Mais c’est quoi le sens ?

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Certains salariés s’éloignent de l’entreprise non pas parce qu’ ils  n’ont plus de sens dans leur travail  mais parce qu’ils  cherchent à lier le sens de leur vie à leur travail… Les services RH des grandes et moyennes entreprises vous le diront : le recrutement s’est tendu car nombre de candidats sont prêts à faire passer leur engagement personnel devant un modèle de réussite professionnel considéré comme dépassé[1]. Les valeurs qui faisaient la réussite sociale jadis semblent remises en question, non seulement par la nouvelle génération mais aussi chez leurs aînés. Une réflexion philosophique grandeur nature.

 

Par Jean-Baptiste Latour , philosophe d’entreprise

Le confinement, expérience existentielle à grande échelle

Qu’il ait été bien ou mal vécu, le confinement a été pour beaucoup une « expérience existentielle » à l’échelle de la société : il a reconfiguré notre rapport au monde, à notre environnement, au temps, et à la manière dont notre activité s’inscrivait dans ce cadre.

Nous avons eu le temps d’expérimenter un autre temps de vie. Suspendus, sans point de repère et sans but extrinsèque, une pause d’une autre nature que les vacances et leur exigence de « performance dans le ressourcement ».

Pour certains, ce temps a été celui de la solitude et de l’ennui. Une génération d’adolescents et d’étudiants a expérimenté la privation, pendant des mois, de la nourriture essentielle de leur croissance : la relation sociale au groupe, les rencontres, l’expérimentation de leur liberté naissante.

Pour d’autres, le confinement a été le temps d’une plus grande implication dans l’éducation scolaire de leurs enfants, entraînant une reconfiguration des relations parentales.

Par ailleurs, la mise en place du confinement a introduit la notion d’« activité non essentielle ». Pour les uns cette distinction a questionné très directement le « sens réel » de la contribution sociale de leur travail, devenu soudainement « non essentiel ».

Nous avons été confrontés de manière inattendue à la réalité de notre condition sans échappatoire possible, un vertige métaphysique qui a contribué à faire prendre à certains des décisions qu’ils n’auraient peut-être jamais osé prendre autrement. Pour ces derniers, la question du sens au travail est passée au premier plan.

Comment comprendre les mécanismes qui sont à l’œuvre dans notre recherche de sens ?

La notion de « sens » appartient au premier chef au domaine de l’interprétation : interprétation d’histoires, des textes, oraux ou écrits.

Le sens naît de la relecture permanente des événements que nous vivons et des activités que nous conduisons. Cette relecture est une interprétation à laquelle nous nous prêtons comme malgré nous : sélectionnant certains aspects de notre vie et en rejetant d’autres dans l’ombre pour construire une sorte de dramaturgie qui est celle de notre vie intérieure. Comme un flot continu de pensées et d’images, ce cinéma intérieur, cette narration souvent semi-consciente contribue directement à la représentation que nous nous faisons de notre rôle dans l’entreprise et dans la société : « Dans quel type de scénario s’inscrit le rôle que je suis en train de jouer ? »

Comme l’a bien montré Paul Ricoeur[1], nous prenons conscience de nous-même à l’intérieur des histoires que nous nous racontons.

Ainsi, le sens au travail est lié avant tout à cette capacité que nous avons à mettre en récit nos vies individuelles, nos parcours professionnels et à les articuler dans un récit collectif. Notre activité professionnelle quotidienne est l’une des matières les plus importantes de cette construction.

Dès lors, la crise de sens survient lorsque les éléments de notre expérience vécue résistent à l’intégration dans le récit que nous nous faisions jusqu’alors de notre propre vie. Nous cherchons activement à en re-déchiffrer le sens. Nous pouvons être perdus et estimer que nous sommes en en « perte de sens ».

 

Quel sens au travail dans une société en quête d’une nouvelle histoire ?

Ce « drame » personnel dont nous sommes les héros s’inscrit dans une histoire plus globale : celle de notre entreprise, de notre communauté, de notre pays, voire de l’humanité tout entière, avec les guerres et tensions internationales, la crise climatique. La vie professionnelle des plus anciens s’était inscrite dans l’histoire plus globale de la croissance, puis celle du développement responsable. Mais une autre narration est en train de s’imposer : nous sommes tout bonnement en train d’épuiser les ressources naturelles nécessaires à la survie de l’humanité.

Dans ce contexte, la grande narration de l’Occident, celle du progrès, est en panne depuis des années. Le récit des entreprises se cherche également, faute d’environnement lisible et prévisible. Leurs stratégies sont adaptatives, souvent contraintes, avec pour seule boussole la mise en avant de leurs fondamentaux : leur mission, leurs valeurs, la contribution qu’elles ambitionnent d’avoir pour le monde et la société.

C’est pourquoi dans ces grands récits collectifs, le récit de notre propre vie et l’orientation que nous voulons lui donner se cherchent également en miroir : Quel sens voulons-nous donner à notre action ? Quel sens notre vie professionnelle a-t-elle ? Cette activité si chronophage, parfois épuisante et stressante, exigeant « toujours plus de moi », aura-t-elle été une activité « non essentielle » ou aura-t-elle contribué à rendre le monde meilleur ?

De plus en plus de jeunes choisissent de répondre à cette question à leur manière : une activité essentielle qui s’inscrit dans le nouveau récit des défis dont ils auront la charge à maturité. Comme le révèle une étude de la revue médicale britannique,

le Lancet, on trouve de plus en plus d’éco-anxiété de la part des jeunes générations, parfois susceptibles de prendre des décisions radicales[2]. Il semble que beaucoup de jeunes s’inscrivent dans cette recherche : inscrire leur vie dans une narration globale qui n’est plus celle que nous avions connue antérieurement – l’histoire d’une humanité confrontée aux plus grands défis qu’elle ait eu à affronter, car relevant probablement de sa survie.

 

[1] Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.

[2] Cf. l’article de Caroline de Malet, dans Le Figaro du 9-11-2021 : « Ils ne veulent pas d’enfants en réaction à la crise climatique » (https://www.lefigaro.fr/actualite-france/ils-ne-veulent-pas-d-enfants-en-reaction-a-la-crise-climatique-20211109#:~:text=Il%20reste%20qu’une%20%C3%A9tude,h%C3%A9sitent%20%C3%A0%20faire%20des%20enfants).

 

[1] Ainsi, au nom de l’éthique et de la poursuite du bien commun, les élèves de Polytechnique ont vu leur mobilisation contre des investissements de Total à proximité de leur campus se révéler payante (https://www.lemonde.fr/campus/article/2021/07/06/hypocrisie-total-a-polytechnique-la-revolte-des-eleves-contre-la-major-petroliere-ne-faiblit-pas_6087141_4401467.html; https://www.liberation.fr/societe/education/a-saclay-total-renonce-a-installer-son-nouveau-pole-de-recherche-chez-polytechnique-20220128_ZD7LTSB2UNG6RMPCANOUGSJPCI/).