Voir plus loin avec Sandra Rocquet, Consultante en accompagnement du changement – Groupe Renault
C’est une femme qui apprécie le monde en mouvement, le changement et la transformation. Sandra Rocquet en a fait son métier. Observer les comportements humains, scruter les façons de faire : la sociologue a réalisé des études de marché (Cofremca-Sociovision, TNS Sofres) avant de s’orienter vers le conseil, le coaching et la formation (Korda & Partners, Deloitte Consulting). Aujourd’hui, elle fait vivre ses compétences au sein du Groupe Renault. Son mantra est celui de Gandhi : « Soyez le changement que vous voulez voir dans ce monde. »
Vous observez et analysez les comportements humains, les savoir-être et les savoir-faire au sein des organisations. L’entreprise de 2022 a-t-elle plus que jamais besoin de l’expertise d’un sociologue ?
Les sciences humaines doivent retrouver une place dans l’entreprise car elles donnent l’occasion de regarder les choses avec distance. Dans son livre On ne change pas les entreprises par décret [Seuil], le sociologue des organisations François Dupuy dit qu’il faut comprendre avant d’agir. Les dirigeants et managers se trouvent souvent en prise avec des urgences opérationnelles : la sociologie est donc une approche très utile pour analyser une situation donnée. Par ailleurs, le sociologue peut mettre à jour de nouveaux modèles, faire prendre conscience de nouveaux types d’interaction, de nouveaux fonctionnements, aider à les installer. Cette discipline est intéressante lors de remises en question de fond. Pour paraphraser Émile Durkheim, « il faut observer les faits sociaux comme des choses » : les nouvelles manières de travailler en sont, la façon de réinvestir les espaces, les tiers lieux également. C’est pour cela qu’il est bien dommage que les sciences sociales aient encore du mal à se faire une place dans les entreprises.
Justement, vous avez la chance, vous, de vous faire entendre, car vous êtes sociologue mais aussi coach. Parlez-nous de votre parcours…
J’ai commencé dans les études de marché. J’ai notamment réalisé des études RH : des baromètres d’engagement, de climat social, « quali », « quanti », focus groupes de managers, interviews de salariés… Ce qui me passionnait particulièrement, c’était d’entendre l’expérience de collaborateurs. Cela m’a permis de dépasser l’idée même d’étude, de constat. Après avoir rendu mes résultats et mes recommandations, j’avais envie d’aller agir. Je voulais participer à la mise en œuvre. Le conseil, la formation s’offraient donc à moi. On commençait alors à dire que le salarié devait être acteur de sa carrière. Pas simple quand on n’a pas les clés… Rencontrer un coach, faire un bilan de compétences pour éventuellement confirmer un projet est nécessaire. C’est pour cela que j’ai bifurqué vers le conseil, la formation, le coaching. Après, ce qui est compliqué c’est de faire cohabiter coaching et consulting. Le premier doit dire au client ce qu’il doit faire, le second laisse son client autonome. Quand on fait un accompagnement au changement, on donne envie aux gens d’y aller et on les rend capables d’y aller. Le coaching est une modalité d’intervention parmi d’autres (communication, formation, ateliers…).
Vous aimez suivre les transformations, accompagner des professionnels en transition. Quel travail réalisez-vous au sein du Groupe Renault ?
Je suis consultante au sein du Conseil interne de Renault depuis 2019. J’ai rejoint cette structure [anciennement Direction de la transformation et de l’organisation] dans le cadre du programme Fast [pour Future-Ready At-Scale-Transformation] lancé par Thierry Bolloré, un programme visant à déployer des méthodes agiles dans toute l’organisation et à faire changer les modes de travail. C’est devenu le Conseil interne depuis près d’un an, avec un rattachement à la Direction de la stratégie de Renault cette année. Au sein du Conseil interne, nous sommes une petite équipe nommée People & Change, dont la spécialité est de s’occuper de l’accompagnement de l’humain dans le changement. Je réalise donc des programmes d’accompagnement des transformations, par la mise en place de méthodologies adaptées (focus groupes, ateliers, supports de communication…). En particulier, la mission dont je suis actuellement chargée (sur le nouveau modèle d’évaluation de la performance) concerne 53 000 personnes. Avec Carlos Ghosn, Renault est devenu très international, il nous faut donc prendre en compte les interactions entre les pays, les échanges en langues étrangères, les spécificités culturelles, et c’est passionnant. La culture Renault, basée sur « le losange à la place du cœur », est un mix entre préoccupation de l’humain, recherche d’exigence technique, innovation et capacités de rebond : des composantes sur lesquelles s’appuyer pour accompagner les changements en cours…
Au niveau humain, au niveau du corps social de ce groupe, quels sont les grands défis qui se posent aujourd’hui ?
Comme beaucoup de grands groupes industriels, c’est une entreprise qui a des problématiques de « silotage[1] ». Mais Luca De Meo, leader très charismatique, a fait bouger beaucoup de choses. Pas simple pour une boîte qui a cent vingt ans… Renault a beaucoup d’enjeux de modernisation technique et technologique. En conséquence, il y a forcément des enjeux au niveau humain, des outils collaboratifs à développer, une data à sécuriser et à rendre accessible. Le plan de transformation du groupe est ambitieux, et ce n’est pas simple avec la crise des semi-conducteurs ou la guerre en Ukraine notamment.
Quelles sont les grandes tendances collaboratives que vous sentez arriver ?
Ce que je vois s’installer, c’est évidemment le mode hybride. Je suis davantage une adepte du « et » que du « ou ». Le 100 % distanciel n’est pas tenable pour des raisons telles que : la difficulté à réussir l’inclusion dans l’équipe ou le risque que se développe un sentiment d’isolement. Le mode hybride va devenir la norme, avec des nouvelles règles du jeu. Autre tendance : le digital. La collaboration à distance passe par les outils. Il est temps de lâcher l’e-mail avec la pièce jointe au profit des espaces partagés qui rentrent dans les habitudes. Je ne me vois pas revenir en arrière. Après, il y a des enjeux de stockage de données et de pollution numérique, mais c’est encore autre chose… Les outils de télé- et de visioconférence continuent de se perfectionner. Et on pourrait envisager un futur comme une sorte de Second Life professionnel. C’est vrai, est-ce que demain les équipes ne pourraient pas se retrouver dans un univers virtuel, un bureau virtuel, où chaque collaborateur aurait son casque de réalité virtuelle… ? J’entends également beaucoup parler d’« ubérisation » du travail, avec, d’un côté, le cœur de l’entreprise et, de l’autre, un réseau de free-lance. La notion de partenariat entre les différents écosystèmes va se développer.
Le moral des collaborateurs des entreprises et de leurs cadres est en berne : quels seront, demain, les facteurs de résilience ?
Le premier facteur de résilience, c’est de se donner des projets qui ont du sens. L’entreprise à mission me parle, je trouve cela très inspirant pour les collaborateurs. Il ne faut pas que ce soit surjoué mais sincère. La « raison d’être » doit s’incarner dans l’activité au quotidien. Le deuxième point, c’est l’importance du facteur humain, sans l’opposer à la performance. Les gens motivés voudront se sortir d’une situation traumatique pour entrer dans quelque chose de nouveau. Le troisième, c’est d’accepter que le monde ait changé et qu’il change tout le temps. J’aime cette image de la rivière qui coule et qui ne s’arrête jamais…
[1] Le silotage des données renvoie à une organisation de l’information au sein de laquelle les outils et les bases de données sont compartimentés et peu connectés entre eux, si bien que les données sont peu accessibles et circulent mal [NDLR].