L’intelligence émotionnelle, c’est aussi fiable que Waze !

15 min de lecture

Pour (ré)apprendre à décider, il nous faut (ré)apprivoiser nos émotions. Aussi étrange que cela puisse paraître pour les esprits supra-cartésiens, les émotions rendent plus intelligents…

Par Christophe Haag , PROFESSEUR HDR À EMLYON

« Nous ne prenons pas assez de décisions dans nos vies », m’a confié un jour Thierry Boiron, alors président des laboratoires du même nom. Et cette remarque d’ordre général, Thierry l’adressait également à ses confrères patrons et managers. Bref, à ceux qui « devraient faire » le sale boulot, celui de « trancher », « départager », « décréter », « choisir ».

 

Comme il nous semble compliqué, dans notre société actuelle et dans l’entreprise en particulier, de devoir faire des choix. Non seulement quand nous disons oui à quelqu’un et que nous répondons non à l’autre, mais également parce que « prendre » une décision, c’est « prendre » un risque. Par exemple, on engage sa personne, sa réputation, des moyens, on se risque à sortir d’un cadre aussi douillet que secureSi l’on « se plante », on se sent immédiatement jugé. Et le regard de l’autre est ce qui terrifie la plupart d’entre nous. Or dans un monde « covideux » instable, chaotique…, décider, se mettre en action, c’est s’adapter voire se réinventer, comme le suggéraient Darwin et ses fils spirituels.

 

Force est de constater que si l’on raisonnait un peu plus avec nos tripes et nos émotions, nous prendrions beaucoup plus de décisions, qui plus est de « bonnes » ! C’est ce que révèlent bon nombre d’études scientifiques dont je rends compte dans mes livres et articles académiques, et c’est ce que me rapportent des grands patrons avec qui je m’entretiens longuement.

 

Feu Bertrand Collomb, l’ancien patron de Lafarge, me disait toujours la chose suivante : « Nous avons beau élaborer les modèles les plus sophistiqués, les outils d’aide à la décision les plus chiadés, la crise de 2008 a montré qu’aucun de ces modèles ne fonctionnait et qu’en plus personne ne les comprenait. Je pense que les meilleures décisions sont celles que l’on prend le plus au feeling. »

 

Quelques exemples emblématiques

 

– Philippe Houzé, PDG des Galeries Lafayette, a importé, sur un coup de tête intuitif, le bio en France !

 

– Louis Schweitzer, l’emblématique patron de Renault, a lancé la Logan contre l’avis « raisonné » fait de chiffres et de courbes de tendance de ses conseillers financiers.

 

– Pierre Kosciusko-Morizet a trouvé l’audace de créer Price Minister en suivant le conseil de son grand-père : « Si tu ne te sens pas à ta place, il ne faut pas rester là où tu es. Si tu n’es pas heureux dans ce que tu fais, il ne faut pas le faire. » Cette phrase empreinte d’émotion et de tendresse « était restée gravée de manière indélébile dans [sa] mémoire. Elle [lui] revenait inlassablement. Difficile de passer outre. C’était le tout premier message que [lui] envoyait [s]on intuition », m’avait confié le serial entrepreneur.

 

– L’ancien PDG de Coca-Cola France et l’actuel patron du Groupe Pochet, Tristan Farabet, suit lui aussi son feeling chaque fois qu’il doit faire un choix entre alpha et bêta, par exemple lorsqu’il recrute un manager à un poste important. L’entretien avec le candidat, m’avait-il dit, n’a pas besoin de durer des heures. Au premier ressenti, Tristan sait s’il a ou non, face à lui, la perle rare.

 

– C’est en suivant ses émotions que Thierry Boiron avait envoyé en Russie l’une de ses collaboratrices, à la base réticente. Résultat des courses, quelque temps plus tard, cette zone géographique était la plus rentable des laboratoires Boiron, et sa collaboratrice, la plus heureuse des managers.

 

En réalité, tous ces patrons sont des porte-drapeaux d’une compétence bien particulière, l’intelligence émotionnelle (IE). Et cela fait longtemps qu’ils ont fait le coming out de leur côté émotionnel, dont je promeus les mérites depuis tant d’années.

 

L’IE, c’est une sorte de GPS intérieur. Je dirai même mieux, un Waze (dont on connaît l’efficacité) psychique. Comme la célèbre application, l’IE se nourrit d’informations reçues en temps réel et calcule en fonction de celles-ci le meilleur itinéraire pour arriver à bonne destination – à bonne décision, donc. Sauf que ces infos sont de nature émotionnelle. S’il fallait définir l’IE, je dirai qu’il s’agit là d’une forme d’intelligence qui nous permet de raisonner à partir des émotions afin de produire, une fois qu’on en a compris les causes et les conséquences, un comportement « adaptatif ». Et ce que l’on observe, c’est qu’à évoluer dans ce registre les dirigeants y gagnent. En effet, selon certaines études (voir Contre nos peurs, changeons d’intelligence, Albin Michel, pour une vue exhaustive), « l’individu IE++ » (comparé à l’individu IE–) :

  • sécrète moins d’hormones de stress (cortisol),
  • est capable de dompter son anxiété pour prendre, quand il le faut, des risques modérés dans sa vie,
  • a trois fois moins de risques de tomber en burn-out,
  • souffre beaucoup moins de maux de dos, de ventre et de tête,
  • a plus confiance en lui,
  • prend de meilleures décisions que la moyenne, surtout lorsque cette décision est un enjeu,
  • est capable de repérer très vite les informations clés, celles qui comptent, dans une situation complexe, stratégique et stressante,
  • n’est pas un Bisounours et peut mettre ses émotions de côté si nécessaire, n’est pas sentimentaliste mais est émotionnellement réaliste,
  • génère autour de lui/elle des relations sociales amicales, maritales ou professionnelles de bonne qualité,
  • possède une bonne santé mentale et physique, marquée par un sentiment de bien-être général,
  • est plus performant que d’autres dans son travail,
  • fait de meilleurs choix de carrière,
  • produit moins de comportements toxiques.

 

Autant de qualités (prise de décision, gestion du stress, qualités relationnelles…) propres au dirigeant et manager du XXIe siècle.

 

Et insistons sur un point. Qui dit prise de décision dit courage, donc gestion de la peur. Comme le soutenait François Mitterrand, « le courage consiste à dominer sa peur, non pas à ne pas avoir peur ».

 

Ainsi les dirigeants courageux sont souvent ceux avec un haut niveau d’IE car ils savent parfaitement comment extraire de la peur une force physique et psychologique positive qui les pousse à agir dans le bon sens.

 

J’ai entendu dans la bouche de l’un d’entre eux cette phrase : « Le pardon est plus facile à obtenir que la permission. » La formule, qui n’était pas de lui, peut surprendre mais elle nous place dans une posture courageuse, à savoir celle d’oser. Sans peur de l’échec, ni crainte d’un sabotage, ni encore d’être la cible de commentaires acerbes ou blessants. Car « lorsque tu fais quelque chose, sache que tu auras contre toi ceux qui voudraient faire la même chose, ceux qui voudraient faire le contraire et l’immense majorité de ceux qui ne voudraient rien faire », dixit Confucius.

 

 

Managers « émotionnels » : comment détecter les super-profils ?

 

Avec la docteure en psychologie Lisa Bellinghausen, nous avons développé un test psychométrique, le QE Pro (Q pour quotient, E pour émotion, Pro pour professionnel) validé scientifiquement. Il s’agit là d’un test permettant d’évaluer « objectivement » le niveau d’intelligence émotionnelle des managers et dirigeants. Vingt-cinq minutes suffiront pour réaliser le test et obtenir différents scores « interprétables ». Ce sésame précieux, sorte de photographie à un instant T du profil émotionnel du décideur, est la base sur laquelle des coachs et psychologues certifiés pourront commencer à travailler pour aider le manager à développer son IE.