Les valeurs dites « féminines » ne sont plus taboues : elles sont tendance

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La période de chamboulement actuelle, entre défis environnementaux et attentes sociales, favorise l’essor d’initiatives en matière de RSE, de gouvernance ouverte, de management et d’organisation du travail flexible. Plutôt que de s’adapter à des codes historiquement masculins, les femmes ont tout à gagner à surfer sur la vague des transformations et du changement de hiérarchie des valeurs qu’elles appellent.

Par Emmanuelle Schiavo , DRH externalisée et consultante en organisation, management et RH

Lorsqu’il y a plus de vingt ans la DRH de la division recherche et développement de Corning, entreprise américaine à l’origine du développement de la fibre optique, m’a demandé quelles étaient les inégalités de traitement que je pouvais observer entre les femmes et les hommes en Europe, j’avais éludé : « Écoute Randy, ici tout va bien, nous ne sommes pas aux États-Unis, pas besoin de charte ou de formation sur le sujet ! » Je le pensais sincèrement.

Corning est un groupe très avancé dans sa culture et ses pratiques RH, j’étais entourée de femmes managers, directrices de projet ou expertes désignées et reconnues dans leur spécialité scientifique. Et surtout je me sentais, jeune et titulaire d’un très beau poste RH, reconnue et valorisée dans cet environnement. Pourtant Randy m’a fait prendre conscience de certains détails. Par exemple, sur un document de consultants externes j’étais simplement « Emmanuelle » là où mon collègue financier du même âge et de la même formation était « M. Thierry M. », et cela ne choquait personne. Quelques années plus tard, dans le monde de la microélectronique, c’est la réaction d’une de mes recruteuses qui m’a interpellée : « C’est un poste qui demande de nombreux déplacements à l’étranger, difficile de prendre une femme qui a de jeunes enfants. » Ce genre d’affirmation était rarement asséné aux hommes.

Même si les mentalités évoluent, les pratiques sexistes sont encore légion. Seule femme au Comex du groupe industriel international Winoa, je garde un souvenir cuisant de ce séminaire où nous étions 4 femmes parmi 25 participants de toutes nationalités, au cours duquel un de mes collègues s’était illustré en clôturant son intervention d’un magnifique : « Désolé pour les femmes de l’assemblée qui n’ont sans doute pas tout compris à mon exposé technique ! » et nous avait offert à chacune, tout fier de lui, une mascotte en peluche de l’hôtel où nous résidions.

Oui, le monde de l’entreprise est façonné par et pour des hommes, ce qui n’est pas étonnant dans la mesure où nous sommes éduqués selon un système de valeurs élitiste qui favorise l’esprit de compétition et l’individualisme plutôt que l’entraide et le sens du collectif. Y réussissent celles et ceux qui s’y conforment. Ainsi voit-on fleurir des programmes de formation au leadership pour les femmes qui leur enseignent à se rendre plus visibles, à faire parler d’elles, à s’affranchir du syndrome de la bonne élève, à travailler leur réseau, bref à oser s’affirmer.

J’ai moi-même suivi récemment un programme de formation à la gouvernance des entreprises réservé aux femmes. J’ai été frappée de constater qu’elles sont de plus en plus nombreuses à souhaiter créer une entreprise et à travailler dans un cadre et surtout un système de valeurs différents. La motivation de nombre de mes camarades de promo à rejoindre un conseil d’administration tenait à leur envie de contribuer à changer le monde, et celui du travail en particulier, en questionnant le rapport au sens, au bien commun, au pouvoir, au salaire…

C’est à mon sens là que se situe la réponse au plafond de verre : la période de transformation que l’entreprise traverse face aux défis sociaux, environnementaux et sanitaires appelle à des changements profonds en matière de gouvernance, de raison d’être voire de mission, de management et d’organisation du travail. Et sur ce terrain, les valeurs dites « féminines » sont recherchées : recherche du bien commun, inclusion, éthique, harmonie entre le pro et le perso, performance sur le long terme… Ce n’est plus tabou, au contraire : c’est tendance. Les entreprises qui s’engagent dans une véritable stratégie RSE et veillent à la qualité de leur management le constatent dans leur capacité à attirer et à fidéliser les talents.

Il est réjouissant de voir que les grandes écoles évoluent en ce sens, comme GEM (Grenoble École de management), qui est devenue une entreprise à mission, et sa « chaire paix économique », qui se veut un contrepoint à la notion de guerre économique.

Ce changement dans la hiérarchie des valeurs est un véritable tremplin pour les femmes.

Au-delà des engagements de parité et d’égalité, portés par des actions RH et management concrètes et nécessaires visant à l’égalité salariale ou à l’accès à la formation, c’est la notion de mixité des profils, des personnalités, des parcours et des formations qui me semble importante. Source de questionnement et de renouvellement des pratiques, au sein des boards, par exemple, on parle de gouvernance hybride lorsque la présence d’administrateurs indépendants vient enrichir la réflexion stratégique. La mixité joue un rôle déterminant dans l’évolution de la culture d’entreprise, qui traduit au quotidien les véritables valeurs, celles qui s’incarnent dans les actes et les comportements.