tendance de fond qui réinterroge la place du travail dans nos vies.

 

Par Denis Monneuse, , Chercheur en RH à l’Université catholique de l’Ouest (UCO), Directeur du cabinet de conseil « Poil à gratter ».

La principale préoccupation de l’homme n’est pas d’obtenir du plaisir ou d’éviter la douleur, mais plutôt de trouver un sens à sa vie » affirmait le psychiatre Viktor Frankl quelques années après avoir survécu au camp de concentration d’Auschwitz. Et comme nous passons une grande partie de nos journées au travail, nous cherchons du sens au travail.

Travailler : oui, mais autrement

Continueriez-vous à travailler si vous gagniez au Loto ? Il y a de fortes chances que vous répondiez oui à cette question comme plus de 80 % des personnes interrogées partout dans le monde (voir encadré). Il est aussi probable que vous répondiez, comme plus de la moitié des gens, que vous ne voudriez pas conserver votre emploi actuel, mais travailler autrement : changer de métier, créer votre propre entreprise, travailler moins, etc. Ces chiffres prouvent que la valeur travail n’est pas en chute libre. En revanche, l’exigence par rapport au travail croit : nous voulons un travail qui a du sens et qui prenne moins de place dans nos vies afin de préserver un bon équilibre entre vie pro et vie perso.

Source : Sharabi, M., & Harpaz, I. (2019). To work or not to work: variables affecting non‐financial employment commitment over time. International Labour Review, 158(2), 393-417.

 

 

D’après les études de Dominique Méda et Patricia Vendramin, cette tendance est encore plus développée en France que dans les autres pays européens : les Français sont les plus nombreux à déclarer, d’un côté, que le travail est important et, de l’autre, qu’ils voudraient qu’il prenne moins de place dans leur vie. La quête de sens au travail prend encore plus de force à des âges clés, lors de la crise de la quarantaine par exemple. Un trader peut alors rêver d’ouvrir une maison d’hôte et une directrice marketing de se reconvertir en professeure de yoga. Mais la perte de revenus et les crédits immobiliers à rembourser freinent souvent ces aspirations.

 

Les confinements liés au Covid ont renforcé cette quête. Le fait de se poser, de prendre le temps, a permis de prendre du recul, de se poser des questions, contrairement au hamster qui ne cesse de pédaler dans sa cage. Ce questionnement a été accru par la dichotomie entre les métiers essentiels et non-essentiels. Une femme cadre interviewée dans le cadre de mes recherches pensait occuper un poste clé. Elle fut donc estomaquée quand, du jour au lendemain, son employeur lui demanda de rester chez elle en chômage partiel. Elle réalisa alors qu’elle était loin d’être indispensable et que les notes qu’elle rédigeait à destination de la direction n’était sans doute pas lues. Prenant conscience qu’elle travaillait d’arrache-pied depuis des années pour un impact quasi nul, elle fut à deux doigts de tomber dans la dépression.

Quand le travail perd son sens

Charlie Chaplin avait illustré la perte de sens du travail dans son film Les Temps modernes par un ouvrier travaillant à la chaîne dont le métier consistait uniquement à visser des boulons. Aujourd’hui, les salariés qui se plaignent de perte de sens mettent plutôt en avant la surabondance de reporting, le manque de reconnaissance, la solitude au travail, des évaluations effectuées par des managers peu présents sur le terrain, les directives reçus de dirigeants à l’autre bout du monde ou dans une tour d’ivoire, le sentiment de n’être perçu que comme un pion, etc.

 

Le succès de la notion de bullshit jobs (« emplois à la con ») lancée par l’anthropologue David Graeber indique qu’une partie de la population active se reconnaît dans cette dénonciation d’emplois de bureau consistant essentiellement à effectuer des tâches inutiles, superficielles et vides de sens.

Mais même des salariés dont l’utilité sociale du métier est évidente peuvent ne plus trouver de sens, en raison des dégradations de leurs conditions de travail. Par exemple, des conducteurs de bus affectés à des lignes difficiles sont confrontés à des passagers qui fraudent, ne respectent pas les interdits (comme celui de ne pas fumer dans le bus), les insultent parfois, voire les caillassent. Ces conducteurs sont alors tentés de démissionner ou bien de cumuler les arrêts de travail.  De même, le sens des métiers médicaux va de soi. Pourtant, des infirmières se plaignent du manque de sens de leur travail quand elles se retrouvent en sous-effectifs et pressurisées au point de ne plus avoir le temps d’être à l’écoute des patients. Certaines ont l’impression d’être à la limite de la maltraitance, tant elles se retrouvent en décalage par rapport à leur idéal de soins.

 

Les pires et meilleurs métiers en termes de sens au travail

Un sondage Opinion Way pour l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) indique qu’environ 20 % des actifs s’interrogent sur le sens de leur travail. Les jeunes, les salariés du secteur public et les manageurs sont surreprésentés parmi eux. Mais la question du sens au travail n’est pas binaire. Tout n’est pas blanc ou noir. C’est pourquoi Coralie Perez et Thomas Coutrot mesurent le sens au travail sous trois angles dans leur livre Redonner du sens au travail (Seuil, 2022). Ils distinguent :

  • L’utilité sociale (faire quelque chose d’utile aux autres, être fier de son entreprise)
  • La cohérence éthique (éprouver la fierté du travail bien fait, ne pas devoir faire des choses que l’on désapprouve)
  • La capacité de développement (ne pas s’ennuyer, pouvoir organiser son travail à sa manière, développer ses compétences).

 

Seul un tiers des Français est satisfait dans ces trois domaines. Les autres se plaignent principalement de manquer de temps et de ne pas développer leurs compétences professionnelles.  Cet ouvrage met en lumière les métiers à plus faible sens au travail (employés de banque, ouvriers non qualifiés, agents de gardiennage…) et les métiers à plus fort sens au travail (assistantes maternelles, ouvriers qualifiés du bâtiment, enseignants, médecins…). On note ainsi l’absence de forte corrélation entre sens et rémunération. Par exemple, les assistantes maternelles ressentent plus de sens au travail que les employés de banque, mais ne touchent pas le même salaire.

Comment redonner du sens du travail ?

Les études montrent que les collaborateurs qui trouvent du sens à leur travail sont plus motivés, plus satisfaits, plus performants et moins absents que la moyenne. En outre, le sondage Opinion Way pour l’Anact indique que 40 % des actifs envisageraient de quitter leur emploi pour un emploi davantage porteur de sens. Les entreprises ont donc tout intérêt à agir en ce sens.

 

Dans leur livre Manager par le sens (Éditions d’Organisation, 2006), David Autissier, Frédéric Wacheux proposent d’agir à 3 niveaux :

  • au niveau du poste de travail en améliorant les conditions de travail, les relations entre pairs et avec la hiérarchie, en accroissant les ressources et en diminuant les contraintes opérationnelles ;
  • au niveau d’un service en augmentant l’autonomie et la reconnaissance des compétences, en fixant des objectifs réalistes et en rétribuant le travail à sa juste valeur ;
  • au niveau de l’organisation en partageant la stratégie, en améliorant l’image de l’entreprise, et en développant une culture propre à l’organisation.

 

À l’employeur par exemple d’exposer la finalité du travail de chacun et de développer leur sentiment d’appartenance. Pour reprendre une célèbre anecdote, un manager peut inciter un tailleur de pierre à se percevoir comme un bâtisseur de cathédrale au lieu de se considérer comme un simple tailleur.

Designez votre travail !

Toutefois, l’employeur ne peut pas tout. Une dimension subjective demeure, propre à chacun en fonction de ses valeurs, sa trajectoire, sa personnalité et ses croyances. Une étude sur des caissières a révélé que certaines se sentaient utiles, aimaient le contact avec les clients et étaient ravies de ne pas passer leur journée sur un écran d’ordinateur, tandis que d’autres dénigraient leur métier en raison de son manque de prestige social et de sa faible rémunération. Suivant leur perception de leur métier, leur taux d’absentéisme différait.

 

Les chercheuses Amy Wrzesniewski et Jane Dutton souligne le rôle de l’empowerment individuel et nomment job crafting l’adaptation par les salariés de leur emploi. Cette personnalisation prend de multiples formes : la modification de tâches (déléguer, s’octroyer plus de responsabilités, changer de méthodes), la transformation de ses relations de travail (travailler de manière plus collective par exemple), un changement de regard sur son travail, etc.

 

Enfin, une autre stratégie individuelle consiste à chercher du sens ailleurs en tant qu’autoentrepreneur. A côté de leur emploi, des salariés lancent une activité de massage, création de bijoux, naturopathe, etc.