Le Grand Entretien : VINCENT KLINGBEIL FONDATEUR ET CEO D’EUROPEAN DIGITAL GROUP

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Visage de l’aventure entrepreneuriale à la française, Vincent Klingbeil, Fondateur et CEO d’European Digital Group, incarne un modèle de leadership ancré dans l’attention, l’impact et une vision intégrée du progrès. Parangon de la “tech humaniste”, il a fait de ses échecs un moteur d’adaptabilité et de lucidité, mariant exigence technologique et conscience sociale, dans un rapport assumé.

Par ANNE-CECILE HUPRELLE

Vous communiquez beaucoup et votre parcours d’avocat devenu entrepreneur revient souvent. Pourquoi ce storytelling vous semble-t-il si essentiel ?

Ce récit est important pour moi parce qu’il raconte qu’on peut changer de trajectoire. En France, on a tendance à s’enfermer dans la voie choisie très tôt – souvent à 18 ou 20 ans. On fait du droit, on devient avocat, et cela devient notre identité. Mais la réalité, c’est que les parcours sont rarement linéaires. Je veux montrer qu’on peut sortir de la case dans laquelle on s’est mis ou dans laquelle on a été mis. Ce n’est pas une faiblesse de changer d’avis. C’est une force. Ce storytelling, c’est aussi une manière de partager les moments difficiles. Car derrière chaque réussite, il y a souvent des doutes, des renoncements, voire des échecs. Et en parler, ce n’est pas se plaindre, c’est transmettre quelque chose. Je m’adresse à ceux qui n’osent pas, qui ont peur de se lancer. Et je veux qu’ils sachent que c’est possible, même si ça ne ressemble pas au plan initial. Vous revendiquez vos échecs comme des étapes fondatrices.

Pourquoi, selon vous, la culture française a-t-elle encore tant de mal à valoriser ces parcours cabossés, à l’inverse du monde anglo-saxon ?

Parce qu’en France, l’échec est stigmatisant. C’est culturel. L’échec est souvent vécu comme une preuve d’incompétence ou de faiblesse, alors qu’il est en réalité une étape d’apprentissage. Aux États-Unis, échouer fait partie du chemin. Si vous échouez, mais que vous avez essayé avec sincérité et détermination, on vous donne une autre chance. On valorise l’audace. En France, c’est l’inverse. On vous colle l’étiquette du « loser » assez rapidement. Il y a peu de bienveillance face à ceux qui tombent. Moi, j’ai connu cette sensation, ce sentiment d’avoir tout raté. Et je peux vous dire que c’est dur. Mais c’est aussi ce qui forge. Ce qui rend la réussite plus savoureuse. C’est pour ça que je milite pour une culture différente de l’échec. Parce que si on ne peut pas échouer, alors on n’ose plus. Et quand on n’ose plus, on stagne.

 

C’est une tendance, les témoignages positifs sur le rapport au travail semblent majoritairement venir du monde entrepreneurial. Est-ce le signe d’un biais narratif, ou cela reflète-t-il une réalité structurelle ?

Il y a deux choses à distinguer. D’un côté, les récits d’entrepreneurs sont très valorisés parce qu’ilqs incarnent une forme de liberté, de prise de risque, de conquête. Et c’est vrai, il y a quelque chose d’héroïque dans cette aventure. Mais de l’autre côté, il ne faut pas sous-estimer la richesse et la beauté de certains parcours salariés. J’ai vu des trajectoires incroyables dans de grands groupes. Des gens qui ont commencé au guichet et qui ont terminé au comité exécutif. L’entrepreneuriat fait peut-être davantage rêver car il porte l’idée d’indépendance, d’impact direct. Mais on peut aussi être un «entrepreneur interne » dans une entreprise. Prendre des risques, innover, fédérer, même sans être fondateur. Le problème, c’est que les médias mettent moins en avant ces réussites salariales. Pourtant, elles existent et méritent d’être racontées.

Forte visibilité, passion pour le théâtre, animation de l’émission « Le Tech Show » : chez vous, l’entrepreneuriat passe aussi par la « scène ». Est-ce qu’un dirigeant peut encore se permettre d’ignorer le regard des autres aujourd’hui ? Et faut-il forcément séduire pour embarquer ?

Le regard des autres compte, oui, surtout dans le contexte actuel. On ne peut plus construire une entreprise sans visibilité. Quand j’étais plus jeune, les grands patrons ne s’exprimaient quasiment jamais. Aujourd’hui, c’est l’inverse : on attend d’un dirigeant qu’il incarne une vision, qu’il prenne position, qu’il soit présent dans les médias, sur les réseaux, face aux talents et aux clients. Ce besoin de visibilité n’est pas juste une stratégie de communication. Il est aussi lié à la crédibilité. Si je veux attirer les meilleurs talents, les meilleurs entrepreneurs, les bons clients, je dois les inspirer, leur donner envie de nous rejoindre. Et cela passe par une certaine forme de séduction – au bon sens du terme. Il faut savoir parler de ce qu’on fait avec enthousiasme, sincérité et engagement. Et le théâtre m’a beaucoup aidé là-dedans. C’est une école de présence, d’écoute, de rythme.

Vous vous estimez plus dirigeant ou leader ?

Je me sens à la fois leader ET dirigeant. Un dirigeant, c’est quelqu’un qui organise, qui pilote, qui administre — des dimensions essentielles à la bonne marche d’une entreprise. Mais être leader, c’est autre chose : c’est inspirer, montrer l’exemple, embarquer les équipes autour d’une vision. Chez EDG, nous sommes plusieurs associés, donc je ne suis pas seul à porter la dynamique. Mon rôle, c’est d’insuffler une vision, de fédérer, de donner de l’élan. Le leadership, pour moi, complète la posture de dirigeant : il en est le moteur humain et collectif.

 

Vous défendez un modèle de leadership centré sur le “care”. Comment cette approche se traduit-elle dans votre manière de diriger au quotidien ?

Le “care”, ce n’est pas de la gentillesse mal placée. C’est une posture managériale qui part du principe qu’on travaille mieux quand on est respecté, écouté, reconnu. Moi, je suis convaincu que la bienveillance est un moteur de performance. Ce n’est pas antinomique avec l’exigence, au contraire. Un management autoritaire génère du turnover, de la démotivation, de la défiance. Un management basé sur la confiance, le dialogue, la clarté des objectifs permet de fidéliser les talents et de les engager durablement. Et d’un point de vue strictement économique, le départ d’un salarié coûte cher. Il faut le remplacer, l’intégrer, le former… Le care est donc aussi une stratégie de performance.

Quels sont, pour vous, les signes concrets que vos collaborateurs se sentent bien ?

On le voit dans les chiffres : peu de départs, beaucoup de cooptations, des collaborateurs qui recommandent l’entreprise, qui en parlent positivement autour d’eux. On le voit aussi dans l’ambiance, dans les interactions quotidiennes. Il y a une énergie positive chez EDG, une envie de construire ensemble. Et on a mis en place des outils pour que ce “bien-être” ne soit pas juste une impression : des entretiens réguliers, du feedback, des enquêtes de satisfaction. Ce n’est jamais parfait, mais on y travaille constamment. Le bien-être ne se décrète pas, il se cultive au quotidien.

Le fait que près de 20 % de vos recrutements passent par la cooptation traduit un fort engagement interne. C’est de l’employee advocacy…

Ils parlent avec fierté, et ça me touche. Quand quelqu’un recommande EDG à un ami, c’est le signe qu’il s’y sent bien. Évidemment, on ne peut pas plaire à tout le monde. Il y aura toujours des critiques. Mais dans l’ensemble, nos équipes sont nos meilleurs ambassadeurs. Cette cooptation est spontanée. On ne l’a pas imposée. Elle est née d’un climat positif, d’un sentiment d’appartenance. Et c’est une belle preuve de culture d’entreprise.

Un atout très attractif : c’est le partage de valeurs. Vous avez capitalisé sur l’actionnariat salarié… L’actionnariat salarié est un levier puissant. Cela permet de dire à nos équipes : “Vous êtes partie prenante de cette aventure. Vous partagez les risques, mais aussi les fruits du succès.” C’est une forme de reconnaissance, de responsabilisation, mais aussi d’attractivité. Quand un collaborateur devient actionnaire, son regard change. Il ne pense plus simplement comme un salarié, mais comme un bâtisseur. Il se projette plus loin. Il a envie de faire grandir l’entreprise. Et ça, c’est inestimable.

La marque employeur est au coeur de votre stratégie, et vous avez été l’un des premiers à nommer une Chief Impact Officer en France. Que représente ce poste dans votre organisation ?

C’est un poste clé chez nous. On a une vraie feuille de route impact, avec des objectifs à court, moyen et long terme, des KPIs, un suivi rigoureux. On ne voulait pas que l’impact reste un discours. Il fallait quelqu’un pour l’incarner, le piloter, le faire vivre. Notre Chief Impact Officer a une expérience solide, elle sait dialoguer avec les équipes, les partenaires, les institutions. Elle fait le lien entre notre vision stratégique et nos engagements concrets. C’est essentiel pour être crédible dans notre démarche.

Créer une culture d’entreprise partagée dans un groupe en forte expansion, avec des marques et des identités différentes, n’est pas simple. Comment réussissez-vous à bâtir un socle culturel commun au sein d’EDG ?

C’est vrai, surtout quand on intègre régulièrement de nouvelles sociétés. Mais justement, c’est là que la culture est cruciale. Elle sert de ciment. Chez EDG, on a des valeurs fortes : excellence, bienveillance, partage, inclusion, synergie. Et on les fait vivre par des événements, des podcasts internes, des rencontres fréquentes entre équipes. Plus les gens se voient, plus ils partagent, plus la culture prend forme. C’est un travail permanent, mais indispensable pour garder une cohésion.

Sur les questions d’inclusion et d’égalité des chances, vous êtes particulièrement mobilisé. Pensez-vous que le digital peut aujourd’hui contribuer à corriger certaines inégalités d’accès ou de parcours ?

Absolument. Le digital peut être un fabuleux outil de décloisonnement social. On peut apprendre à coder sans faire d’école d’ingénieur. On peut se former en ligne, acquérir des compétences, monter des projets… avec juste un ordinateur et de la motivation. Mais il faut aussi accompagner cette révolution. Nous, on travaille avec des écoles, des mairies, pour aller chercher des jeunes de milieux modestes, les former, les intégrer. Il ne faut pas que le digital crée de nouvelles fractures. Il doit être un accélérateur d’égalité des chances.

Vous vivez la philosophie de la « Tech for Good » . Vous avez investi dans «Famirelay», une application à destination des aidants…

Oui, c’est un sujet qui me tient à coeur. J’ai connu les fondateurs de Famirelay très tôt. Eux-mêmes étaient aidants familiaux, et ils ont voulu créer une solution concrète pour accompagner les gens dans cette situation difficile. On parle souvent des enfants à charge, mais on oublie que beaucoup d’adultes doivent aussi s’occuper de leurs parents. C’est un vrai sujet de société. Et quand un projet technologique est utile, humain, et bien pensé, je n’hésite pas à m’engager.

Entre promesses d’impact et risques de dérive, la Tech for Good est à un tournant. Vous êtes aux premières loges : comment vous faites, concrètement, pour conjuguer performance et éthique ? Et est-ce qu’on peut vraiment y arriver ?

C’est un impératif. La tech pose des questions fondamentales : sur les données personnelles, les biais algorithmiques, la fracture numérique… Mais elle off re aussi des opportunités immenses. Il faut donc réguler, encadrer, anticiper. Chez nous, par exemple, on fait de l’infl uence marketing, mais de manière responsable. Pas de partenariats avec des contenus dangereux ou trompeurs. Pas de chirurgie esthétique, pas de fausses promesses. Il faut professionnaliser le secteur, poser des règles claires.

 

Peut-on faire du digital un levier de progrès sans en faire un outil de domination ?

Oui, mais ça demande une vigilance constante. On ne peut pas laisser les GAFA seuls en première ligne. Il faut une régulation européenne forte, des lois, des garde-fous. Il faut aussi que les médias jouent leur rôle : informer sans dramatiser, expliquer sans simplifi er à l’excès. Le digital est un outil. Il peut émanciper, comme il peut aliéner. C’est à nous de choisir comment on l’utilise. Et c’est la responsabilité des dirigeants de prendre cette question au sérieux.

Vous dirigez, vous faites du commercial, du business, du développement, vous êtes en contact avec le terrain. On a parlé du « care » des salariés : et le « care » du dirigeant que vous êtes, où se situe-t-il ? C’est une très bonne question. Le rythme est intense, bien sûr. Mais j’ai appris à préserver des temps de respiration. Le week-end, je me ressource. Je suis avec ma famille, mes amis, mes enfants. Je me déconnecte – autant que possible. Même si je reste un peu accro à mon téléphone, j’en suis conscient ! J’ai aussi une passion pour les échecs, j’y joue régulièrement. C’est un jeu qui demande stratégie, réfl exion et que j’apprécie en particulier pour le calme et la concentration qu’il impose. De manière générale, j’essaie de m’écouter, de faire attention à mon énergie, à mon équilibre. Prendre soin des autres, c’est important. Mais pour le faire durablement, il faut aussi prendre soin de soi.