L’impact de l’IA sur les ouvriers
Avec la « disruption » de l’IA, on retrouve les réactions angoissées aux innovations des premières révolutions industrielles. À ces préoccupations, il est facile d’invoquer un grand principe schumpetérien[1] : dans toutes les périodes précédentes de l’Histoire, la disparition de certains métiers n’a-t-elle pas toujours été accompagnée de l’émergence de nouvelles professions ? Pour autant, cette révolution est-elle de même nature que les précédentes ?
L’impact de l’innovation de l’IA n’est plus seulement concentré sur les métiers les moins qualifiés, mais concerne la société dans son ensemble. À commencer cette fois par le tertiaire. De même, le travail en usine – archétype même du travail depuis la fin du XIXe siècle – est sur le point d’évoluer radicalement. Aux côtés de l’automatisation et des objets connectés, l’impact de l’IA sur l’industrie promet d’être majeur. En quoi et pourquoi ? Quel sera impact de l’IA pour le travailleur en usine ? Plus largement, quelles questions l’introduction de l’IA soulève-t-elle sur la place du travail dans la société ? En quoi les DRH ont-ils un rôle à jouer et devraient-ils se saisir du sujet dès maintenant ?
- Comment l’IA est-elle en train de transformer le travail en usine et quels seront ses impacts pour les travailleurs ?
Particulièrement performante dans un monde fermé et bien défini pour effectuer des tâches répétitives à haut niveau de qualité, l’IA trouve dans l’usine un champ d’application naturel.
De nombreux processus internes de l’usine sont concernés : d’abord la ligne de production, par la robotisation et l’automatisation. Mais aussi les processus connexes – comme le contrôle qualité par analyse d’images, la maintenance prédictive par des algorithmes anticipant les pannes à venir, l’optimisation en temps réel des cycles de production en fonction d’un grand nombre de paramètres, l’assistance directe aux techniciens pour les former et les aider dans leurs tâches…
Une multitude de projets de recherche et d’innovation existent et ne sont pas sans susciter des interrogations. Comme l’introduction de robots conversationnels qui collectent les données sur les chaînes de production pour faire des recommandations aux opérateurs. De nombreux points éthiques sont soulevés, comme la collecte des données de performance des ouvriers, ou la surveillance continue de leur travail. Verrons-nous arriver dans les usines des IA qui rendront caduque le management de proximité ?
Deuxième point : par sa nature, l’IA est mal placée pour contourner une difficulté non anticipée ou réagir à des événements ne faisant pas partie de ses données d’apprentissage. Par exemple, une panne non prévue ou un incident de production risque de nécessiter l’intervention d’un technicien pour analyser le problème et déployer une solution adaptée. La gestion des exceptions et la compréhension fine du contexte impose de faire appel à un « expert ».
L’ouvrier reste donc indispensable à la gestion des écarts et des difficultés qui sortent du contexte d’apprentissage de la machine. La relation entre la machine et l’employé promet d’être de plus en plus complexe : au fur et à mesure que l’IA deviendra plus technique et plus performante, l’ouvrier va-t-il se transformer en assistant de l’IA ? N’aura-t-il pour seul rôle que de prendre en charge les problèmes que l’IA ne saura pas résoudre ? Quelles seront sa place et sa responsabilité dans cette interaction ?
- Les questions posées sur la nature même du travail en usine
Plus profondément, la question se pose de savoir si la nature même du travail promet d’être affectée par l’IA. En effet, dans la situation de travail décrite précédemment, l’IA fonctionne en collaboration avec un ouvrier qualifié pour gérer les situations exceptionnelles. Par son discernement et ses interventions, l’ouvrier permet à la machine de continuer à « apprendre ».
Finalement, dans le rôle que lui assignent les nouveaux modes de production, l’ouvrier est en position de transmettre son savoir à la machine, elle-même censée prendre sa place. Il semble que nous entrions dans une période où l’essentiel du travail humain soit de permettre aux machines de « dupliquer les processus mentaux » qui nous sont propres.
Sommes-nous en train d’entrer dans une ère où les compétences acquises par l’homme deviendraient utiles à la « formation » de la machine, mais où il n’y a plus de transmission d’homme à homme de ces compétences ?.. Si tel est le cas, il y aura probablement un impact important sur le sens que les salariés plus seniors trouveront au travail…
Par ailleurs, cette configuration reste vraie tant que le savoir et le discernement de l’ouvrier excèdent en qualité ceux de la machine.
La question se pose donc de l’acquisition de ce savoir d’expertise (encore) proprement humain. Par définition, l’humain n’est compétent qu’au titre de son expérience antérieure. Son apprentissage est progressif, par répétition, pour gagner en expérience. Le tissu même de notre expérience humaine est fait de rituels, d’apprentissages par la répétition de gestes.
Aussi, l’irruption de l’IA dans l’usine pose-t-elle plus largement la question de la place l’humain dans la production : au moins pour un temps, elle pourrait être définie négativement par « ce que la machine ne peut accomplir ».
Les capacités de la machine vont s’accroître selon des limites qui restent en débat. Le risque étant que, les capacités humaines équivalentes allant en s’atrophiant, le travail joue de moins en moins une fonction « humanisante ».
Certes, de nouvelles visions managériales promettent une vision du travail où la répétition étant dévolue aux machines, celles-ci libèrent l’humain pour « ce qu’il fait de mieux » : la créativité, la gestion de l’imprévu et de l’inédit, la relation humaine… Mais une partie importante de ce qui nous constitue en tant qu’humain est le rituel, le récurrent, tandis que notre apprentissage en dépend.
Non seulement l’IA changera en profondeur les compétences nécessaires au travail productif, dans un contexte de collaboration humain-machine, mais la façon même dont les savoirs seront acquis par l’humain s’en trouvera profondément bouleversée. En automatisant les processus de pensée, l’IA pose des questions sur l’apprentissage des humains et, donc, va nécessiter de nouvelles approches du développement des compétences, qui ne se fera plus « en situation de travail ». Autant de questions à anticiper dès maintenant par les fonctions RH…
- Anticiper les impacts sociaux : l’urgence de repenser le travail « à visage humain »
Cette nouvelle disruption qui arrive dans les usines entraîne une nouvelle « révolution industrielle ». Sera-t-elle différente ou sur le même modèle que les précédentes ?
Cette nouvelle révolution industrielle permet une automatisation plus poussée de l’usine. Mais en réalité, elle va toucher tout le monde. Il s’agit donc d’une première dans notre histoire moderne : l’obsolescence des connaissances et des techniques va s’accélérer à un rythme inédit. Tous les métiers, quel que soit leur type de qualification, seront affectés, du secteur primaire au secteur tertiaire.
Absorber l’amplitude et la vitesse des innovations se succédant à un rythme exponentiel va exiger de nos sociétés une adaptation qu’elle ne sera peut-être bientôt plus en mesure de fournir.
Dans ce contexte, il n’est pas sûr que la formation suffise cette fois à reconvertir les travailleurs dont les métiers seront progressivement pris en charge par l’IA. Si tel n’est pas le cas, les impacts à une échelle plus large risquent d’être considérables… Même si, de toute évidence, de nombreux métiers encore inconnus émergent, la crainte que l’humain en tant que tel se retrouve « en marge » d’une bonne partie du travail productif est, cette fois, plus fondée que dans les révolutions précédentes.
In fine, définir le travail « humain » en négatif comme « ce que la machine ne peut (encore) gérer » laisse envisager un monde du travail « déshumanisant ». Plutôt que d’essayer de trouver la place qui reste à l’homme, il devient urgent de prendre position sur ce que nous attendons du travail. Il s’agit avant tout d’une question de société.
Comment repenser un travail à visage humain, non pas en compétition avec l’IA ni en complément de celle-ci, mais qui réponde à un besoin fondamental d’accomplissement. Qui soir un vecteur de réalisation. En repensant le travail en remettant l’homme au centre, l’IA pourrait-elle avoir un rôle positif ? Par un rôle d’extension et d’assistance, elle peut aussi permettre le passage à l’échelle du travail réalisé par l’homme…
[1] L’économiste Joseph Schumpeter (1883-1950) explique que l’économie est gouvernée par un phénomène particulier : la « destruction créatrice ».