Pour le respect des « lois du vivant »

15 min de lecture

Malgré les méthodes et innovations techniques dont nous disposons, nos décisions d’hommes modernes ne semblent pas nous mener vers plus de durabilité, de stabilité, de bien-être et encore moins de sérénité. Au cours d’un voyage en Colombie auprès des Kogis, société amérindienne, Marie-Hélène Straus a appris que la décision était le fruit d’un processus et pas seulement le résultat d’« un avant » et d’« un après ». La réponse est dans la nature.

Par Marie-Hélène Straus , Manager, coach certifiée, présidente de l’association Tchendukua – Ici et Ailleurs, autrice du Choix du vivant, 9 principes pour manager et vivre en harmonie, Les Liens qui libèrent, 2018

Dans notre monde moderne, nous pensons souvent que la responsabilité de prendre la « bonne décision » nous revient. Mais comment le savoir ? Et qui peut prétendre pouvoir choisir « la bonne » et donc éviter « la mauvaise » décision ? Il est clair que jamais personne ne souhaite prendre la mauvaise décision ! Et pourtant, ne sont-elles pas nombreuses nos « mauvaises » décisions ? Nos vies ne sont-elles pas saupoudrées de décisions jugées « mauvaises »… avec le recul ?

 

Nombre d’entreprises ont disparu parce qu’à un moment donné un dirigeant a pris « la mauvaise » décision, alors qu’il pensait en toute bonne foi avoir fait le « meilleur » choix.

La compagnie Swissair, se pensant intouchable, a fait un déni de réalité doublé d’un sentiment de suprématie nationale en décidant de rester privée, malgré l’arrivée du low cost, la hausse des carburants, l’ouverture de l’Europe… D’où sa faillite. Kodak aussi croyait en son hégémonie technique : pas d’investissements dans l’innovation ni de remise en question du business model, donc faillite. Pour ces deux géants, leur mode de décision est resté figé dans un monde en perpétuel mouvement.

 

Une décision dépend d’une multitude de facteurs. Stratégiquement, nous réunissons quantité d’études et d’analyses, toutes valables à un moment donné et obsolètes dès le surgissement d’une nouvelle donnée. Pour piloter une entreprise, nous compilons ces données dans de gigantesques tableaux Excel qui ne reflètent qu’une infime partie de la réalité. Notre environnement, notre culture, nos histoires singulières avec leur lot d’émotions, nos valeurs, nos rêves vont ajouter des facteurs inconscients mais bien réels dans chacun de nos choix. Tous ces éléments nous garantissent-ils la « bonne » décision ?

 

Sans faire de grandes rétrospectives, nous le savons, il est clair que non. L’état de notre monde en est un reflet éloquent.

 

Il m’a fallu faire un long voyage, pour aller enquêter auprès de ceux que René Char nommait « les invisibles » et me rappeler les essentiels qui sont à la base de la vie. Ces lois de la nature, principes du vivant qui nous façonnent et que nous tous, ici, semblons avoir oubliés.

 

C’est en rencontrant les Kogis, derniers héritiers des sociétés précolombiennes, dans la Sierra Nevada de Santa Marta, en Colombie, que j’ai pu réaliser combien nos sociétés modernes avaient perdu leur capacité à observer.

 

Les Kogis, avec une histoire ininterrompue depuis plus de quatre mille ans, m’ont démontré que tout, absolument tout, était écrit dans la nature. La longévité sociétale des Kogis s’expliquait là, juste devant mes yeux. Cette exceptionnelle endurance, ils la devaient à leur respect des lois de la nature, dont ils avaient tiré cette incroyable capacité à faire de justes choix à chaque étape chaotique de leur longue et périlleuse histoire. Une longévité inspirante, résultant de leur intention claire et simple, un postulat de départ régissant leurs choix : maintenir l’équilibre et l’harmonie au sein de leur communauté… pour ne pas disparaître.

 

Chaque jour, la nature prend des décisions. Non pas des décisions étudiées, planifiées, calculées, mais des décisions qui répondent aux lois du vivant, avec pour unique intention la pérennité et la sauvegarde de la vie. Quand manger, boire, respirer, se reproduire, fleurir pour ne pas mourir ? Quand créer, transformer, multiplier ou se reposer pour ne pas périr ?

Dans la nature, c’est l’intention qui détermine le choix. Une information non négligeable puisque cette intention naturelle consiste à vouloir préserver la vie. Ne serions-nous donc pas concernés par ce modèle ? Dans la nature, il n’y a jamais de bonnes ou de mauvaises décisions. Certaines d’entre elles sont même terrifiantes ! Il s’agit de décisions justes en fonction d’une intention claire.

 

Un exemple m’a frappé chez les Kogis : le processus conduisant ce peuple millénaire à décider d’arrêter la vente de leur café. Cette vente, d’après nos critères, rapportait de l’argent, avait une valeur (marchande), à nos yeux de « petits frères », comme ils nous appellent.

Le système économique choisi et utilisé par cette société racine ne repose pas sur la création de valeur mais sur l’échange. Un choix inspiré par l’une des lois du vivant, qu’ils nomment zigoneshi : tu me donnes, je te donne, entrons dans l’échange. La tentative de vendre du café a débuté lorsque quelques Kogis ont voulu essayer notre système économique. Des « petits frères bien-pensants » voulant permettre à ces « archaïques » une évolution « moderne ». Voici le processus qui en a découlé.

Les quelques Kogis qui avaient vendu du café reçurent de l’argentet achetèrent des biens qu’ils ne possédaient pas jusque-là : casseroles, tasses, bassines… Or, comme dans tout groupe d’humains, ceux qui ne possédaient pas ces nouveaux biens en ont voulu à leur tour ! La convoitise et le vol se sont installés au sein de la communauté. Des causes de conflits sont nées. L’intention des Kogis, à la base de leur système, leur recherche permanente d’harmonie était menacée. Ils décidèrent alors d’arrêter la vente du café.

Ils n’ont pas cherché à punir les coupables, ils ont cherché la source qui générait le problème allant à l’encontre de leur intention. La vente de café était une décision que nous aurions pu, nous ici, juger « créative », mais dont le prix à payer pour eux, là-bas, provoquait l’émergence de conflits, de violence et, au final, un risque mortifère : celui de détruire la communauté.

 

Cette décision difficile n’a pas été prise par un seul homme. Nous touchons là l’un des autres principes du vivant. Chez les Kogis, pour qu’une décision soit juste, il est nécessaire qu’elle soit pérenne et féconde. Non pas créatrice de valeur mais créatrice de plus de vie, donc durable dans le temps, quels que soient les immanquables surgissements.

Pour tenir dans le temps, un équilibre stable est indispensable. Cette stabilité, comme pour un être humain, repose sur l’ancrage au sol. Un ancrage que nous ne pouvons obtenir qu’avec nos deux jambes. Cet équilibre se matérialise par le dialogue entre les altérités présentes. Les hommes d’un côté et les femmes de l’autre. Chacun des deux groupes a dialogué longuement pour prendre la « juste » décision. Puis, ils ont mis en commun l’avis du masculin et l’avis du féminin, qui, ensemble, lorsque ces deux façons d’être au monde se rencontrent, permet de dessiner un choix équilibré, pérenne et fécond. Car comment se poser les questions auxquelles nous n’aurions pas pensé nous-même avant de décider ? La seule option est d’échanger au préalable avec l’autre, les autres, les différents de moi.

 

Au-delà de cet exemple exotique, les Kogis m’ont transmis la sagesse qui guide leur processus de décision : « Conscience, observation et intention donnent forme aux manifestations que nous créons dans le monde. »

 

Alors à quoi voulons-nous donner forme lorsque nous décidons ? Que souhaitons-nous créer pour nous, nos collaborateurs, notre entreprise lorsque nous prenons une décision ? Sans doute touchons-nous là les subtiles questions à nous poser à chacun de nos choix.

Car décider, n’est-ce pas ouvrir un « pas-sage » ? Car décider, c’est orienter dans une certaine direction une voie que l’on choisit et qui se devrait d’être « sage ».