Une quête de sens au coeur de l’entreprise

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Conscient de l’impact humain et sociétal, le leadership spirituel émerge comme une voie innovante et profonde. Jean-Baptiste Latour, coach en entreprise et chercheur en histoire et sociologie des religions, explore la manière dont cette approche permet aux dirigeants de conjuguer performance, humanité et transcendance.

Par Anne-Cécile Huprelle

Qu’est-ce que le leadership spirituel ?

Définir le leadership spirituel nécessite d’abord de s’interroger sur la signification du « spirituel ». Ce terme est souvent réduit à la pure dimension religieuse, ce qui le rend tabou dans certains contextes. Or, la dimension spirituelle transcende les cadres religieux. Elle constitue une dimension humaine fondamentale : celle par laquelle nous sommes reliés à quelque chose de plus grand que nousmêmes. La spiritualité intervient face à des questions que nous ne maîtrisons pas, comme la vie, la mort ou le sens de l’existence. Notre petit « moi », héros du film intérieur que nous nous faisons, est tout d’un coup repositionné comme relatif, dans une conscience que nous sommes inclus dans quelque chose de plus large et de plus important. Dans nos actions quotidiennes, centrées sur la poursuite de notre bonheur individuel et celui de nos proches, où le management est avant tout centré sur la performance et le résultat, nous sommes dans un monde où nous cherchons avant tout la maîtrise. Parler de leadership spirituel, d’une certaine manière, c’est expliciter une dimension qui fait partie du leadership : la capacité à intégrer dans ses décisions et ses actions (qui restent finalisées par la performance), la conscience de ce que nous ne maîtrisons pas. On pourrait le définir comme la manière dont une personne ayant des responsabilités – un manager ou un dirigeant – intègre cette conscience dans ses actions et décisions au quotidien. Il y a une dimension de réalisme et d’humilité, mais également une capacité à être exigeant pour soi et pour les autres, sans s’illusionner ni se prendre trop au sérieux.

Est-ce que le leadership spirituel n’est pas une mode aujourd’hui ?

Non, je ne crois pas. Ce n’est pas une simple tendance. D’abord parce qu’il touche à une réalité humaine universelle. Toutefois, je reconnais que le risque existe qu’il soit perçu comme une étiquette ou une mode passagère. Certes, il y a une soif d’absolu aujourd’hui qui s’exprime beaucoup dans un renouveau, assez rigide, disons-le, des cultures religieuses traditionnelles, mais aussi dans des recherches de spiritualités alternatives.Nos sociétés sont travaillées par cela, et cela questionne forcément les entreprises. On le voit aujourd’hui aux États-Unis : il y a une recrudescence du phénomène religieux qui peut exacerber les tensions. Or, sur ce point, j’insiste sur l’importance de différencier management spirituel et management religieux. Le spirituel est inhérent à l’humain et ne nécessite pas une affiliation à une croyance ou une religion. Il est susceptible de créer du lien, ce qui n’est pas le cas du « religieux » lorsqu’il perd sa dimension spirituelle.

Alors, pourquoi parle-t-on davantage de leadership spirituel aujourd’hui ?

Je ne sais pas… Cette idée n’est pas nouvelle. Mais il est vrai qu’elle bénéficie en ce moment d’un nouvel élan. Je pense qu’il y a une conscience grandissante des entreprises de leur impact sur des dimensions qu’elles ne maîtrisent pas. Ce qu’on appelle les « externalités ». Elles ont pris conscience de leur impact sur l’environnement et sur la société. Aujourd’hui, elles ne peuvent plus se mettre des oeillères et confiner l’élaboration de leur stratégie au strict domaine de la performance économique. Des lois incitent à l’inclusion, à la responsabilité environnementale et à la prise en compte de l’impact des décisions sur le tissu économique local. Elles participent ainsi à une prise de conscience sociétale plus large. Un leader aujourd’hui ne peut se croire à l’écart du commun des mortels. Les écarts de salaires sont de plus en plus mal perçus, par exemple. Dans l’image qu’il donne de lui-même, il laisse transparaître s’il est vraiment conscient ou non qu’il partage une humanité commune avec ses collaborateurs. C’est la source d’une empathie authentique. Une fois qu’on a dit cela, il faut reconnaître qu’il y a aussi des effets de mode : le spirituel peut être instrumentalisé à des fins purement utilitaires ou de performance. On trouve des articles sur « le spirituel, outil du manager ». Ce qui est une contradiction interne. La spiritualité est une dimension humaine, quelque chose de grand ; il serait dommage que l’effet de mode la réduise à un simple outil marketing, au lieu d’être le lieu d’une prise de conscience individuelle et collective, d’une authentique ouverture à ce qui nous dépasse.

En quoi un coaching intégrant le spirituel peut-il apporter quelque chose ?

Les questions managériales sont avant tout des questions humaines. Sans forcément l’expliciter, de près ou de loin, elles touchent souvent à des interrogations profondes : le sens de sa propre utilité, le rapport à l’accomplissement de soi, le rapport au temps, à la vieillesse, à la finitude. A travers le travail se joue souvent une quête d’accomplissement personnel qui passe aussi par un alignement personnel. Ces questions, bien que rarement abordées directement dans les entreprises, influencent profondément les choix et comportements des leaders. L’objectif d’un coaching intégrant une dimension spirituelle est de permettre aux dirigeants d’aborder ces thématiques dans un cadre adapté. Toutefois, tous les managers ne sont pas forcément prêts à intégrer cette approche. Il s’agit souvent d’ouvrir un espace de dialogue où des sujets spirituels peuvent être explorés, sans les enfermer dans le confinement d’une culture et symbolique religieuse spécifique.

Concrètement, comment intégrez-vous la dimension spirituelle quand vous travaillez en entreprise ? J’ai une approche assez pragmatique. Face à une problématique qui m’est posée, qu’elle soit individuelle ou collective, je commence généralement par proposer un coaching classique, en mentionnant d’emblée qu’il peut intégrer des dimensions spirituelles si cela correspond aux attentes du dirigeant. Mon approche vise à créer un environnement où cette dimension peut s’exprimer naturellement. Accepter d’aller sur ce terrain a un énorme impact à moyen et long terme. Cela élargit la perspective dans laquelle les problématiques sont posées… Une telle approche est susceptible de transformer à la fois le dirigeant et l’entreprise en favorisant l’authenticité, la conscience et l’alignement. Mais il ne faut pas se mentir. L’entreprise a une vocation économique, elle s’inscrit dans une logique de performance et de rentabilité. Parfois, cette logique économique des entreprises, surtout quand elle vient connecter nos besoins primaires de sécurité, de maîtrise des risques, restreint le champ de notre regard sur une efficacité court terme. Cela rend l’intégration d’une dimension spirituelle plus difficile. Par exemple, face à un plan social, comment conjuguer humanité et contraintes économiques ? Ces dilemmes reflètent les limites du leadership spirituel, mais aussi son potentiel à transformer la manière dont les décisions sont prises. Les comportements s’en ressentent forcément et donc aussi la légitimité du leader. Par exemple, l’idée d’un exercice plus spirituel du leadership est de développer une écoute plus profonde et un accueil plus authentique de la parole des collaborateurs. Il cultive le souci de poser un cadre qui permet aux aspirations individuelles des collaborateurs de s’exprimer et de converger vers une vision collective par le haut. La confiance est également une autre dimension clé. Accorder sa confiance, c’est prendre un risque, laisser de la place à l’erreur et investir sur le long terme. Cela nécessite une défocalisation des résultats à court terme et des valeurs fortes. J’ai la conviction que cultiver la confiance dans ses relations de management est très difficile sans un véritable ancrage spritiuel.

Y a-t-il des limites et des risques au leadership spirituel ?

Oui, malheureusement. L’exemple extrême des sectes montre qu’il n’échappe pas aux risques d’abus de pouvoir ou de glorification de l’égo. C’est pour cela que l’humilité est importante : un leader spirituel doit accepter ses parts d’ombre et reconnaître ses limites. Je pense aussi qu’il est absolument nécessaire d’avoir une vigilance face à des dérives potentielles que seraient par exemple l’utilisation de la spiritualité pour justifier des pratiques manipulatrices ou renforcer une image artificielle du leader. Un véritable leadership spirituel repose sur une quête sincère et un alignement entre les intentions et les actions. Laisser un espace pour les questions spirituelles dans le coaching et dans l’entreprise permet aux dirigeants de réfléchir à des enjeux plus larges que la performance, comme leur héritage, leur alignement personnel, et leur impact sur la société. C’est pourquoi je pense que ce travail sur soi est avant tout un travail personnel, la réponse à une aspiration. Il ne s’agit pas d’une bonne pratique ou d’une solution universelle. Je pense que parler « spiritualité », c’est avant tout une invitation à poser des questions fondamentales, à tout âge et à tout moment de la vie. En fin de compte, le leadership spirituel transforme notre manière de diriger, il montre comment notre quête de sens, nous incite à conjuguer performance, humanité, et transcendance.l