« La perte de sens et l’impression de perdre le contrôle de sa vie sont des symptômes de stress post-traumatique »
Depuis dix-huit mois, de l’anxiété individuelle ou collective a été générée par une rupture de notre quotidien. Pour le psychiatre Pierre Schepens, directeur général médical du groupe hospitalier Silva Medical (Belgique), la période que nous vivons rappelle les guerres et les attentats.
Quels sont les attitudes, les peurs et les symptômes rencontrés actuellement qui seraient comparables à ce que l’on a pu observer en temps de guerre ?
La première similitude est que les gens doivent faire face à de l’incertitude. C’est très déroutant. C’est très angoissant. Et cet « imprévisible » dure dans le temps. Beaucoup de patients portent des angoisses quotidiennes, font des cauchemars récurrents, ont tendance à s’isoler. Ce sont les symptômes manifestes de « la névrose de guerre », mise en évidence au XIXe siècle. Mais ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale et surtout après la guerre du Vietnam, en 1975, que des mots ont été mis sur les maux. Lorsque l’on éprouve une angoisse, que l’on est incapable de nommer un stress, comme l’absence de réels contacts sociaux, un sentiment de culpabilité peut apparaître. C’est cela aussi qui crée des réactions de stress post-traumatique. Aujourd’hui, dans un monde où le développement personnel est roi, où chaque individu est un peu sa propre start-up nation, où chacun doit entamer un processus de « résilience », terme trop galvaudé quand il n’est pas utilisé dans un contexte médical, « être mal » peut être culpabilisant.
Lorsque j’ai fait mon service militaire, dans l’armée belge, j’ai eu l’occasion de rencontrer un soldat qui avait été membre d’opérations commando en Somalie. Un enfant de 10 ans lui avait tiré dessus. Ce qui avait provoqué l’effondrement de ses certitudes. Il avait perdu le contrôle de lui-même et de sa vie. Cet homme d’une carrure imposante impressionnait tout le monde, mais, au fond de lui, il était cassé.
La violence psychique et la soudaineté des confinements et des restrictions ont-elles entraîné des « états de sidération » qui auront des impacts individuels, voire collectifs, plus tard ?
La première vague a, certes, créé une sidération, mais elle a également été vécue comme une « drôle de guerre » que tout le monde pensait brève, comme en 1914, avec applaudissements, solidarité, traits d’humour anxiolytique sur fond de stress aigu. La deuxième vague a été beaucoup plus complexe à gérer, inscrivant le stress aigu dans la durée et l’incertitude – qui pour le corps et le psychisme est catastrophique. Les digues de résistance au stress ont lâché, plus d’humour, plus d’applaudissements, moins de solidarité et beaucoup plus de repli sur soi, de peur de l’autre. Si de nombreuses personnes s’en sont bien sorties, les plus fragiles et ceux dont le tissu social était peu robuste portent aujourd’hui, et parfois sans le savoir, les conséquences de ce stress post-traumatique.
Dans l’histoire, comment les « névroses de guerre » ont-elles été soignées ? Comment le traumatisme collectif s’est-il apaisé ?
Souvent, ces patients n’étaient pas traités mais parqués à l’écart de la vie sociale, tels des lépreux traîtres à la nation. Pendant la guerre 1914-1918, il y a même eu des tentatives de « resynchroniser » le cerveau en envoyant à ces gens des décharges électriques selon le principe du choc supposé remettre les idées en place. Progressivement, les symptômes du stress post-traumatique ont été identifiés, isolés des autres problématiques et ont constitué une entité nosographique : le PTSD[1]. Actuellement, différents dispositifs thérapeutiques sont proposés au patient. Outre la thérapie classique par la rencontre et la parole, où le patient peut se réapproprier les événements passés, des thérapies cognitivo-comportementales se sont développées et, plus récemment, des techniques comme l’EMDR[2]. Souvent un traitement psychopharmacologique ajouté est nécessaire.
De même, les injonctions concernant la distanciation physique et les gestes barrières ont-elles déclenché une peur de l’autre ou de soi-même, comme étant potentiellement porteur de maladie ?
Oui, l’extérieur a pu paraître dangereux, insecure, et la confiance envers autrui être ébranlée. Cela a été renforcé par le port du masque. L’être humain n’a pas l’habitude de ne se voir qu’à travers le seul regard. Il interagit avec l’expression corporelle, le visage et le sourire. Ce manque-là fait clairement partie des générateurs de trauma. L’absence de contact humain a été particulièrement tragique pour les patients et les soignants. Ces derniers, habillés en cosmonautes, ont croisé des regards vides, un vide qui absorbait tout. Dans les grandes villes, dans les transports en commun et les centres commerciaux, ce vide du regard a impacté les gens au point que, lors des premières levées de l’obligation du masque en extérieur, j’ai pu remarquer comment les gens s’observaient et s’épiaient. On sentait tension et méfiance. Rassurons-nous, les habitudes relationnelles vont être retrouvées, mais les plus fragiles, comme les adolescents, sont les plus touchés, car leur devenir adulte est en construction. À travers eux, j’ai compris que le simple terme de « gestes barrières » n’était pas à propos. « Gestes de protection » aurait été plus juste. La « barrière » crée un climat de défense, voire de défiance envers l’autre. Beaucoup de jeunes, on le sait, se sentent sacrifiés dans cette crise : « Protéger les anciens oui, mais pas au prix de notre vie. » Encore une fois, comme dans des situations de guerre où les gouvernements ont dû prendre des décisions éthiques et morales terribles, certains se sont sentis lésés et trahis. Ce qui crée aujourd’hui un climat social très tendu. Beaucoup d’adolescents nourrissent un ressentiment. Ces tensions générationnelles auront probablement des effets dans leur vie d’adulte. Il me semble que la confiance des jeunes envers le système de l’entreprise s’est érodée et risque de créer des fractures empêchant la collaboration et la transmission transgénérationnelles. Cela pose la question du lien social, de l’individu dans la société, de la gestion de la pyramide des âges. De moins en moins de choses font lien socialement. D’autant plus que l’on a assisté à des dissonances cognitives très parlantes : lorsque l’Euro de football a été organisé, l’été dernier, que les stades pouvaient être remplis mais que, dans certains pays, les réunions familiales étaient encore interdites, ce genre d’injustice ne pouvait pas passer. Autre déséquilibre : on favorise la vaccination de masse comme seul barrage contre le virus et donc, la mort, mais certains laboratoires augmentent le prix des doses… Ce qui imprègne le traumatisme c’est moins la réalité des événements que la perception et le ressenti que l’on peut en avoir. Et la perte de sens qui en découle.
Y aura-t-il un avant- et un après-Covid dans nos rapports physiques avec l’autre. Dans nos rapports avec les espaces réels également ?
Il y a un an et demi, j’aurai dit non. Mais les distances naturelles sont désormais mises en place. On a sacrifié beaucoup de ce qui faisait notre humanité. Et ce sera encore le cas durant trois ans, je pense. La rupture entre le monde physique, d’un côté, et le monde virtuel, de l’autre, crée un scénario dystopique[3]. Dans le domaine du travail particulièrement, le passage permanent entre ces « deux mondes » bouleverse nos rythmicités. Pendant que je vous parle, ici même à distance, je consulte des e-mails, des notifications se succèdent. Le danger est de perdre le goût, la clé du moment présent. Dans des rapports virtuels, on ne rencontre et on n’échange qu’avec des gens qui ont les mêmes centres d’intérêt, il y a de plus en plus d’entre-soi. Nous-mêmes, nous nous sommes donné rendez-vous pour l’interview, et puis c’est tout. Les échanges informels n’entrent guère dans une visioconférence… L’idée que le télétravail va être intensifié pour permettre de faire des économies de temps et d’espace n’est pas la bonne. La qualité du service ne sera pas la même. Il est important de garder le « présentiel », même si ce mot est terrible, car il institutionnalise les choses, il les met sous contrôle, il les enferme dans un agenda.
Quel a été le rôle des médias dans ces peurs individuelles et collectives ?
La surmédiatisation a probablement participé au développement de stress post-traumatiques et au maintien d’angoisses. Après le double attentat du marathon de Boston, en 2013, des études avaient été réalisées auprès des victimes directes de l’attaque et auprès des téléspectateurs qui avaient observé la violence des images des journaux télévisés. Sans surprise, les premiers portaient des symptômes de traumatisme, mais les seconds également. Les images diffusées en boucle et les descriptions de l’horreur se sont imprimées dans l’esprit des spectateurs au même titre que dans celui des acteurs du drame.
Depuis la rentrée, beaucoup de collaborateurs manquent d’entrain, de désir, de motivation. Quelles sont les solutions pour sortir de cet écueil ?
Le philosophe André Comte-Sponville dit que les humains sont des êtres de désir. Plus que jamais, le rôle des managers est de rencontrer le désir de l’autre, de se poser les questions : « Pourquoi un candidat va-t-il choisir mon entreprise et pourquoi va-t-il vouloir y rester, pourquoi mes collaborateurs seront-ils heureux de retourner physiquement au bureau et comment continueront-ils à l’être ? » L’idée du travail ne se réduit plus à remplir une tâche mais à participer à un projet. Depuis le début de la crise sanitaire, les techniciens de surface des hôpitaux ont été sursollicités. L’essence de leur métier a été mise en valeur comme jamais auparavant. Tout devait être désinfecté en permanence, ils ne faisaient donc pas que « nettoyer » : ils participaient à une mission plus globale, à l’accueil des malades, à leurs soins et à la protection des soignants. Leur activité a contribué à l’effort collectif de la lutte contre la maladie. Encore une fois, c’est moins l’acte que le ressenti, la perception que l’on a des choses qui sont essentiels. Pour faire vivre l’entreprise, il faut accepter l’idée que les gens ne vont pas travailler par bonheur. Non. Les salariés pourront réenchanter leur quotidien si le manager accueille son désir, l’accompagne et l’entretient. Si la tâche qu’il effectue au quotidien est valorisée dans une mission plus grande.
Vous dites que durant la guerre de Sécession ou celle de 1914-1918, la vulnérabilité psychique, les maux invisibles étaient sous-estimés, voire méprisés. Aujourd’hui, dans le monde de l’entreprise, comment ne pas stigmatiser les gens qui souffrent de troubles anxieux ou dépressifs ?
Je répondrais qu’il est important de ne pas considérer les gens comme du manpower [de la « main-d’œuvre »] ou des ETP [équivalents temps plein], mais comme des personnes singulières et désirantes. Nos institutions de soin en Belgique ont pu bénéficier d’un budget fédéral pour engager des psychologues au service des soignants en difficulté. Au début, la psychologue que nous avions recrutée à cet effet a éprouvé des difficultés à rencontrer le personnel. Pas simple, en effet, pour un soignant au service des autres, de reconnaître ses fragilités, ses faiblesses. Mais progressivement, en allant patiemment à la rencontre des équipes, elle a pu venir en aide, dans la confidentialité du colloque singulier, à pas mal de personnes, qui, le temps de quelques séances, sont passées d’« aidants » à « aidés ».
[1] Post traumatic stress disorder, ou trouble de stress post-traumatique.
[2] Eye movement desensitization and reprocessing, c’est-à-dire « désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires », une thérapie destinée à surmonter les traumatismes et les événements douloureux en accompagnant de mouvements oculaires de droite à gauche leur remémoration.
[3] Une dystopie est un récit de fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu’il soit impossible de lui échapper et dont les dirigeants peuvent exercer une autorité totale, et sans contrainte de séparation des pouvoirs, sur des citoyens qui ne peuvent plus exercer leur libre arbitre.