Prévention : Cet angle mort des politiques de soutien
La diffusion dans le langage commun de notions relatives à la prévention des risques psychosociaux et à la promotion de la qualité de vie au travail laisse imaginer une meilleure prise en charge des situations de violence et de harcèlement. En parler davantage, n’est-ce pas le signe d’une plus grande lucidité quant à l’existence des problèmes ainsi qu’à leur traitement ? On aimerait le penser mais la réalité est toute autre.
Les enquêtes de la DARES mettent en lumière des conflits au travail de plus en plus fréquents et intenses. L’enquête Sumer de 2017 fait des comportements incivils, agressifs ou agressants, le premier facteur des risques psychosociaux des salariés européens. Ces dernières années, la pandémie de Covid19, le télétravail mis en place dans des conditions chaotiques, les incertitudes vis-à-vis de l’avenir, l’hyperfréquence des restructurations ainsi que la grande insécurité économique ont créé confusion et tension chez les salariés. Or, plus les situations de travail sont stressantes, plus la conflictualité s’ancre dans le quotidien des travailleurs. Comment rester serein lorsque le sol se dérobe sous nos pieds et que nous percevons l’avenir comme étant hostile ? Agir sur un phénomène implique nécessairement d’en avoir une bonne compréhension. On note que la représentation des situations conflictuelles est relativement peu mature et sclérose les progrès. Quoi de plus fréquent et banal que les conflits au travail ou dans la vie quotidienne ? En effet, les conflits sont consubstantiels à la co présence. Cessons de considérer les tensions interpersonnelles comme des exceptions et commençons à leur donner le statut qu’elles méritent : celui de normes certes parfois désagréables mais éminemment courantes. Élargissons même cette conception du conflit à la notion de risque : désirer le risque zéro implique la négation de l’exercice de vivre. Le philosophe André Comte-Sponville saisit la singularité de la situation au travers de cette pensée « mieux vaut une vraie tristesse qu’une fausse joie ». C’est la lucidité quant à l’existence d’un phénomène qui nous permet de nous emparer de ce dernier pour mieux agir efficacement. La lucidité toujours, car elle seule nous permet d’avancer là où le déni nous ralentit. La lucidité est une mise en abîme âpre mais permet de retrouver l’équilibre. Pour prévenir et gérer les situations de violence et de tension au travail, la première étape est donc de reconnaître leur existence avec lucidité. Ce préalable n’est pas si tragique qu’il n’y paraît. Il est simplement triste. Certes, il est désagréable de constater que les violences sont diffusées dans la société mais il est possible d’agir sur ces dernières pour les maîtriser. Le tragique est inéluctable, les possibilités d’actions ici sont, au contraire, réelles et nombreuses. La deuxième étape consiste à comprendre le réel pour favoriser l’action. Les situations conflictuelles répondent toujours à une logique d’escalade. Il peut être tentant de regarder le conflit simplement dans sa version symptomatique, c’est-à-dire dans ce qu’il peut provoquer chez autrui. Peu de surprises à ce niveau-là : colère et affects dépressifs ont déjà été éprouvés par chacun d’entre nous. Une lecture centrée uniquement sur les conséquences néglige les causes racines et le caractère systémique de l’amplification de ces situations. Pour saisir cette escalade, commençons par l’étape numéro un. Imaginons une vendeuse qui arriverait avec 20 minutes de retard en magasin le premier jour des soldes. Son retard perturbe l’organisation de l’équipe. Son manager lui fait marquer de la façon suivante : « quand tu arrives en retard le premier jour des soldes, ça perturbe l’équipe et ça n’est pas acceptable ». De bonne foi, la vendeuse formule des excuses et s’engage à ce que ça ne se reproduise pas. Imaginons maintenant que la vendeuse arrive de nouveau en retard le lendemain. Particulièrement agacé par les engagements non respectés et les conséquences sur le reste de l’équipe, le manager s’exprime de façon plus véhémente « tu ne tiens pas tes promesses, tu n’es pas fiable et on ne peut pas compter sur toi ». La vendeuse renouvelle ses excuses et s’engage là encore à ce que ça ne se reproduise pas. Comme il y a du travail en magasin, chacun reprend son poste mais éprouve du ressentiment. Le jour d’après, la vendeuse arrive de nouveau en retard et le manager est hors de lui. Le conflit vise désormais la relation : « c’est impossible de travailler avec quelqu’un comme toi, je me demande ce que tu fais encore ici ». Ça n’est plus un comportement spécifique dans une situation contextualisée, ni des qualités intrinsèques de la vendeuse que le manager questionne mais bien sa place dans le magasin et sa relation contractuelle à son employeur. Dans cette situation, faire appel à un tiers parait incontournable pour tenter restaurer une faculté à coopérer. Malheureusement, on fait trop régulièrement appel à la pensée magique : il est préférable de ne pas agir car les choses s’arrangent avec le temps. Que le temps permette d’apaiser les tensions, c’est une certitude mais il ne le permet jamais seul. Il y a toujours une primauté de l’action avant la cicatrisation. Lorsque cette situation n’est pas régulée, on assiste à un hyper conflit polarisé, c’est-à-dire une logique de cliques, de sous-groupes hostiles les uns envers les autres. Pour ne pas rester isolé dans sa position, chaque salarié cherche l’adhésion d’autres personnes et forme alors un clan hostile au clan d’en face. Difficile lorsqu’on en arrive à un tel niveau d’hypertension relationnelle de restaurer des facultés coopératives. Heureusement, différentes stratégies existent pour prévenir et gérer cette escalade :
Verbaliser une intention bienveillante à moyen terme
Passer un message délicat avec respect et bienveillance à un collaborateur qui n’offre n’apporte pas satisfaction n’est pas simple. Certains confondent autorité et brutalité. Si faire preuve d’autorité sécurise via l’instauration d’un cadre, la brutalité altère la confiance, abrase la relation et amorce le conflit. On peut alors énoncer une intention bienveillante à moyen terme. En voici un exemple : « c’est important pour moi de continuer à travailler avec toi dans la durée et t’amener à développer au mieux ton potentiel pour que tu puisses prendre le poste de manager auquel tu aspires ». Procédant ainsi, autrui comprend que nos intentions sont bienveillantes et qu’on oeuvre pour le mieux au service d’une relation pacifiée et bénéfique. Instaurer un climat de sécurité psychologique Le climat de sécurité psychologique se définit comme la faculté à pouvoir exprimer ses vulnérabilités ou ses difficultés, tant d’ordres personnel que professionnel, sans qu’on nous fasse culpabiliser ou qu’autrui affirme sa supériorité. Concrètement, il s’agit pour le manager d’accepter que la vie professionnelle soit composée d’une large gamme d’états émotionnels. On ne valorise pas uniquement les émotions agréables comme la joie ou l’enthousiasme ; on accepte également la peur, la honte, la tristesse ou la culpabilité. Permettre à chacun d’évoquer ses ressentis émotionnels crée une confiance mutuelle qui donne au manager le statut de soutien en situation délicate. Identifier un but supra ordonné Lorsque la conflictualité est très forte, l’enjeu essentiel est de restaurer la coopération. Le problème à ce niveau-là, c’est qu’on entretient des stéréotypes mutuels dégradant à l’égard de l’autre. Pour les diminuer, on crée une dissonance cognitive en opérant de la façon suivante : on réunit les deux entités hostiles l’une envers l’autre et leur assigne un objectif dont l’obtention n’est possible que par la nécessaire coopération des deux parties. Impossible d’atteindre l’objectif sans collaboration avec ceux que l’on déteste. La dissonance cognitive consiste ici à rendre deux idées difficilement compatibles dans notre cerveau : d’un côté je pense qu’autrui est nul mais de l’autre, je me rencontre qu’il est compétent et efficace. Dans la mesure où cette dissonance est intolérable pour notre cerveau, on réduit la portée de notre stéréotype initial pour restaurer une qualité relationnelle, propice à la coopération et la création de valeur. Prévenir les situations d’hyper conflit et de harcèlement au travail, suppose donc d’être lucide sur leur caractère normal et courant, de comprendre l’escalade de la conflictualité ainsi que la nécessité d’opérer à différents niveaux pour favoriser une logique préventive, bien plus efficace que la seule logique curative. l