Peut-on rester motivé au travail quand l’actualité est dramatique ?

7 min de lecture

Que l’on soit touché de près ou de loin, les mauvaises nouvelles finissent bien souvent par impacter notre travail. Un psychiatre et plusieurs salariés racontent comment garder le cap quand on a l’impression que tout part à vau-l’eau

Par Margaux Steinmyller
Une nouvelle fusillade aux Etats-Unis, la guerre Israël-Hamas, l’attaque au couteau dans le lycée d’Arras, les attentats en Belgique, les alertes à la bombe dans les aéroports et les universités, les répercussions de la guerre en Ukraine, sans compter l’urgence climatique, l’inflation et la crise du logement… Depuis la rentrée 2023, pas une journée ne passe sans son lot d’actualités dramatiques, avec un impact direct sur le moral des Français et leur bien-être au travail.
L’impact de l’actualité sur la santé mentale des travailleurs
« On se sent submergé par autant d’informations négatives », nous confie Capucine, dirigeante d’une agence de communication. Marilou, cheffe de projets, se dit « oppressée par l’actualité ». Adrien, responsable dans la grande distribution, « dépité et désarmé ». Rien d’anormal, pour le docteur Pierre Schepens, psychiatre en Belgique, ancien chef du service de psychiatrie de la clinique Saint-Pierre et directeur général de l’association Silva Medical, le flot d’actualités peut avoir des effets sur notre état de santé général : « Nous ne sommes pas tous égaux face aux réactions émotionnelles. Ce qui peut toucher le plus grand nombre, c’est la chronicité du discours catastrophique. C’est un véritable effet nocebo (l’inverse de l’effet placebo), et un stress dit aigu, provoqué par un événement particulier, devient chronique et peut impacter tout l’organisme. » Pour lui la réponse est oui, « on peut faire un burn-out de l’actualité ».
Peut-on pour autant parler de traumatisme, même si l’on ne vit pas directement un évènement ? Affirmatif également selon le docteur Schepens, qui nous rappelle au passage les travaux publiés dans les Proceedings of the National Academy of Sciences en 2013. À cette époque, des chercheurs ont étudié les conséquences psychologiques d’une exposition répétée à la violence via les médias et les réseaux sociaux deux à quatre semaines suivant les attentats du marathon de Boston. Résultat ? Les personnes ayant passé six heures par jour à regarder des images sur les réseaux sociaux, lire des articles ou regarder la TV pour récolter des informations sur l’évènement, ont été encore plus traumatisés que les gens sur place. « L’élément au cœur de l’angoisse, précise le psychiatre, c’est l’impuissance totale. Cela s’accentue depuis 2019 avec les crises à répétition. En trente ans de carrière, j’ai rarement observé autant de problèmes de santé mentale, les structures médicales sont débordées. » 
Motivation et degré d’engagement, productivité, absentéisme, conflits interpersonnels voire épuisement…
De manière répétée, les mauvaises nouvelles peuvent impacter le moral, l’état physique et la qualité de vie au bureau – et ce, même pour les générations qui ont appris à vivre dans ce contexte particulier. En témoignent de nombreuses prises de parole sur les réseaux sociaux, à l’instar de Léna Mahfouf, l’influenceuse aux 4 millions d’abonnés qui partageait en story le 18 octobre dernier : « il est absolument normal de ne pas avoir la capacité mentale ou physique de bien fonctionner, de travailler ou d’être productif ces temps-ci. » Ou comme Marilou, jeune trentenaire : « Quand je pense à ma vie professionnelle, j’ai l’impression d’avoir toujours évolué dans ces conditions. J’étais en stage pendant les attentats de Charlie Hebdo, je signais mon premier CDI pendant ceux du Bataclan, puis s’en est suivie une pandémie mondiale, en parallèle les questions d’urgence climatique, etc. Les événements de ces dernières semaines sont de nouveaux coups durs et j’ai d’autant plus de mal à me souvenir d’une période dans ma carrière où l’actualité ne m’a pas déprimée, c’est comme si on avait dû apprendre à vivre avec. »
Un « instinct de survie » comme nous le décrit cette salariée, qui ne protège pas à tous les coups : « Si j’arrive à me préserver de certaines actualités, elles peuvent en revanche toucher mes collègues, donc le bien-être général et l’ambiance au bureau. C’est sans fin. » Capucine est plus partagée : « Travailler m’aide à penser à autre chose, à me couper des informations et des réseaux sociaux. Mais d’un autre côté, au bureau, tout me paraît superficiel et anecdotique. Pour l’instant, j’ai l’impression d’avoir mis la quête de sens entre parenthèses. Il faut avancer, continuer de vivre, être efficace au travail, sans céder à l’ignorance et au déni. »
S’informer sans déprimer
En temps de Grande Démission (un français sur deux songerait à se reconvertir selon une étude BVA Visiplus) l’actualité récente peut-elle renforcer le désengagement au travail ? Difficile de faire des prédictions, mais selon le docteur, il doit y avoir du changement : « Soit on s’écroule, soit on trouve des alternatives. On réinjecte de l’humain et de la solidarité dans nos sociétés. » Pour rester efficace au bureau tout en restant informé, certains, comme Adrien, préfèrent relativiser : « J’essaye de me dire qu’on a de la chance de vivre en France, même si ce n’est pas tout rose longueur d’année. Et, surtout, le petit pépin qui autrefois pouvait gâcher ma journée ne m’impacte plus beaucoup ».
Pour garder le cap, d’autres se sont créés de nouvelles routines comme Elodie, photographe indépendante : « Je privilégie l’information sans image en écoutant la radio, je me tourne vers des formats plus poussés pour comprendre les débats notamment grâce à l’émission “Le cours de l’histoire”, sur France Culture. La philosophie m’aide aussi à prendre du recul, j’adore le travail de Charles Pépin dans “Sous le soleil de Platon” sur France Inter, c’est très accessible. Le reste du temps, je me réfugie dans les livres, je fais des expositions photo, je me balade dans la nature… Le “beau” m’apaise et m’aide à m’évader. »
Réinventer le monde du travail
S’il y a mille et une solutions à mettre en place individuellement, l’entreprise, elle aussi, pourrait avoir son rôle à jouer (et on ne parle pas d’afterwork). Quelle que soit l’entité, privée ou publique, pour le docteur Schepens, impossible de passer à côté de ces trois piliers : du sens, de l’humain et du collectif.
1/Manager autrement
Pierre Schepens en est convaincu, « il faut réfléchir à une autre manière de manager, créer des espaces de médiation, échanger, fédérer un maximum. L’ère de l’individualisme est terminée ! » Pour lui, cela passe notamment par écouter les personnes sur le terrain en confrontation directe avec la réalité (et ce, quel que soit le métier) et avoir une vraie culture d’entreprise. Des cagnottes pour soutenir différentes causes, c’est bien, mais cela devrait aller encore plus loin. Dans le secteur de la formation, l’entreprise de Marilou, par exemple, met en place depuis quelque temps déjà des apprentissages pour manager les équipes selon leurs émotions, leurs engagements personnels etc.
2/Réhumaniser le quotidien
« Tout est devenu factuel. À l’hôpital par exemple, on a l’impression de traiter des diagnostics plus que des humains ! Cela peut paraître élémentaire, mais il faut rappeler la valeur et le sens du travail, pourquoi les gens sont là. C’est comme cela qu’on trouvera du plaisir au travail, qu’on multipliera les petits moments de bonheur », ajoute le psychiatre.
3/Prendre soin de la santé mentale
« Oser dire que l’on ne va pas bien en entreprise, et de l’autre côté, prendre soin des personnes en souffrance, cela ne doit pas être un gadget de management mais une véritable façon de gérer l’humain. » Une réflexion que partage Capucine en tant que dirigeante : « C’est normal de ne pas avoir envie de donner autant dans son travail vu le contexte. Dans mon groupe, nous rappelons aux salariés qu’il existe sur place un service d’aide psychologique 100 % gratuit et anonyme. J’aimerais qu’il y ait moins de tabous là-dessus. J’encourage tout le monde à prendre du temps pour soi et à consulter au besoin. »
Un monde d’après enfin plus vertueux au travail, une utopie ? Pour le médecin, il faut continuer d’avancer : « Chaque entreprise doit trouver son propre modèle. Personne n’a la solution, mais tout le monde peut y réfléchir. »
Cet article vous a plu ? Retrouvez le magazine « People at Work » sur monmag.fr (versions papier et abonnements).