Manager les conduites addictives : la politique de prévention collective, un socle incontournable
A la tête de GAE Conseil, cabinet expert des addictions en entreprise, l’addictologue Alexis Peschard accompagne de plus en plus de structures vers une responsabilité juridique et sociale en matière d’addictions en milieu professionnel. Signes avant-coureurs, actions à déployer… il livre son approche pour gérer un phénomène qui progresse de 45% chaque année depuis deux ans.
« Un phénomène encore tabou », bien qu’il soit devenu une préoccupation de plus en plus croissante. C’est en ces termes que la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA) présente les addictions en milieu professionnel. Un sujet « sensible » mais pourtant bien réel. Fin 2017 déjà, le Baromètre de Santé Public France dévoilait qu’en matière d’alcoolémie, 6 dirigeants sur 10 affirmaient avoir été confrontés à des problèmes de consommation excessive d’alcool chez leurs employés. Dans une étude mise à jour en avril 2023, la Midelca, qui publie les chiffres clés de cohorte CONSTANCES, cohorte épidémiologique française, recensait dans une étude (1) que chez les actifs occupés, 19,8% d’hommes et 8% de femmes ont un usage dangereux de l’alcool. Que 27% des hommes et 23% des femmes sont fumeurs. Que 8% d’hommes et 4% de femmes consomment du cannabis au moins une fois par semaine. Et que 4,9% de femmes et 2,8% d’hommes recourent au moins une fois dans l’année aux médicaments psychotropes anxiolytiques. Sans oublier « les accrocs aux écrans », ou outils numériques, en dehors du temps de travail qui représentent 37% des travailleurs.
Quel que soit la catégorie professionnelle et le statut (cadre, employé ou ouvrier), les substances addictives ont bien leur place dans la vie de l’entreprise. Un phénomène qui n’est pas nouveau en soit, qui s’est même accentué de façon significative depuis les différentes vagues Covid, mais qui laisse encore souvent les managers, services RH et autres équipes en charge de la santé au travail, dépourvus quant à l’approche à adopter. Que doit-on faire lorsque l’un de ses collaborateurs tombe dans les griffes, souvent ravageuses, de la dépendance ? Si les managers sont généralement conscients des ravages que peuvent causer les addictions en milieu professionnel (absentéisme, accident du travail, baisse de productivité ou comportement agressif), autant pour la personne concernée, qui au-delà des risques liés à sa propre santé peut faire l’objet de sanctions ou d’un licenciement pour faute grave, que pour l’ensemble des équipes, le mode d’emploi relatif au « comment agir » face à ces situations d’addiction manque souvent.
« Le manager seul ne peut pas grand-chose »
« Le manager seul ne peut pas grand-chose. Sa démarche doit s’inscrire dans une politique de prévention globale. Il peut bien entendu tendre la main au membre de son équipe en difficulté, mais cette main ne servira à rien si l’entreprise n’a pas posé un cadre, si elle ne s’est pas clairement positionnée pour gérer ce genre de difficultés », commente Alexis Peschard, addictologue et président de GAE Conseil, cabinet spécialiste des addictions en entreprise. Autrement dit, si l’entreprise ne dispose pas d’une stratégie de prévention négociée dans le cadre de ses conventions Qualité de Vie au Travail. Ce qui est encore loin d’être la norme selon cet acteur de référence dans le secteur, même si la tendance tend à se renverser suite à la généralisation du télétravail en 2022, « où les demandes individuelles pour les cas d’addictions se sont multipliées, principalement dans le secteur tertiaire, comme les banques, les médias ou encore l’ingénierie ». Mais face à un nombre de cas individuels qui tend à s’imposer comme une tendance sociale à part entière depuis deux ans, les addictions dans le cercle professionnel augmentant de « plus de 45% chaque année », « les entreprises tendent à dépasser les applications individuelles pour s’orienter vers une responsabilité juridique et sociale », remarque l’expert. « Jusqu’il y a peu, la Qualité de Vie au Travail ne s’envisageait pas avec un spécialiste, beaucoup d’entreprises n’étaient pas à l’aise avec cela. Et la question de la santé mentale ne s’abordait pas aussi facilement qu’aujourd’hui », commente encore celui qui s’entoure désormais de quarante experts de l’addictologie issus de la médecine, des sciences humaines et du droit pour accompagner les professionnels dans la prévention des addictions.
Identifier et objectiver
Cette politique de prévention se traduit généralement dans un « règlement intérieur clair et à jour, pensé sur la base d’un dialogue d’entreprise qui cerne de façon précise cette notion et comment la mettre en place ». Elle est le plus souvent collective, impliquant à la fois les encadrants, les représentants du personnel et les salariés, de façon à concerner tout le monde. Pour Alexis Peschard, « c’est seulement en posant ce préalable que pourra suivre la formation des managers pour gérer les situations d’addiction dans leurs équipes, et que les campagnes de sensibilisation à destination des collaborateurs pourront être menées sous la forme d’un double enjeu : pour la santé, et pour le monde du travail, où les addictions représentent un risque qui majorent les risques professionnels ».
Une fois cette politique de prévention instaurée dans l’entreprise, reste à pouvoir déceler les signes avant-coureurs d’addiction, ce qui n’est pas toujours chose aisée. Pour Alexis Peschard, il s’agit de repérer des états inhabituels de comportements. Ensuite, d’être en mesure de les gérer. Ce qui signifie d’agir pour que le collaborateur puisse être mis en sécurité et que sa prise en charge soit assurée. « Lorsqu’un manager est face à cette situation, il est important qu’il se rappelle qu’il n’est pas médecin ou psychologue. Il doit objectiver ce qui a changé de façon factuelle, sans chercher à protéger le collaborateur. Le déni de l’entourage ne fait qu’alimenter celui du malade. En revanche, lorsque le sujet est nommé, c’est le début du soin », averti le spécialiste de l’addictologie.
Des boîtes à outil en ligne
Si la documentation scientifique sur le sujet de l’addictologie au travail a longtemps brillé par son absence, il est aujourd’hui pris en compte dans de nombreuses études. Tout comme par le gouvernement, qui en a fait un axe prioritaire. Il se traduit notamment par le lancement, en 2021, du dispositif Esper par la MIDELCA, dont « l’objectif est de briser le tabou des addictions et d’améliorer la santé et le bien-être au travail ». En proposant une démarche qui couple la prévention des risques à la promotion de la santé, Esper vise à favoriser des environnements de travail protecteurs. De son côté, Addict’Aide Pro, l’outil d’intérêt général du Fond Addict’AIDE, propose des outils et ressources à destination des acteurs du monde professionnel pour leur permettre de construire et développer une démarche de prévention. Les mœurs tendent donc à évoluer, comme le rôle du manager, qui doit désormais s’étendre à la prévention des usages de drogues et d’alcool, pour permettre à ses collaborateurs d’exercer leur travail dans les meilleures conditions possibles, sans mettre en cause leur santé et leur sécurité. Ou quand les managers deviennent les gardiens d’un environnement de travail protecteur qui ne soit pas synonyme d’un facteur d’aggravation de vulnérabilités. Lesquelles qui ne sont pas seulement individuelles, mais bien l’expression d’un fait social qui trouve aussi ses racines dans certaines formes d’organisation et de relations au travail.