RPS : décryptage d’un concept anxiogène
La notion de « risques psycho-sociaux » s’est imposée comme un progrès majeur, permettant de reconnaître et de prévenir la souffrance mentale et sociale liée à l’emploi. Mais cette avancée n’est pas sans zones d’ombre : en mettant l’accent sur la psychologie individuelle, ne risque-t-on pas de masquer des problématiques collectives et structurelles ? Analysons cet acronyme à la fois salvateur et potentiellement inquiétant.
L’on voit l’évolution des sociétés à l’évolution des formulations qui y sont, à un moment, partagées. Prenons les années 60 et leur fameux « Faites l’amour pas la guerre », nous sentons combien nous en sommes éloignés alors que flotte dans l’air des années 2025 un certain « Faites la guerre pas l’amour » beaucoup moins joyeux. Le concept de « risques psycho-sociaux » n’en est pas à ce retournement du sens, il marque plutôt un développement de ce qui existait. Il nous indique clairement que doit être renforcée l’expression traditionnelle : « Les risques du métier ». Avec cette morale basique il semblait en effet tout à fait normal de se couper un doigt dans une machine quand on était menuisier, de polluer ses poumons quand on était mineur, d’avoir des problèmes de dos quand on était coiffeuse… En devenant « psycho-sociaux », les risques professionnels ont salutairement rompu avec cette complaisance : certains faits de souffrance au travail ont été définitivement rendus dignes de considération – et de réparation. De plus, ils ont été vus aussi bien sous l’angle mental que sous l’angle physique.
Il s’agit là sans ambiguïté d’un progrès sociétal majeur. Ce qui ne doit pas nous empêcher de discerner, en mineur, un nouveau risque si l’on ose dire : celui de privatiser et psychologiser les problèmes socio-politiques. En effet n’est-il pas plus difficile de combattre en son for intérieur un « pervers narcissique » que de se défendre contre un petit chef avec son délégué syndical ? N’est-il pas plus compliqué de résister à une supérieure hiérarchique qui dit-on pratique l’ »emprise » alors qu’il s’agit de ce bon vieil autoritarisme passible des prudhommes ?…
On crée des notions dans une époque, et la nôtre aime la psychologie. Pourquoi pas ? Cela a toutefois une conséquence : il faut regarder bien en face, ce préfixe, ce psycho, venu s’apposer aux problématiques sociales. Qui est-elle cette psyché longtemps écrite avec une majuscule ? La noble Psyché représentait l’âme chez Platon. Dotée d’ailes, elle élevait le corps (soma) en donnant aux gestes des travailleurs ce qu’on appellerait aujourd’hui un « sens » : le désir de faire bien et beau, de contribuer à quelque chose de plus haut que la simple tâche, de participer à des missions importantes.
Plus tard dans notre culture, au 1er siècle après Jésus-Christ, a circulé dans ce qui deviendra l’Europe, un best-seller titré Le conte d’Amour et Psyché d’un auteur nommé Apulée qui avait fait de Psyché une jeune femme fort charnelle. Comme Eve, autre héroïne du moment, elle commettait une grande faute : elle était plus belle que Vénus ! Elle en était punie par des travaux forcés sur le modèle – au féminin – de ceux d’Hercule : trier des milliers de graines en une nuit, recueillir la laine d’or sur le dos de dangereux moutons, aller puiser un peu d’eau dans le fleuve des Enfers, etc. De quoi frôler le burn-out, aucun doute.
Son parcours d’épreuves initiatique entraîna Psyché dans un voyage entre le monde de ses émotions intimes et celui de ses compétences exposées au jugement social. Son apprentissage, le cadrage de son énergie, son acceptation des règles communes se termina en un happy end digne de Hollywood : mariage en blanc avec Eros, le fils d’une Vénus qui avait pardonné, acceptation parmi le comex de l’Olympe, maternité fêtée par tous…
Au-delà du rose bonbon, ce conte de fées antique nous dit une chose essentielle sur l’humanité par-delà les époques. Notre psychisme peut certes connaître les souffrances dues au travail mais il peut aussi, avec le même travail – devenu action, énergisation, transmission, collaboration – surmonter ses fragilités. Le travail peut tuer tout autant qu’il peut sauver. Son étymologie, qui n’est pas le tripalium, instrument de torture, mais trabs, le bois de l’arbre, prouve qu’il charpente les corps et les esprits au lieu de les faire somatiser. De même, les risques psycho-sociaux lorsqu’ils sont bien repérés et bien prévenus montrent que l’être professionnel se joue en dialectique avec l’être émotionnel.
C’est sous l’angle de cette conjonction qu’il faut considérer le trait d’union de « psycho-social ». Ce lien graphique est à la fois minuscule et fondamental. Il constitue une zone sensible. Parfois dangereuse. La notion de risque psycho-social monte la garde à cette frontière. Aucun salarié n’a à subir les tempêtes psychiques d’une supérieure qui la transgresse. Aucune collaboratrice ne doit être l’objet d’un désir abusif de la part d’un chef. Aucun agenda ne doit franchir la mesure légalement fixée d’une journée de travail. Les limites de tous ordres doivent être respectées. Un exemple significatif : manquer de temps pour ses enfants – grande frustration d’une génération de femmes dans les années 90 – ne paraît plus supportable à la suivante, les jeunes pères ayant d’ailleurs rejoint les jeunes mères dans un même désir d’équilibre entre le « pro » et le « perso ». Le lien entre les deux mais sans porosité : les RPS ont rendu cela possible.
Et cela ne doit pas être pris pour un refus du travail : à l’inverse, nous voici devant une envie nouvelle de travailler autrement : travailler ses liens, sa santé, sa créativité. Ne plus continuer à prendre le risque de les abîmer, et donc inventer toute une régulation préventive de ces risques. Pour cette raison même, il peut arriver qu’ils apparaissent d’ailleurs comme une menace pour l’entreprise elle-même. Elle finit parfois par redouter d’être attaquée comme employeur au titre d’un RPS nouveau ou de formulation imprécise.
Cette extension du domaine de la défiance amènera probablement le concept à se repenser. Parions qu’il accomplira un certain tri entre les simples risques du métier de vivre et ceux qui méritent judiciarisation. Le vocabulaire devrait dès lors se radicaliser : parlera-t-on plutôt d’APS, « abus psycho-sociaux », par exemple ?
La prospective est ouverte, surveillons les néologismes. En ce qui me concerne, j’arrête sur cette piste car elle pourrait me mettre en risque d’erreur sémiologique.
Mariette Darrigrand, sémiologue, conférencière
Dernier ouvrage paru L’atelier du tripalium, Non Travail ne vient pas de torture, Ed. des Equateurs, 2024.