À la clé d’une renaissance verte : «l’ ingénierie produit »

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Passé de Saint-Gobain aux ors de l’Élysée, Olivier Lluansi a lancé l’initiative Territoires d’industrie. Interview d’un expert prolixe et visionnaire, associé de PwC Strategy& et enseignant à l’ESCP Business School et à Mines Paris-PSL.

Par Nicolas Pigasse

 Peut-on parler de révolution industrielle verte ? 

Nous sommes dans ce que j’appelle un changement de paradigme. Nous étions dans une société de consommation de masse avec un outil de production qui répondait à ce besoin. On est en train de basculer vers une société qui n’a pas encore trouvé son nom, mais qui recherche à la fois une symbiose avec l’environnement et une souveraineté. Cette bascule de modèle de société entraînera celle de notre outil productif. En fait, elle est déjà bien avancée, peut-être plus que l’on n’en a déjà conscience dans les discours politiques. Je suis impressionné par la manière dont les entreprises et les territoires avancent. Tous les secteurs sont concernés. Par ailleurs, je n’aime pas le terme de « révolution », qui implique des divisions, je préfère celui de « renaissance ». 

Comment cette renaissance se traduit-elle concrètement ? 

Par un certain nombre de nouvelles exigences pour les entreprises : il faut décarboner la production, aller vers des produits qui utilisent de moins en moins d’énergie et qui soient de plus en plus écoresponsables, notamment en fin de vie. Il faut désormais penser aux cycles de vie, utiliser des matériaux qui, si possible, réduisent nos dépendances ou n’en créent pas de nouvelles, et qui puissent être réutilisés. Tout cela entraîne que la plupart des produits, des objets sont ou seront inévitablement repensés pour répondre aux attentes complètement nouvelles de la société, des consommateurs-citoyens, de la réglementation et du marché. 

Comment les groupes et les sociétés vont-ils s’adapter ? 

Le risque principal qu’ils courent est de se retrouver avec une dizaine de feuilles de route pour répondre à toutes ces nouvelles attentes : décarbonation, déchets, sécurité d’approvisionnement, foncier et biodiversité, réparabilité, réduction des dépendances, etc. Ce serait ingérable. Il n’y a qu’un seul moment dans la vie industrielle et dans la vie du produit où toutes ces exigences se rejoignent et peuvent être traitées globalement, y compris dans leurs contradictions, c’est celui de la conception. Cela va changer beaucoup de choses ! Nombre de spécialistes des produits qui oeuvrent dans leur bureau devront apprendre à travailler ensemble. Cela passe à mes yeux par une unité centrale : l’« ingénierie produit ». Tous les groupes et même les petites structures devront organiser cette fonction clé. 

Les grands groupes et les petites structures sont-ils armés de la même manière pour répondre à cette évolution ? 

Les grands groupes sont plus riches en ingénierie, ils peuvent recruter plus facilement des compétences. Mais ils sont parfois moins agiles, moins réactifs aux changements de culture. Pour une PMI, c’est moins évident en matière de ressources. Celles qui réussiront demain seront sans doute celles qui intégreront cette fonction d’ingénierie produit. La PMI classique sous-traitante d’un groupe qui, lui, conçoit et prescrit les sous-ensembles et en délègue la production risque de disparaître. Cela fait partie des dernières petites morts du modèle taylorien tel qu’on l’a mis en place en France sous les années fastes de De Gaulle et de Pompidou, avec la constitution de « fleurons » : surtout de grands groupes qui s’appuyaient sur une noria de PMI exécutantes et variables d’ajustement. 

Le risque d’une fracture existe-t-il entre les « gros » et les « plus petits » ? 

Le risque est là, mais j’observe aussi que ce n’est plus le plus gros qui mange le plus petit, mais le plus rapide qui mange le plus lent ! Aussi tout le monde a ses chances. On est dans une bascule qui va terriblement vite. Un grand groupe a des moyens, mais il est aussi engoncé dans une culture. C’est sa force, mais aussi quelque part sa faiblesse. Pas facile de faire évoluer une culture rapidement. Il n’est pas évident de dire quel sera le modèle gagnant. Sans doute un mélange des deux, mais avec d’autres ponts d’équilibre. 

Va-t-on vers un nouveau modèle économique ? 

C’est bien le sujet ! Et le moins défriché aujourd’hui. L’Europe veut aller plus vite que les États- Unis ou faire différemment de la Chine. Il y aura la tentation de la protection. Cependant la taxe carbone, qui semblait être une bonne idée, est moins évidente. La dernière étude de La Fabrique de l’industrie [laboratoire d’idées indépendant] révèle que cette taxe menace 150 000 emplois manufacturiers en France, soit 6 % de la population active de l’industrie. Des bonnes idées peuvent parfois se révéler contre-productives… 

Les nouvelles énergies sont cruciales dans cette renaissance. Comment la France est-elle armée ? 

Elle l’est à la fois très bien et elle a fait de grosses fautes. On se dirige vers une économie industrielle décarbonée ; on a un véritable atout avec l’électricité d’origine nucléaire ou renouvelable ; mais on s’est aussi tiré une balle dans le pied pendant plusieurs années en ne construisant pas de filières industrielles pour les équipements qui produisent d’ENR [énergies renouvelables], et aussi en mettant en sommeil notre filière nucléaire, qui nous a fait perdre de la compétence et de la capacité d’innovation. Il y a quelques années, la France était à la pointe sur tout ce qui se faisait dans ces technologies-là. Il est probable que la vitesse de notre réindustrialisation va être limitée par notre capacité à donner à notre industrie une énergie décarbonée, même s’il y a d’autres freins : des procédures administratives trop lentes ou encore le foncier qui n’est pas disponible, pas plus que les talents ne le sont. Nous devrions être capables de faire notre réindustrialisation en revalorisant les friches industrielles existantes. On a ce qu’il faut. Enfin, il y a la formation, qui devient un point bloquant. Si on remet l’industrie au coeur d’un projet collectif, d’un récit national, il faut être capable d’attirer à nouveau les gens vers ce secteur. On a créé 60 000 emplois industriels, mais on en a encore 60 000 de vacants. Il faut reconnecter l’industrie et son image. Il y a un décalage entre la perception et la réalité. Nous devons aussi faire renaître nos héros industriels. Auparavant, de grands capitaines d’industrie incarnaient cette réussite. Braquons les projecteurs sur les nouvelles générations. Mon dernier livre1  sur les néo-industriels les met en avant, et j’espère qu’il donne envie de les suivre. Qui dit renaissance dit aussi nouveaux acteurs…

1 Olivier Lluansi est l’auteur de plusieurs ouvrages. Il vient de publier Les Néo-industriels, l’événement de notre renaissance industrielle, aux éditions Les Déviations.