Portrait : Hugo Deschamps, ethnologue d’entreprise
L’entreprise est un territoire d’observation et de recherche comme les autres. Au cœur de transformations, l’expertise d’un ethnologue peut faire toute la différence dans l’accompagnement humain des changements, notamment en prenant en compte la réalité du terrain. Objectif : expliciter les « implicites » culturels des hommes et des femmes d’un collectif. Rencontre avec Hugo Deschamps, ethnologue au sein du Cabinet Onepoint.
Vous avez un parcours académique en ethnologie : en quoi cette discipline peut-elle être utile à l’accompagnement des hommes et des femmes dans un contexte de transformation ?
Traditionnellement, l’objet de l’ethnologie est la tribu. Une tribu n’est qu’une forme particulière de collectif humain, au même titre qu’une entreprise. L’ethnologie, avec ses concepts, sa méthode d’observation participante, ses grilles d’analyse, permet notamment de réaliser des diagnostics des enjeux humains des transformations afin d’identifier les freins et leviers culturels à l’adoption des changements, qui sont souvent implicites, car produits par la socialisation en entreprise. On peut avoir une superbe organisation, des processus très efficients, des outils avec de nombreuses fonctionnalités, à terme, si les collaborateurs ne les adoptent pas, la transformation que vous souhaitez introduire perd une partie de sa valeur. L’ethnologie contribue à capter cela. Pour vous donner de la matière sur ce parallèle entre tribu et entreprise, vous avez, d’une part, des cadres normatifs, c’est-à-dire des règles de conduite dans un collectif. Dans une entreprise, au même titre que dans une tribu, vous allez avoir des normes qui indiquent les comportements valorisés ou sanctionnés, des postures entre différentes typologies de personnes, des systèmes de contrôle. Vous allez avoir des rituels de passage, d’inclusion, de « déclusion », des rituels de célébration. Qu’est-ce qu’un pot de départ si ce n’est un rituel de « déclusion », voire d’exclusion ? Une période d’essai, c’est un rite de passage où l’on teste la capacité à « être dedans » du recruté, sa capacité à adopter les comportements et représentations attendus. Vous avez aussi des codes vestimentaires, des rapports de pouvoir, des rapports au temps, à l’espace, qui varient d’une entreprise à l’autre comme d’une tribu à l’autre. Il y a également, d’autre part, des cadres cognitifs, autrement dit des représentations sociales propres à un collectif. Par exemple, dans les entreprises, il y a des figures héroïques et des mythes au même titre que dans les tribus. Vous avez des mythes fondateurs, des croyances, des identités, des stéréotypes. À terme, l’ethnologie permet d’expliciter les « implicites » culturels que nos socialisations en entreprise ont produits.
Lors de votre parcours académique, vous avez passé une année à étudier un ancien royaume de rois guerriers dans les jungles du sud du Rajasthan, en Inde. Racontez-nous…
J’ai vécu en immersion une année dans un ancien petit royaume rajput du Rajasthan vieux de plus de quatre cents ans. L’endroit n’était pas aisé d’accès : bien guidé, cela m’a pris quatre heures de trajet dans la jungle pour m’y rendre. Lorsque j’y suis arrivé, tout ce que j’avais en guise d’introduction était un bout de papier sur lequel une connaissance qui avait des relations dans ce royaume avait écrit : « Voici mon ami, aidez-le. » J’ai présenté ce papier au palais du thakur, le roi local. Les habitants m’ont progressivement accueilli et j’ai pu commencer à apprendre leur dialecte. La diversité socioculturelle du village était intéressante : une douzaine de castes, une quinzaine de clans de la tribu des Bhils, une vingtaine de temples hindous dans la jungle. Cela a été une expérience à la fois très enrichissante humainement, mais particulièrement rude en matière de conditions de vie. Un jour, après environ six mois de présence sur le terrain, une tribu de chameliers de la caste des Raikas-Rebaris était de passage dans le royaume. Lorsque ces nomades m’ont vu, ils ont été très étonnés. Le dernier homme blanc croisé dans cette région était un topographe de l’armée britannique dans les années 1940. Ils ont demandé aux villageois qui j’étais. Leur réponse ? « Il est de chez nous, il vit ici, il est comme nous. » Cela a été un grand moment d’émotion pour moi car j’ai compris qu’ils me reconnaissaient comme l’un des leurs, que j’avais suffisamment intégré leurs normes, leurs valeurs et leurs représentations pour que ma différence culturelle ne leur soit plus aussi perceptible que lors de mon arrivée.
Quand la crise sanitaire a débuté, qu’est-ce que l’ethnologue d’entreprise a pensé ?
J’ai pensé qu’on allait passer par une phase de profond questionnement, une période entre un état A et un état B où on remet en question nos normes, nos représentations, voire notre hiérarchie de valeurs. J’ai pensé que les cultures des femmes et des hommes au travail allaient changer. C’est notamment ce qui est en train de se passer avec les réflexions et pratiques autour du travail hybride.
Quelles ont été vos actions au sein de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi ?
J’ai dirigé à l’international – en France, au Japon, en Roumanie et en Inde – des missions de conseil en excellence opérationnelle, organisation, qualité de vie au travail et accompagnement du changement au sein de différentes fonctions de l’alliance. Je vous donne quelques exemples : accompagnement de la réorganisation de la fonction ressources humaines des sites industriels de Renault en France, support des programmes d’offshoring de Renault, conduite du programme de qualité de vie au travail de Renault, support de la convergence des fonctions qualité de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, déploiement du programme de développement managérial Renault Way.
Comment faites-vous pour décrypter une culture d’entreprise durant le temps court d’une mission de conseil ?
Déjà, je dirais que la culture on la ressent souvent par la nature même de l’activité, des produits et des services de l’entreprise. Renault, par exemple : quand je suis arrivé, cela m’a beaucoup étonné, je trouvais que c’était très rythmé, cadencé, « processé », structuré. Je me suis demandé pourquoi ? Et puis j’ai pensé au produit. Une automobile est fabriquée en usine sur des chaînes de montage où, pour dire les choses sans doute un peu simplement, les employés ne sont pas là pour discuter. Chacun doit y exécuter l’activité qui est la sienne dans un ballet de travail finalement assez rythmé et interdépendant : chaque minute, une voiture doit sortir de l’usine entièrement assemblée. Vous imaginez ? Je crois que cela se traduit notamment dans la manière d’organiser les fonctions supports de l’entreprise, bien que les activités correspondantes ne se déroulent pas sur des chaînes de montage. On décrypte une culture d’entreprise grâce à des entretiens d’écoute menés auprès des collaborateurs, des questionnaires d’enquête qualitative et quantitative, des ateliers participatifs, mais aussi via l’observation participante – ou l’immersion, si vous préférez. On applique cette méthode phare de l’ethnologie sur le terrain, on questionne les pratiques et les représentations pour comprendre de l’intérieur la culture des collaborateurs.
L’accompagnement du changement est un savoir clé en période de crise. Sur quelles valeurs ou pratiques les entreprises vont-elles devoir s’appuyer dans les mois qui viennent ?
Nous vivons dans un monde « Vica » : volatil, incertain, complexe et ambigu. La crise sanitaire actuelle en est l’une des illustrations. Les entreprises doivent développer leurs capacités à être davantage nimble : souples, rapides, sachant comprendre et s’adapter pour apporter des réponses sur des cycles courts. Je propose deux pratiques simples et structurantes. D’une part, l’adaptative action, où l’on se pose trois questions simples. Le « what ? » : quel est le problème ? Cela consiste à décrire succinctement et factuellement la situation dans laquelle on se trouve. Le « so what ? » : quels sont les enseignements qu’on en tire ? Cela permet de donner du sens à la situation et d’identifier des conclusions sur les forces, les opportunités et les options en jeu. Et le « now what ? » : comment on se met en action pour résoudre la problématique ? L’adaptive action ne consiste pas en une recherche fastidieuse de la réponse parfaite. Il s’agit plutôt de progresser avec les meilleures informations dont vous disposez à ce moment-là. D’autre part, il y a la pratique du test and learn : on teste, on apprend, on expérimente des solutions issues du now what et on s’adapte, on est en amélioration continue. Il s’agit d’expérimenter des solutions par itérations successives sur des cycles courts pour apprendre et optimiser ses actions en fonction des résultats obtenus. Je pense que dans un monde Vica ces pratiques nimble peuvent permettre de trouver rapidement des solutions pragmatiques.
Souplesse, adaptation : c’est cela manager les collaborateurs avec intelligence et pragmatisme ?
Manager les collaborateurs intelligemment, c’est les faire grandir et c’est aussi grandir grâce à eux. Dans la relation de travail, chacun vient avec des implicites : des attentes, des besoins, des aspirations. Le travail du manager c’est de construire avec chacun de ses collaborateurs ce que j’appelle un « contrat de collaboration dynamique ». J’entends par là le fait d’avoir des temps d’échanges réguliers entre manager et collaborateur pour se demander réciproquement « qu’est-ce que tu attends de moi » et « qu’est-ce que j’attends de toi ? », « qu’est-ce que je peux t’apporter ? » et « qu’est-ce que tu peux m’apporter ? », « quels sont tes besoins, tes aspirations ? ». En explicitant les implicites qu’il y a dans la relation entre manager et collaborateur, on fait vivre la relation de travail dans une dynamique de développement mutuel. Cela fait grandir à la fois le collaborateur et le manager et permet ainsi de dépasser la dimension uniquement transactionnelle d’un échange entre une force de travail et une rémunération. On va ainsi au-delà du cadre explicite de la relation : le droit du travail, le contrat de travail, la fiche de poste, qui ne sont donc en fait qu’un socle relationnel de départ relativement statique.
Le travail hybride, flexible s’intensifie : quelles seront les prochaines étapes dans des grands groupes comme Renault ?
En mars 2020, sous l’effet de la contrainte du premier confinement, la question du télétravail généralisé, de sa validité et de son efficacité a été posée. Depuis plus de dix-huit mois, diverses expérimentations ont été conduites, remettant en question cent cinquante ans de rapport au travail et de modèles d’organisation. La période du retour en entreprise que nous vivons pose la question de la formalisation d’un modèle de travail hybride afin de l’inscrire dans la durée, puisque les salariés ont une aspiration massive à continuer à télétravailler pour une partie de leur temps. Je vois quatre axes d’analyse pour travailler sur cela. La quotité : combien de jours de télétravail doit-on accorder ? La flexibilité : définir le cadre global dans lequel il peut y avoir des marges de manœuvre individuelles. Jours de télétravail fixes ou à la carte ? Quels lieux de télétravail ? À domicile ? En France ? À l’étranger ? Cela interroge le degré d’autonomie laissé à chacun. La compensation : c’est donner un cadre de rétribution adapté au travail à distance. Est-ce que l’entreprise paie l’équipement de travail à la maison ? Est-ce que l’on module la rémunération en fonction du lieu de résidence ? Enfin, les règles d’usages : quelle synchronisation en matière d’horaires ? Quels outils de collaboration digitale ? Ce n’est pas seulement une affaire d’organisation mais aussi de culture managériale, de mode de fonctionnement, d’aménagement des espaces, de vision globale. La représentation du travail a changé, les lieux et les pratiques aussi. Il n’y a plus de modèle unique.
Onepoint
Onepoint est l’architecte des grandes transformations des entreprises et des acteurs publics. La société française accompagne ses clients de la stratégie à la mise en œuvre technologique, en s’attachant toujours à penser au-delà des évidences, pour créer de nouvelles façons de travailler, de nouveaux modèles économiques et de nouveaux lieux. Elle est devenue en un peu moins de vingt ans l’un des acteurs majeurs de la transformation des organisations et emploie 2 500 collaborateurs en France et dans le monde.