Quand le groupe empêche de décider
La force du groupe est très puissante. Il agit sur notre motivation, notre courage, notre inspiration, notre humeur… Mais quelle est son influence sur notre capacité à décider ? Aide ou embûche, révélateur ou piège ? Un peu tout cela à la fois… Exploration de pistes pour déceler les mécanismes à l’œuvre et mieux les déjouer.
38 témoins et on ne décide plus rien…
Démarrons par une scène particulièrement terrible. Le 13 mars 1964, une américaine, Kitty Genovese est violée et tuée en pleine rue à New York. 38 témoins sont là. L’histoire raconte que personne n’est intervenu. Comment cela est-il possible ? Deux psychologues sociaux américains, Bibb Latané et John M. Darley se sont penchés sur ce drame afin de comprendre ce qui s’était passé pour chacun. À travers leurs recherches et expériences, ils ont cherché à mettre en lumière les mécanismes sous-jacents de nos comportements individuels en situation de groupe. Leur travail a permis la formalisation de l’« effet spectateur[1] », lorsqu’une personne est témoin d’une scène présentant un problème mais ne fait rien et reste extérieure.
Cela peut arriver dans la rue, comme dans le cas de Kitty Genovese, et aussi au bureau, en réunion ou chez un client.
Un phénomène qui se reproduit dans de multiples cas
De nombreuses mises en situation ont été réalisées par ces deux chercheurs, puis par d’autres depuis. Le principe reste identique chaque fois : on met un sujet dans un contexte particulier où il y a un problème (énorme bruit, fumée de feu, agression, chute de quelqu’un) et on voit comment ce sujet réagit.
Dans la même situation, si une personne est seule elle intervient dans 85 % des cas, s’il y a un autre témoin on descend à 62 %, et si elle pense qu’il y a quatre témoins ou plus, on descend à 31 %. Conclusion : plus il y a de témoins d’une situation d’urgence, moins il y a de chances que chacun d’eux intervienne. Si c’est surprenant, cela permet aussi de comprendre pourquoi dans certains cas nous n’intervenons pas quand quelqu’un se fait malmener ou subit une injustice en public.
Trois processus en jeu
À la suite de leurs recherches, Latané et Darley formalisent, en 1968, trois processus qui éclairent ce qui se passe. Chacun de nous, dans une telle situation, va être influencé par la réponse interne qu’il apporte à ces trois questions :
1-Que font les autres ?
Notre survie en tant qu’espèce a dépendu durant des millions d’années de notre capacité à faire partie d’un groupe. Dépourvu de griffes et de carapace, un humain isolé n’est pas très résistant… Cet aspect biologique de notre condition de survie influence logiquement nos prises de décision. Savoir ce que font les autres est un moyen de vérifier que notre évaluation de la situation est bonne. Le problème est que si chacun regarde ce que font les autres en attendant leur réaction, cela augmente l’inertie individuelle. Et on arrive à cette contradiction que, pour valider qu’il y a bien un problème, nous finissons par l’ignorer, par faire comme s’il n’y avait pas besoin d’agir sur le moment.
2-De quoi vais-je avoir l’air ?
Toujours dans cette logique d’être accepté par le groupe afin de survivre, ou de garder son travail, il est préférable de ne pas se tromper si on agit, afin de n’être ni rejeté ni déconsidéré par ce groupe.
3-Pourquoi moi plutôt qu’un autre ?
Quand plusieurs personnes voient la même scène, chacune d’elles est responsable de sa réaction. Or en groupe le calcul inconscient n’est pas que chacun est responsable à 100 %, il y a diffusion de la responsabilité : si je pense que nous sommes cinq témoins, alors je me sens responsable à 20 %. La mise en mouvement est bien plus compliquée et m’incite peu à décider d’agir.
Trois clefs pour se sortir de la position de spectateur
Ces processus sont puissants et influent sur notre prise de décision. Pour autant, chacun d’eux peut être contrebalancé.
Quand nous regardons ce que font les autres, c’est pour valider notre évaluation propre du danger. Dans le cas d’une personne qui se fait agresser, le simple fait qu’elle appelle à l’aide va nous remobiliser individuellement et nous permettre de prendre la décision d’agir. Car nous ne la déléguons plus. Donc demandez de l’aide si vous êtes attaqué et, si vous être témoin, dites-vous que la personne attaquée vous demande de l’aide.
Un autre élément qui ressort d’études plus récentes de l’effet spectateur est que, si nous sommes investis par un sujet, alors cet effet diminue drastiquement. Être impliqué par un sujet, qu’il soit personnel ou professionnel, comme la parité, la diversité, le respect des procédures, les valeurs qui font que vous avez choisi ce travail, tout cela vous permet de vous sentir plus responsable qu’autrui, et vous aide à prendre votre décision d’agir à partir de vous-même.
Enfin, sur la diffusion de responsabilité, on observe que plus un groupe a une forte cohésion moins chaque individu a peur de l’évaluation des autres. La responsabilité d’agir ne serait alors pas divisée par le nombre de témoins, mais portée par l’ensemble du groupe, chacun se sentant responsable. Donc, autant que possible, prenez le temps de vous connaître entre vous, de trouver les atomes crochus que vous pouvez avoir avec chaque membre du groupe, de créer du lien. En plus de rendre le travail plus agréable, cela permettra, lors de réunions ou d’événements en groupe qui requièrent une prise de décision de votre part, d’être en meilleure possession de vos moyens, en accord avec vous-même et plus à même de décider comment vous positionner.
[1] Le nom originel est d’ailleurs le bystander effect, signifiant « effet de celui qui se tient debout à côté », donc qui n’intervient pas. Aussi appelé l’« effet témoin ».