Les addictions sont-elles des RPS comme les autres ?
Processus caractérisé par l’incontrôlabilité, l’addiction entretient avec le travail un rapport particulièrement complexe. Elle pose d’importantes questions de sécurité, alors même que le travail constitue un contexte social favorable à l’initiation ou au développement de pratiques addictives. Enfin, le travail peut lui-même devenir une addiction…
Le terme « risques psychosociaux » (au travail) englobe l’ensemble des risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental. En toute rigueur, une addiction ne devrait donc être considérée comme un RPS d’origine professionnelle que si un lien avec le travail peut être établi. Or, dans un certain nombre de cas, l’addiction préexiste au travail, et prend sa source à l’extérieur — par analogie, c’est donc plutôt le paradigme du trouble mental ou de la maladie chronique qui devrait être mobilisé.
Les addictions sont-elles des RPS comme les autres ?
La réponse, clairement négative, requiert un triple niveau d’analyse : 1) les enjeux, sécuritaires, de l’addiction préexistante au travail sur le lieu de travail, 2) le travail comme source d’addiction, et 3) le travail comme addiction.Cette double caractéristique explique que l’addiction, problème de santé publique fréquent, questionne le contexte de travail à la fois sous l’angle sécuritaire et sous l’angle sanitaire.
Le processus addictif
Le mot « addiction » désigne l’ensemble des relations de dépendance à une substance psychoactive (drogue, alcool, tabac, médicaments…) ou à une pratique (jeux d’argent, internet et jeux vidéo, achats incontrôlés répétés, activité sexuelle, activité sportive, dépendance au travail…). On retiendra du processus addictif deux points-clés, nécessairement simplificateurs mais utiles à la suite de notre propos :
• sa finalité : l’addiction vise à produire du plaisir et/ou à soulager un malaise intérieur.
• la répétitivité et la perte de contrôle qui, dès lors que l’état de manque se fait sentir, peuvent conduire à des comportements irascibles, agressifs ou agités. Cette double caractéristique explique que l’addiction, problème de santé publique fréquent, questionne le contexte de travail à la fois sous l’angle sécuritaire et sous l’angle sanitaire. Addictions et travail : impacts sécuritaires L’addiction pose, en contexte professionnel, de multiples questions de sécurité, dont certaines se doublent d’une dimension psychosociale.
• L’addiction modifie la perception de la réalité et altère les réflexes et la prise de décision, qu’il s’agisse d’amoindrir la vigilance (cannabis, alcool…) ou d’induire une agitation improductive (cocaïne…). L’addiction est, par ailleurs, parfois associée à des modes de vie susceptibles de conduire aux mêmes effets : l’addiction aux écrans ou aux jeux vidéo peut conduire à une vie nocturne induisant rapidement une dette de sommeil, avec une fatigue qui, au travail, produit les mêmes conséquences cognitives, émotionnelles et comportementales. Le risque d’accident s’en trouve accru, chez les conducteurs de machines ou de véhicules par exemple.
• L’addiction suppose des moyens financiers. Le caractère incoercible du besoin et la levée des interdits moraux qu’il induit peuvent pousser à des larcins, commis au détriment de l’entreprise ou de ses usagers, surtout s’ils sont vulnérables (personnes âgées…). Les métiers ayant accès à des valeurs (convoyeurs de fonds, commerçants…) ou à des substances psychoactives (médecins, pharmaciens…) sont davantage exposés à un risque de violences du fait d’un tiers décidé à les leur subtiliser.
• L’addiction accroît donc le risque d’atteinte non seulement aux biens, mais aux personnes. La difficulté à garder le contrôle, l’agitation et l’irritabilité sont des facteurs de violences sur les collègues et les tiers, que ces violences soient verbales, physiques, ou sexistes et sexuelles. L’on voit ainsi comment, de problématique de santé individuelle et extérieure au travail, l’addiction se mue en problème organisationnel, l’addiction d’un salarié devenant un facteur de RPS pour les autres.
Le travail comme source d’activation : les effets du contexte
Mais le travail peut aussi constituer la porte d’entrée vers l’addiction. D’abord, parce qu’il peut fournir l’occasion d’être en contact avec des produits addictogènes. Tel est le cas des professions de santé ayant accès à des substances psychoactives, ou des salariés de l’hôtellerie- restauration, en contact avec un stock de boissons alcooliques. Ensuite, parce que, comme tout lieu de socialisation, le travail peut favoriser l’apprentissage inadapté d’une consommation ou d’une pratique, ou au contraire protéger des addictions en encourageant des pratiques saines. Le besoin d’intégration ou d’appartenance à un groupe et, a contrario, la crainte d’y être marginalisé, peuvent être associés à une initiation, généralement à l’alcool ou au tabac, parfois au cannabis ou à la cocaïne. Les repas d’affaires et les multiples occasions de convivialité qu’offre la vie en entreprise (du pot de départ à la convention nationale) confrontent eux aussi à divers toxiques (alcool, tabac…). Par ailleurs, le travail est un lieu où règne la recherche de performance. Par émulation ou concurrence au sein du collectif, ou par souci de se démarquer et de progresser dans la hiérarchie, un salarié peut être tenté par diverses stratégies de dopage. Si les plus banales ne sont guère associées à l’addiction alors qu’elles en partagent pourtant nombre de caractéristiques (café, sodas, boissons énergisantes, produits sucrés…), la consommation de tabac est corrélée à l’intensité de la tâche perçue, et la cocaïne et les amphétamines font partie des psychostimulants fréquemment utilisés pour booster la performance. Enfin, le travail peut être la cause de souffrances psychiques de natures et d’intensités diverses, allant du stress à l’ennui, ou liées aux difficultés managériales ou relationnelles ; il peut aussi être le lieu de conditions de travail pénibles (travail de nuit, exposition à la chaleur…) ou répétitives. Ces différentes sources de souffrance au travail peuvent elles aussi ainsi conduire à consommer de l’alcool ou des drogues, à des fins anxiolytiques, pour anesthésier la douleur. Le travail comme addiction : le workaholism Impossible d’explorer les liens entre addiction et travail sans évoquer le cas de figure où le support de l’addiction est le travail lui-même. Le workaholism constitue de fait une addiction pernicieuse, qui peut longtemps rester inaperçue et même être socialement valorisée, en passant pour de l’engagement au travail. Mais le travailleur engagé se distingue du workaholic par une caractéristique fondamentale : l’absence de compulsion au travail, pour lui, le travail est plaisir, et non pulsion irrésistible.
Obsédé par son travail dont il ne parvient pas à « débrancher » même lorsqu’il en est éloigné par les vacances ou le week-end, le workaholic laisse libre cours à un perfectionnisme parfois maladif, allant jusqu’à se créer de la tâche, complexifiant artificiellement un projet, s’imposant des contraintes de temps inutiles ou refusant de déléguer la moindre parcelle de dossier. L’absence de plaisir au travail est manifeste : le workaholic manifeste d’ailleurs globalement un faible niveau de bien-être et n’apparaît généralement pas satisfait ni de son salaire ni des relations avec ses collègues. Conséquence : le workaholism est un facteur de risque avéré pour le burn-out, tandis que l’engagement semble au contraire en protéger. Signe et source de souffrance pour le sujet lui-même, le workaholism s’avère nocif également pour son entourage professionnel et l’organisation qui l’emploie. Les relations aux collègues apparaissent généralement dégradées, et la performance n’est pas nécessairement au rendez-vous. Enfin, l’obsessionnalité et le temps de travail excessif engendrent immanquablement un déséquilibre marqué entre vie professionnelle et vie personnelle, à l’origine de conflits familiaux plus fréquents. Au travail, l’addiction constitue au final un risque psychosocial à part, où le salarié — en souffrance dans tous les cas de figure — et l’employeur apparaissent tous les deux comme victime et bourreau. Le salarié, parce qu’il peut tout aussi bien sombrer dans l’addiction à cause du travail qu’être l’auteur de faits délictueux. L’employeur, parce qu’il est contraint de gérer une situation à laquelle il est possiblement totalement étranger mais qui le contraint à sanctionner un salarié pour protéger le reste des collaborateurs, ou dont il est au contraire pleinement responsable juridiquement et éthiquement.