Une question d’éthique
Une stratégie RSE solide ne peut se construire sans une démarche réflexive incluant un maximum de collaborateurs. La philosophe Adélaïde de Lastic nous explique en quoi la pratique d’une gestion éthique, considérant l’entreprise comme un organisme vivant, est fondamentale pour le bien-être de l’ensemble des parties prenantes.
Docteure en philosophie et spécialiste de la RSE et de l’éthique des organisations, Adélaïde de Lastic est enseignante, chercheuse associée de l’Institut Jean-Nicod et autrice de trois ouvrages* dans lesquels elle partage le fruit de ses recherches. Avec sa structure Phil&Org, elle accompagne aussi les entreprises dans l’élaboration de leur stratégie RSE. « Quand c’est au niveau de la création, explique-t-elle, elles attendent de la structuration saine, avec une vision du sens et de l’impact positif sur la société, une identification des valeurs incarnées par les actions, de l’organisation vers toutes les parties prenantes. À un niveau plus avancé, elles attendent de l’amélioration ; on est plus dans l’opérationnel, dans l’amélioration des process et des outils. »
Croisant deux disciplines (l’économie et la science de gestion, d’un côté, et la philosophie, avec ses composantes éthique et ontologique, de l’autre), la RSE est une théorie fondamentalement liée aux questions morales, humaines et sociales. « L’éthique et la RSE sont deux faces d’une même réalité, précise l’experte. La RSE est la face technique, opérationnelle, et l’éthique est la face fondamentale, réflexive, qui vient questionner et déterminer l’identité, les valeurs, la direction de l’organisation et le sens de la stratégie RSE. Elle va remettre en cause certains principes ancrés dans la gestion de l’entreprise et faire vivre la démarche RSE. Alors que la RSE a un côté très réglementaire qui est parfois un peu plombant, c’est l’éthique qui porte les questionnements sur ce qu’on veut apporter au monde. C’est très important que les salariés voient la portée de la démarche RSE pour leur donner la motivation d’y participer. »
Un organisme vivant en évolution, qui s’intéresse à l’épanouissement humain
L’adhésion des collaborateurs à la démarche RSE est en effet essentielle à sa réussite. Celle-ci passe par une communication transparente sur les objectifs et les principes : « Une entreprise qui affiche ses valeurs, ça simplifie et ça clarifie les choses », précise Adélaïde de Lastic. Cela passe aussi par une communication sur la démarche RSE en tant que telle : « Cela va permettre qu’elle soit transmissible et qu’elle ne soit pas liée aux seules personnes engagées sur le sujet. Mais pour emmener un maximum de personnes, il faut aussi en expliquer le sens. »
La gestion éthique est aussi fondamentale pour la bonne marche de la stratégie RSE. La philosophe la décrit comme « une gestion intègre, authentique, dans le sens où les discours et les actions sont alignés. C’est aussi une gestion vivante, évolutive, qui pour cela fait la part belle à la discussion et qui considère l’entreprise comme un organisme vivant. Il faut ainsi être capable de se penser soi-même, de se voir évoluer. Ça va permettre de voir l’entreprise se transformer et transformer ses pratiques, et puis de voir arriver certains problèmes et de les prévenir ».
Changement de paradigme socio-économique, la réflexion sur la RSE doit aussi être l’occasion de remettre les hommes et les femmes au cœur des préoccupations de l’entreprise : « Les entreprises sont créées par des humains, elles vivent grâce et avec des humains, et elles produisent des biens et des services pour des humains. À partir de ce moment-là il n’y aurait aucune logique à faire l’économie de l’éthique, c’est-à-dire de l’épanouissement humain, et ce à aucune étape de la vie de l’organisation. » Et concernant les organisations « qui identifient le profit comme seule fin, et non comme un moyen au service d’une fin humaine », l’experte avance que ce sont « des entreprises qui perdent leur raison d’être essentielle, et qui à ce titre-là ont de gros problèmes systémiques, et dans lesquelles la souffrance et la maltraitance au travail sont très présentes. On en voit les symptômes, comme pour un organisme en souffrance, avec un turnover délirant, des démissions, des scandales… ».
« Le XXIe siècle est le siècle de la création de valeurs partagées pour toutes les parties prenantes »
Selon Adélaïde de Lastic, la question du partage des valeurs et des richesses se retrouve aussi de plus en plus au centre des préoccupations des organisations : « Le XXe siècle, c’est le siècle de la création de valeurs pour les actionnaires, le XXIe siècle, c’est celui de la création de valeurs partagées pour toutes les parties prenantes. Cette création va inclure des valeurs d’équité, de justice et de collaboratif, qui sont au cœur de la théorie de la RSE. Celle-ci va lister toutes les parties prenantes et voir comment elles impactent et comment elles sont impactées, et quelles valeurs, ou richesses, mais dans un sens plus large que financières, elles vont récupérer. » Cela peut concerner les membres de l’écosystème, mais aussi les clients, qui récupèrent de la valeur sous la forme d’un bien ou d’un service. Pour les collaborateurs, « le salaire n’est pas le seul critère. Si c’est une entreprise qui leur propose de les former tous les ans sur un sujet qui les intéresse, s’ils ont un peu plus de jours de congé qu’ailleurs, ou s’ils ont un lieu de travail qui est particulièrement sympa, il y a plein de facteurs matériels ou immatériels qui vont entrer en ligne de compte. C’est pour cela que l’on parle de richesses au sens large ». Les relations sociales sont également une valeur importante pour le bien-être des collaborateurs : « Arriver le matin au travail, être content de retrouver son équipe et ses collègues, bien s’entendre avec eux, ça pousse beaucoup de gens. La valeur sociale du travail, au sens de ‘‘faire société’’, est très importante et elle peut même dans certains cas pallier un manque d’intérêt des tâches que le salarié a à accomplir. »
L’éthique participe aussi de la mise en action des valeurs de l’entreprise, et ce à trois niveaux. « Le premier, développe la philosophe, serait d’identifier et de nommer les valeurs, sachant que, pour faire cela, on va regarder les actes. On entend souvent parler de chartes éthiques bidon, donc une façon d’éviter cela, c’est de partir des actions. Il n’y a pas de courage sans action courageuse, et c’est pareil en entreprise : il n’y a pas de valeur sans acte qui l’incarne. Le deuxième niveau serait de faire vivre ces valeurs, mais si le premier niveau a bien été fait, et si c’est piloté avec une démarche réflexive pour constater les évolutions et ajuster, cela va tout seul. Le troisième niveau serait de répondre aux problèmes moraux, aux problématiques concrètes rencontrées par les professionnels sur le terrain. » Les comités d’éthique sont particulièrement adaptés sur ce point, « parce qu’il n’y a pas de hiérarchie qui compte et que chaque personne vient avec l’expertise liée à sa place dans l’organisation. Et ce sont les diverses expertises de toutes les parties prenantes qui permettent de proposer des solutions et parfois de sortir de l’impasse ».
* Listes des ouvrages d’Adélaïde de Lastic
Que valent les valeurs ? (L’Harmattan, 2014)
Qu’est-ce que l’entreprise ? (Vrin, 2015)
Petit GPS philosophique du bien-être au travail (Dunod, 2020)