Benoît Serre, DRH de L’Oréal France : « La fonction RH doit faire preuve d’agilité, de courage et d’anticipation »

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Inspirer une entreprise humaine, en incarner la transformation et réinventer la profession : tel est le triple enjeu auquel Benoît Serre et ses pairs doivent faire face. Les différentes crises – sanitaire, géopolitique –, la révolution digitale et le passage d’un « marché employeur » à un « marché employé » nous interrogent sur la place du travail et sur le rôle de l’entreprise… Pour le DRH de L’Oréal et vice-président délégué de l’ANDRH[1], les ressources humaines ont une partie des réponses en main.

 

Par Anne-Cécile Huprelle

« Grande démission », « désengagement », « éloignement » : divers diagnostics ont été tirés de la période que nous vivons en entreprise. Faites-vous ces mêmes constats ou les tempérez-vous ?

On ne peut pas dire que cela aille bien… Quand vous avez 23 % des jeunes qui déclarent être démotivés, quand 40 % des salariés disent avoir déjà bénéficié d’une consultation d’ordre psychologique, c’est qu’il se passe quelque chose. Mais ce n’est pas nouveau, cela fait une quinzaine d’années que vous avez un phénomène de burn-out. En France, les taux de démission montent un peu, mais cela n’a rien à voir avec ce qu’il se passe aux États-Unis. Cela vient du fait que, chez nous, le marché du travail n’est pas fluide, administrativement. L’hypothèse que je formule est la suivante : ce que l’on appelle « la grande démission » aux États-Unis se nomme « le grand désengagement » en France. Cela fait deux ans et demi que nous sommes dans une lessiveuse ! L’ambiance externe à l’entreprise est lourde : pandémie, guerre, élections, chômage de masse… Et puis nous observons un phénomène endogène : les gens ont découvert une autre manière de travailler, alors même que chacun pensait le rythme de travail immuable au sein de l’entreprise. Ne nous y trompons pas, ce sera long de trouver le juste équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, présence au bureau ou télétravail.

Étions-nous, collectivement, préparés à cela ?

Vous savez, la période que nous vivons n’a rien créé du tout, elle a tout accéléré. Je vous donne un exemple : tout à coup, on découvre les vertus du management par la confiance… Cela fait vingt ans que l’on le sait… Depuis que le marché du travail s’est retourné, qu’on est passé d’un « marché employeur » à un « marché employé ». On a l’impression de découvrir des choses. En réalité, on savait mais rien ne poussait à changer. La nouvelle génération nous le dit : « Vous bougez ou on ne vient pas. » Les talents rares, les personnes dont les compétences sont multiples ou précieuses dans leur domaine, qui seraient vraiment à même d’épouser les objectifs du groupe, de pousser l’entreprise vers le meilleur de sa raison d’être ne viendront plus. Les attentes sont fortes. Le problème, c’est que vous ne faites pas bouger un modèle de management d’entreprise comme cela. Il faudra du temps.

Selon vous, ces deux dernières années donnent l’occasion aux DRH de se réinventer : pouvez-vous nous expliquer en quoi ?

Si tant est que les DRH le veuillent, toute transformation sociétale est une opportunité. Moi, j’y vois un formidable apport d’oxygène, un élan. Lorsque le confinement a été décrété, on a découvert ceci : quand les gens n’étaient pas là cela marchait moins bien. Avant la crise, des journalistes me demandaient : « Croyez-vous que l’IA va remplacer les DRH ? » On me vendait des start-up qui nous promettaient de tout faire par la data. On s’est rendu compte que la dimension humaine de l’entreprise fait l’entreprise. Les Maama (Meta, Alphabet, Amazon, Microsoft et Apple) nous avaient annoncé le full télétravail. Ils ont fait machine arrière. La fonction RH est devant une opportunité incroyable, cela ne fait plus débat. Depuis le début de la transformation digitale, on avait le fantasme de remplacer les gens : désormais, nous avons compris que l’intelligence artificielle « augmentait » les gens. Sans eux, cela ne sert à rien. Pour moi, la fonction RH est centrale sous deux conditions : si elle réinvente sa façon de travailler et si elle prend sa vraie place. Certains me demandent : « Pensez-vous que nous allons garder la place que nous occupions pendant la crise liée au Covid ? » C’est de la responsabilité de chacun. Si certains tombent dans les errements du passé, se réfugient derrière le code du travail, non. En revanche, si le DRH estime être un acteur de la transformation de son entreprise, oui. Cette fonction doit incarner deux choses : l’équité et la transformation. Ce sont ses deux sujets d’incarnation majeurs. Le reste, c’est du métier.

La réinvention d’une fonction, jolie formule, mais concrètement comment cela se matérialise-t-il ?

L’une des forces de cette fonction, c’est qu’elle est à géométrie variable. Un directeur financier, c’est un directeur financier. Le poste RH est impacté par la culture, la gouvernance… Je suis convaincu que la meilleure manière de se réinventer, c’est de capter les signaux faibles de l’environnement. Un des grands patrons de L’Oréal, François Dalle, disait : « Il faut saisir ce qui commence. » C’est fondamentalement l’une des missions des DRH. Une entreprise, c’est une petite société. Ce qui se passe dans la société se passe dans l’entreprise. C’est sûr qu’il faut de l’agilité, du courage et beaucoup d’anticipation.

Certains DRH vous diront : « On n’est pas des prospectivistes ni des sociologues »…  

Cela n’empêche rien. C’est cela qui me sidère. C’est un métier qui a des contraintes techniques : paie, administration, tout ce que l’on sait. Et alors ? Est-ce que cela signifie qu’on est dans un métier d’exécution ? Le DRH, c’est la voix des salariés au comex et c’est la voix du comex auprès des salariés. Et puis c’est ce que Richelieu disait : « Rendre possible ce qui est nécessaire. » Quand vous êtes dans une entreprise avec des plans de transformation, des upskillings permanents, le DRH est au cœur du système. Car, si les gens ne suivent pas, cela ne marche pas.

Vous-même, vous sentez-vous assez « agile » ?

Mes fonctions à l’ANDRH m’aident à cela, je suis sans cesse connecté au marché. De plus, j’ai la chance d’être dans une entreprise, L’Oréal, qui a le goût de l’innovation. Auparavant, j’ai travaillé au sein de Leroy Merlin, une société qui a une grande capacité à bouger, alors que c’est un paquebot.

D’où vient la capacité d’une grosse entreprise à bouger ?

Elle doit avoir une ambition claire et un modèle peu « processé », car la grande difficulté d’une entreprise, c’est la subsidiarité. Les gens doivent être dans une sorte de cadre à l’intérieur duquel ils peuvent se sentir libre. L’un de mes patrons chez Leroy Merlin avait une formule juste : « Ce n’est pas le nombre de thermomètres qui soigne le malade. » Cette entreprise est réputée pour cela, elle est mobile. Les entreprises exposées au marché, Carrefour par exemple, doivent savoir bouger. C’est pour cela qu’elles sont confrontées à des enjeux de simplification énormes. La fonction RH joue un rôle de collaboration important, notamment avec la finance et la fonction générale, pour simplifier les systèmes. L’incohérence que nous pouvons rencontrer est la suivante : dans la vie de tous les jours, avec votre smartphone, vous êtes dans une logique d’immédiateté. L’entreprise a un temps plus long, les décisions ne se prennent pas sans réunions, consultations ni PowerPoint… Il faut essayer d’accorder ces deux tempos pour ne pas être trop déconnecté par rapport à ce qu’il se passe dehors. La « lenteur » de l’entreprise peut être perçue comme une sorte de complexité, ce n’est pas forcément le cas.

On parle de désengagement, mais la bonne nouvelle c’est que certains collaborateurs ont soif de faire concorder leurs valeurs avec la vision de leur entreprise.

Les entreprises qui ont une culture forte, une stabilité stratégique, s’en sortent mieux que celles qui passent leur temps à louvoyer sur leur cours de Bourse. Une entreprise ne repose que sur la capacité des gens à travailler ensemble. Et cela n’est possible qu’avec un ciment commun, une culture forte.

Que L’Oréal possède…

Quand vous arrivez dans une entreprise aussi prestigieuse avec une culture aussi successfull, une fidélité importante des collaborateurs, il faut prendre le temps d’observer. Je connais le DRH monde depuis une quinzaine d’années, je pense que c’est un visionnaire. Cela aide. J’aurais du mal à travailler dans des boîtes aux visions court-termistes, à détacher mes actions de mes convictions.

C’est votre rôle qui vous impose cette positive attitude ou est-ce dans votre nature ?

Je n’ai jamais constaté qu’on trouvait des solutions en étant pessimiste. On aurait pu se passer de cette crise. Maintenant qu’on y est, profitons-en pour réinventer les choses. La politique RSE, par exemple, avait pendant longtemps une jambe environnementale plus forte que sa jambe sociale : ça se rééquilibre enfin. On avait oublié que la première partie prenante de la politique RSE c’était le salarié. L’optimisme, c’est assumer le fait qu’avant on faisait des bêtises, et avoir un certain degré de résilience pour essayer de modifier les choses. Nous en avons l’opportunité aujourd’hui.

[1] Association Nationale des Directeurs de Ressources Humaines